Lu sur
krisis : Publié il y a cinq ans, le Manifeste contre le travail se démarque des autres publications de Krisis. Conformément à son caractère de pamphlet, il introduit dans le débat public, sous une forme concise et polémique, les positions théoriques centrales développées au fil des ans dans la revue. Cela n’a pas été sans un certain succès. Aucune autre publication de Krisis n’a eu, et ce par-delà le monde germanophone, autant d’échos et par là même autant de critiques.
À ce propos, il est frappant de constater qu’en dépit des particularités propres aux différents pays et aux différentes sensibilités de la Gauche, les critiques se recoupent largement. La critique formulée dans le Manifeste touche donc, semble-t-il, à quelque chose de commun à tous ces discours, quelque chose comme une base commune qui va tellement de soi qu’elle n’est même plus perçue consciemment.
À cet égard, les quatre critiques faites au Manifeste – celles de Jaime Semprun, de Charles Reeve, de Luca Santini et des Éditions Rouge & Noir (par la suite ERN) – et republiées dans la dernière livraison de Krisis peuvent être considérées comme exemplaires. Si différent que soit leur point de départ, elles tournent autour des mêmes interrogations et se focalisent sur les mêmes points (1). Aussi ne faut-il pas voir dans le présent texte une réponse directe à ces quatre critiques, il revêt un caractère plus général.
Rien de nouveau sous le soleil ?
Autant la polémique contre le travail comme principe social de coercition rencontre spontanément un fort écho (même auprès de gens qui, par ailleurs, se situent en dehors du discours de gauche), autant la critique radicale du travail qui la fonde (et les implications de cette critique) se heurte le plus souvent à une réticence violente, étant donné la mise en question qu’elle implique. Les attaques vont généralement dans deux directions. D’une part, on nous fait le reproche que la critique du travail n’aurait rien de nouveau, car il existerait dans l’histoire de la gauche toute une tradition qui, selon le point de vue adopté, va de l’anarchisme et de Paul Lafargue aux opéraïstes italiens en passant par les situationnistes. Quant à nous, nous passerions toutes ces tentatives sous silence. Ou nous ne les mentionnerions qu’en passant pour faire comme si nous étions les seuls dans ce domaine. Charles Reeve, par exemple, écrit : « Concernant la critique du réformisme moderne, Krisis répète – avec un goût prononcé pour la suffisance – ce qui a déjà été écrit. Cas d’école très répandu, à les lire il semble que la critique du capitalisme contemporain aurait commencé le jour où ils se sont mis à réfléchir » (l’Oiseau-tempête n°10, p. 4). Ce reproche, et d’autres qui vont dans le même sens, s’accompagne en général de l’argument selon lequel notre critique du capitalisme n’irait pas assez loin, voire retomberait en deçà de la tradition susmentionnée. Car elle négligerait, comme l’écrit Santini, la supposée « détermination essentielle du travail dans le cadre du capitalisme », c’est-à-dire « le moment de la création et de l’extorsion de la plus-value » (« Appunti su il Manifesto contro il lavoro », INFOXOA 016, Rome, 2003, retraduit d’après la traduction allemande publiée par Krisis).
Nous n’avons évidemment pas la prétention de croire que nous aurions développé notre critique du travail ex nihilo, dans un vide historique. Même si le mouvement ouvrier a été fondamentalement un mouvement pour la reconnaissance de la marchandise-force de travail et a contribué dans une large mesure à totaliser le travail comme principe social, cela ne signifie pas qu’il se soit borné à accepter les contraintes du procès de travail capitaliste. La critique du régime de commandement et de l’infantilisation par le travail s’exprime largement jusque dans la gauche traditionnelle. Mais le point de vue à partir duquel ces critiques ont été faites a toujours été celui du travail. Ce qui veut dire qu’explicitement ou implicitement le travail était considéré comme une catégorie transhistorique qui ne serait subordonnée au capital que de manière plus ou moins extérieure et qui, pour cette raison, montrerait par son « essence » un au-delà du capitalisme. Sur ce point, malgré toutes leurs différences, les courants radicaux se sont trouvés en accord avec la gauche traditionnelle. Cela vaut également pour les courants critiques du « marxisme occidental », de Lukacs aux situationnistes en passant par l’École de Francfort et certains de ses successeurs – même si, par leur référence à la critique marxienne de la forme-valeur et de la forme-marchandise, ils ont fait sauter la perspective étroite du marxisme orthodoxe des partis, ouvrant la voie à une critique du capitalisme comme forme totalisante de socialisation. Lukacs, par exemple, chez qui la téléologie d’une métaphysique de l’histoire du marxisme traditionnel a trouvé sa plus haute expression théorique, a explicitement transfiguré le point de vue du travail en levier d’une abolition du capitalisme, en accordant au prolétariat (compris comme l’incarnation sociale de ce point de vue) que « son essence s’impose comme sujet-objet identique du processus évolutif de la société et de l’histoire » (Histoire et conscience de classe, p. 189) (2).
Le reproche selon lequel notre critique du travail n’aurait fondamentalement rien de nouveau, que, de plus, elle n’irait « pas assez loin » (Santini) ou qu’elle serait tout simplement « moralisante » (Reeve), ce reproche tient au fait que ceux qui nous critiquent présupposent ce cadre théorique du marxisme traditionnel comme allant de soi, qu’ils ne saisissent pas la critique (ne peuvent ou ne veulent pas la saisir) que nous en faisons et qu’ils tentent au contraire de faire entrer coûte que coûte le Manifeste dans ce même cadre. Cela ne va pas sans altérations argumentatives qu’une lecture du texte même superficielle suffit à réfuter. Ainsi Charles Reeve prétend-il que, dans le Manifeste, « jamais ce vecteur-travail n’est défini comme relation sociale, historique, ni caractérisé spécifiquement comme travail aliéné, salarié » (ibid.). La première partie de cette affirmation est manifestement absurde, car le fait que le travail soit le principe de socialisation historiquement spécifique au capitalisme est l’une des positions centrales du Manifeste. Quant à la seconde partie de la phrase, elle montre que, de toute évidence, Reeve ne sait pas vraiment quoi faire de cette même position. Ce qu’il entend par « relation sociale » est la subordination au « capital » de la catégorie présupposée du travail. Aliénation du travail, cela signifie donc ici que c’est l’« essence » du travail qui est aliénée, laquelle serait « en soi » extérieure au capitalisme. Cette aliénation résulte de l’obligation qui consiste à produire des « marchandises pour autrui (le capitaliste) » (ibid. note 4). La « critique du travail » faite à partir de telles prémisses se réduit fondamentalement à une critique de l’exploitation. Le fait que nous ne placions pas l’extraction de survaleur au centre de la critique ne peut être interprété par Reeve que dans le sens que nous ne la verrions tout simplement pas : « Chez Krisis, la notion de profit est absente, le concept d’exploitation compte peu puisque “la machine capitaliste n’a d’autre finalité qu’elle-même” » (ibid.). La façon avec laquelle Reeve s’évertue à lire le texte au rebours de sa signification ne laisse tout de même pas de surprendre. En quoi donc le caractère de fin en soi de la machine capitaliste consiste-t-il, sinon dans l’accroissement de la valeur ? Il est évidemment faux que les catégories de survaleur et de profit « comptent peu », mais il faut les comprendre comme des catégories dérivées de la logique de « fin en soi » du capital et du travail, qui forme ces catégories et dans laquelle se manifeste leur identité fondamentale.
Il ne s’agit pas seulement de l’idée que le travail est un principe immanent au capitalisme et nullement une catégorie transhistorique. Ce qui est plus important, c’est qu’il s’agit du principe central de coercition et de socialisation de la société marchande, qui constitue une forme spécifique de domination impersonnelle et autonomisée que Marx désigne par le concept de fétichisme. Pour les individus, cette domination se traduit d’abord immédiatement par cette contrainte fondamentale consistant à transformer d’une manière ou d’une autre leur énergie vitale en « travail » pour survivre. Soit en se vendant comme « force de travail » contre un salaire, soit en produisant et en jetant sur le marché des marchandises quelconques (produits matériels ou services) dans lesquelles leur temps de travail est « représenté » sous forme réifiée. Cela signifie que, dans la société marchande, les hommes entrent en relation entre eux et avec l’ensemble de la société par l’intermédiaire du travail ou, plus précisément, par la dépense de leur force de travail. Cette médiation ne s’effectue pas à travers les contenus spécifiques de leurs activités qualitativement différentes, donc pas à travers l’aspect concret du travail et des marchandises produites. Au contraire, il est fait abstraction de ces contenus. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui est produit ni comment et dans quelles conditions ; mais uniquement que l’on assiste, dans la production de marchandises, à une dépense de force de travail.
Ainsi les travaux qui diffèrent par leur contenu sont-ils ramenés à un dénominateur commun et mis au même niveau ; ils ne valent plus que comme des formes différentes sous lesquelles se représente le « travail abstrait ». Les différences matérielles et qualitatives des activités et des objets produits se trouvent effacées dans cette mise en relation. Ici, le montage d’un moteur et les soins prodigués à un malade dans une clinique sont identiques, car les deux activités sont réduites au fait qu’elles constituent une dépense d’énergie vitale sous forme de travail. Elles valent comme portions déterminées de temps de travail abstrait dépensé et, en fonction de ce temps de travail, représentent une certaine « valeur ». « Sous le capitalisme, ce n’est pas simplement le truisme selon lequel le travail serait le dénominateur commun de toutes sortes de travaux spécifiques qui le rend général, mais sa fonction sociale. En tant qu’activité de médiation sociale, le travail fait abstraction de la spécificité de son produit et donc de la spécificité de sa propre forme concrète. Dans l’analyse de Marx, la catégorie de travail abstrait est l’expression de ce procès d’abstraction social réel ; il ne se fonde pas sur un simple procès d’abstraction conceptuel. En tant que praxis qui constitue une médiation sociale, le travail est travail en général. De plus, nous avons affaire ici à une société où la forme-marchandise se trouve généralisée et par là socialement déterminante : le travail de tous les producteurs sert de moyen pour pouvoir obtenir les produits des autres. Par conséquent, le “travail en général” sert de manière sociale-générale d’activité de médiation » (Postone, Time, Labor and Social Domination, p. 151-152).
Cette forme de médiation sociale tout à fait particulière et historiquement spécifique est intimement liée à la production marchande comme système de société. Car l’absurdité consistant à geler, pour ainsi dire, l’activité vivante dans une catégorie sociale réifiée, c’est-à-dire à la représenter sous forme de « travail mort » ou de « valeur », requiert un support matériel : la marchandise. Celle-ci, toutefois, ne fonctionne pas comme simple objet d’échange produit pour acquérir d’autres valeurs d’usage. Certes, les individus qui vendent leur force de travail pour acquérir des biens de consommation effectuent le cycle simple marchandise-argent-marchandise. Mais ce cycle de la vente et de l’achat se situe dans le cadre et au service d’une « fin supérieure » qui lui est antérieure : celle qui consiste à faire plus d’argent avec l’argent, en d’autres termes la valorisation de la valeur. Chaque marchandise particulière n’est qu’un moyen pour réaliser cette fin. Chaque marchandise fait d’abord fonction de support et de représentant de la valeur qui, en dernière instance, doit se représenter encore et toujours comme argent. Sa face concrète, la valeur d’usage, n’est que le produit résiduel de cette fonction, une caractéristique matérielle fâcheuse sans laquelle, hélas, la vente ne peut se faire (ce côté « déchet », soit dit en passant, se voit dans la plupart des marchandises).
Mais comme la valeur ne représente rien d’autre que du « travail mort », l’accumulation du capital n’est pas extérieure au travail : elle est au contraire inhérente au caractère de ce dernier comme principe de médiation et de coercition social-général. L’accumulation du capital n’est que la nécessité permanente de dépenser du travail vivant afin d’ajouter toujours plus de « travail mort » au « travail mort » accumulé. Comme, de cette manière, le travail abstrait n’a d’autre objet que lui-même, on peut dire que la consomption de travail constitue un mouvement de médiation autoréférentiel, tautologique et autonome. Il s’agit d’une médiation sociale qui, par nature, est indépendante de la volonté humaine, fait face aux hommes comme une puissance apparemment extérieure et leur impose ses lois coercitives, bien qu’il ne s’agisse ici que de la forme prise par leurs propres relations sociales. Pour le dire avec Marx : « C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici pour eux la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses. (...) J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises, et qui, partant, est inséparable de la production marchande » (le Capital, Éditions sociales, 1983, livre I, p. 83, traduction de J.-P. Lefebvre).
À partir de cette perspective, la critique du travail constitue bien plus que la critique d’une forme déterminée d’activité et des diverses contraintes imposées par le procès de travail et de production capitalistes, telles que le régime de commandement ou l’extorsion de la survaleur. Elle signifie la critique du principe de coercition et de médiation constitutif du capitalisme, principe intimement lié aux formes fétiches que sont la marchandise et la valeur. Elle signifie l’adieu à toute référence positive au « point de vue du travail », si moderniste et dilué qu’il puisse être, et donc un changement de perspective radical dans la critique du capitalisme.
L’agir instrumental
Pas plus que Reeve, Santini ne parvient à comprendre ce changement de perspective quand il écrit dans le passage cité plus haut : « Les auteurs du groupe Krisis ne saisissent cependant pas le moment décisif sur lequel repose l’alliance cachée du capital et du travail ; bien plus, ils obscurcissent le moment de la création et de l’extorsion de la plus-value, c’est-à-dire le procès grâce auquel le travail crée les valeurs que le capital s’approprie » (ibid.). Déjà, en elle-même, cette affirmation n’est pas juste, car l’« extorsion de la plus-value » désigne le conflit d’intérêts immanent et non l’« alliance » du travail et du capital. Même si, pris en soi, ce conflit d’intérêts n’a rien de fondamentalement émancipateur et ne représente qu’un moment à l’intérieur de la forme prise par le développement de la société marchande, il ne constitue lui-même nullement l’identité du capital et du travail – bien au contraire, il la présuppose. Quand Santini restreint son champ de vision à l’exploitation, c’est précisément ce niveau présupposé de la constitution de la société qui lui échappe, ce terrain auquel se réfèrent le capital et le travail et où se déploie aussi leur conflit d’intérêts. Implicitement, Santini présuppose donc, lui aussi, le travail comme catégorie ontologique et transhistorique qui n’entre en relation avec le capital que parce que celui-ci l’asservit et le presse comme un citron. Ces deux catégories sont « en soi » étrangères l’une à l’autre (selon la vision de Santini) et ne procèdent pas d’un rapport social commun.
Il n’est donc pas étonnant que Santini ne sache que faire de la thèse de l’identité constitutive du travail et du capital et ne parvienne à se l’expliquer que d’une façon extérieure : « Les auteurs associent capital et travail dans une même critique parce que, finalement, l’un et l’autre agissent de manière instrumentale sans se préoccuper des buts concrets et des fins matérielles que recèle l’activité productive » (ibid.). On peut évidemment déterminer le travail aussi comme activité instrumentale, mais nous n’avons nullement prétendu que c’est là-dessus que repose l’identité du capital et du travail. Cette détermination apparaît plutôt comme un des aspects compris dans le caractère du travail en tant que principe social autoréférentiel de médiation et de mouvement dans la société marchande. L’indifférence à toute fin particulière est inhérente à l’indifférence fondamentale du mouvement de valorisation pour lequel la valeur d’usage de la marchandise ne représente qu’un à-côté gênant. « La production de (sur)valeur est donc une production où la fin même est moyen. Sous le capitalisme, la production se fait donc nécessairement selon des critères quantitatifs, vers des quantités toujours plus grandes de survaleur. C’est là-dessus que se fonde Marx lorsqu’il analyse la production dans le capitalisme comme production pour la production. Ici, l’instrumentalisation du monde est fonction de la détermination de la production et des rapports sociaux par cette forme historiquement spécifique de médiation sociale et non pas fonction de la complexité croissante de la production matérielle en tant que telle. La production pour la production, cela signifie que la production n’est plus le moyen pour arriver à une fin substantielle, mais le moyen pour arriver à une fin qui est elle-même un moyen, un moment à l’intérieur d’une chaîne d’expansion infinie. Sous le capitalisme, la production devient moyen pour arriver à un moyen » (Postone, Time, Labor and Social Domination, p. 181). Pour les travailleurs aussi, le rapport instrumental à leur activité résulte du caractère spécifique du travail producteur de marchandises. Pour eux, le travail n’est qu’un moyen en vue d’une fin, qui est de participer à la richesse marchande de l’ensemble de la société et donc de se médiatiser d’une façon spécifique avec leur propre cadre social. Et c’est là que réside l’abstraction de tout contenu particulier de chacune de leurs activités. Ce qui intéressera les producteurs dans leur travail, c’est la valeur d’échange qui leur permet d’acquérir d’autres marchandises. La valeur d’usage n’entre pour rien dans le travail qu’ils fournissent. En ce sens, ils se comportent vis-à-vis du contenu concret de leur travail avec la même indifférence et d’une façon tout aussi instrumentale que le mouvement de valorisation en tant que tel.
Le cadre dans lequel s’inscrit la critique de l’agir instrumental est loin d’être secondaire. Le montre bien la référence à la Théorie critique dans la tradition de laquelle Santini range le Manifeste, quand il écrit que notre critique du travail relève « sans aucun doute du style de l’École de Francfort » (ibid.). Nous ne saurions nier que nous devons beaucoup à la Théorie critique, mais il ne faut pas perdre de vue que sa critique de l’agir instrumental, en particulier telle que l’a développée Horkheimer, se réfère explicitement à une notion transhistorique du travail compris comme « transformation de la nature », au sens le plus général. Il s’agit donc d’une perspective tout à fait différente de la nôtre. L’instrumentalité est ici une caractéristique qu’on ne peut séparer du rapport à la nature et de l’activité de l’Homme, une sorte de destin ontologique de l’hominisation qui, pour cette raison même, ne saurait être abolie. Ses origines seraient en quelque sorte là où les humains ont commencé à se servir d’un silex. Chez Horkheimer, le caractère fondamentalement instrumental de la société procède donc non pas de sa formation capitaliste mais de la complexité croissante de la production matérielle et du développement de méthodes de production industrielles (3). Cette conception (qui s’appuie sur Max Weber) comporte un lien interne évident avec la notion ontologique du travail qui est celle du marxisme traditionnel. Mais alors que, pour le marxisme traditionnel, le travail, en tant que prétendu principe non capitaliste, incarnait la raison et par là le levier pour l’abolition du capitalisme, Horkheimer se contente d’adopter la perspective opposée. Il ne dépasse pas le « point de vue du travail », il l’inverse seulement en son contraire pessimiste. Il ne voit plus d’espoir quant à l’abolition de l’instrumentalité du rapport au monde. C’est ce que Moishe Postone appelle avec raison le « pessimisme critique » (Time, Labor and Social Domination, p. 104 et suivantes).
Capitalisme ou société industrielle ?
C’est une position structurellement proche de ce « pessimisme critique» qu’exprime Jaime Semprun quand il reproche au Manifeste de rester attaché au fétichisme des forces productives du vieux mouvement ouvrier, pour lui opposer une critique de la société centrée sur une critique de la technologie moderne : « La contradiction fatale à la société marchande (mais peut-être aussi à la civilisation, aux chances d’humanisation qu’elle a amenées au cours de l’histoire), c’est celle qui existe entre ces moyens de production déterminés, c’est-à-dire le “capital fixe scientificisé”, la technologie moderne, d’une part, et d’autre part les nécessités vitales de l’appropriation de la nature, auxquelles aucune société humaine ne saurait se soustraire» (Jaime Semprun, « Notes sur le Manifeste contre le travail », dans Nouvelles de nulle part n° 4, Paris, 2003). Même si Semprun parle ici et là de « société marchande» et de « capitalisme », son analyse n’aborde nulle part la forme sociale spécifique et ses contradictions internes et n’utilise au fond ces notions que comme des synonymes de « société industrielle ». L’origine des horreurs, dévastations et catastrophes de la modernité n’est pas cherchée dans la dynamique autonomisée de la marchandise, de la valeur et du travail, mais directement attribuée à la technologie moderne. Capitalisme = société industrielle, telle est la simple équation établie par Semprun. Aussi l’abolition du capitalisme est-elle pour lui synonyme de suppression de la technologie moderne et de la production industrielle dans sa totalité.
Loin de nous l’idée de contester que la production industrielle moderne naisse en même temps que la socialisation capitaliste et que sa structure même soit capitalistiquement constituée. En ce sens, on peut d’ailleurs dire que la société marchande est la seule société dans l’histoire de l’humanité à mériter le nom de « société industrielle », et c’est pourquoi une critique du capitalisme doit englober une critique du mode de production industriel. Mais présenter les deux concepts comme synonymes est une erreur car, si le capitalisme a donné naissance à la production industrielle et lui a donné sa forme, on ne saurait réduire celui-là à celle-ci. C’est pourquoi on peut certes montrer dans la production industrielle le mouvement autonome fétichiste, les mécanismes de domination et les contradictions internes du système de la production marchande, mais on ne peut pas expliquer le capitalisme par la production industrielle. Et c’est aussi pourquoi le dépassement du capitalisme ne signifie pas l’abolition de la production industrielle tout court, mais la transformation profonde de celle-ci.
Le lien intime entre mode de production capitaliste et production industrielle vient du fait que c’est seulement dans celle-ci que le rapport-capital peut se réaliser pour la première fois comme totalité sociale, ce que Marx s’est longuement employé à montrer dans le Capital. Une formation sociale qui se médiatise à travers la dépense de travail abstrait et qui se trouve par là livrée à la contrainte aveugle de l’accumulation infinie de quantités de valeur abstraite tend nécessairement au développement de méthodes qui reproduisent cette contrainte à une échelle toujours plus grande. Au centre de ce processus se trouve l’accroissement permanent de la production pour la production sous la forme d’un débit croissant de marchandises représentant du « travail mort ». En outre, la production doit satisfaire au critère d’« efficacité », ce qui, en dernière analyse, ne signifie rien d’autre qu’« efficacité-temps ». Ainsi allonge-t-on cette partie de la journée de travail pendant laquelle les forces de travail créent de la survaleur, c’est-à-dire cette part de valeur créée au-delà du coût de reproduction ou de standing des forces de travail et qui sert à l’accumulation de capital. On sait que Marx parle à ce propos d’une « production de survaleur relative », qui ne devient possible que par l’application systématique de la science à la production (le « grand machinisme ») et par la « rationalisation » du procès de production qui l’accompagne. On peut donc effectivement dire que, dans l’industrie moderne, le capital s’est créé un mode de production à son image. C’est en lui que se matérialise et que se concrétise l’« abstraction réelle » de la valeur. Ce mode de production incarné dans des appareillages et des structures d’organisation tangibles et concrètes fait face aux hommes et leur impose la rationalité qui lui est inhérente ainsi que son rythme-temps.
Et cela va plus loin. Dans la mesure où la société marchande s’établit comme totalité, la logique de la « rationalisation » s’étend à tous les domaines sociaux pour modeler complètement la vie quotidienne, la pensée et l’action des hommes modernes. En ce sens, Semprun a raison de parler de la « désertification de la vie » et de caractériser le « logement de masse » et les « grands ensembles » comme étant des « cellules de l’Existenzminimum ». Mais il se trompe quand il en voit l’origine immédiate dans « l’industrie » et les forces productives modernes. Car, même si les contraintes imposées par la valeur et la marchandise ne s’opposent pas à nous comme telles, de manière immédiate, mais sous la forme de choses et de structures sociales matérielles, les premières ne peuvent pas être réduites aux secondes. À l’inverse, il ne faut pas que la critique fasse l’impasse sur ces choses et ces structures et les traite comme si elles étaient socialement « neutres ». Elle doit avoir pour objectif de les analyser comme les représentantes et les matérialisations de la logique marchande et de la valeur et de montrer à travers elles en quoi cette logique est porteuse de puissance répressive et de domination réifiée.
L’identification immédiate (unvermittelt) d’objets matériels et d’une forme sociale traduit, quant à elle, une pensée réifiante qui n’est que l’inversion abstraite du fétichisme des forces productives que professait le marxisme traditionnel. Selon ce dernier, le « développement des forces productives » serait une sorte de loi naturelle de l’histoire, un processus transhistorique que le capitalisme, dans sa « mission historique », aurait certes fortement accéléré mais sans le marquer fondamentalement. En conséquence, les contraintes imposées par le système capitaliste de production et d’industrie (cadences infernales, division du travail extrême, régime de commandement, etc.) n’auraient été rapportées que de manière extérieure aux « rapports de production », qui, dans cette vision restrictive, se réduiraient à la domination de classe, l’exploitation et la recherche du profit. Mais rejeter cette interprétation mécaniste de la contradiction entre forces productives et rapports de production ne signifie pas la tenir pour obsolète. On peut au contraire montrer qu’elle se traduit dans le mode de production industriel moderne lui-même, et cela de deux manières : comme potentialité de crise qui se reproduit à une échelle toujours plus grande ; et en ce que le développement capitaliste engendre certaines possibilités et certains potentiels, tout en entravant leur réalisation, voire en les transformant en forces de destruction.
Cela ne vaut pas seulement pour le procès de production marchande en tant que tel mais également pour ses produits. Même la valeur d’usage se trouve être plus que la simple caractéristique matérielle neutre de
« produits » sociaux, formées par la valeur d’échange : le trafic automobile en est un exemple particulièrement éloquent. En tant que système de déplacement d’une société éclatée en individus atomisés et contraints à la mobilité permanente, il est par sa structure matérielle une image fidèle de la logique de la valeur. Pas seulement à cause de son rôle d’avant-garde quand il s’agit de produire des catastrophes climatiques et de dévaster l’espace public. Mais bien plus parce que la circulation automobile reflète de manière paradigmatique le rapport social des sujets civils-bourgeois (bürgerliche Subjekte) comme asocialement sociaux, tout à la fois massifiés et isolés.
Il va donc ainsi presque de soi qu’un « programme des abolitions » ne doit pas viser à « libérer » la « voiture comme valeur d’usage » de son « enveloppe-valeur d’échange », mais à supprimer le trafic automobile comme système social de déplacement (cela n’exclut pas forcément qu’on puisse se servir de voitures à des fins bien particulières). Ce qui, inversement, ne signifie pas qu’une société libérée doive retourner aux chars à bœufs et aux voitures à chevaux. Il s’agira plutôt d’inventer des systèmes de circulation permettant à tout individu d’aller partout où bon lui semble sans détruire ni la nature ni les paysages et sans avoir à se transformer en monade furieuse, coincée dans son tas de ferraille. Lorsque Semprun prétend que le Manifeste tombe dans la croyance « qu’on pourrait retrouver intactes, une fois débarrassées de leur forme capitaliste, valeur d’usage et technique émancipatrice » (ibid.), il s’agit là d’une pure projection de sa part, que rien dans le texte ne confirme. Semprun nous attribue cette position du marxisme traditionnel parce qu’elle lui permet de présenter sa propre manière de voir comme le nec plus ultra de la critique radicale. En fait, la position de Semprun n’est qu’un reflet réducteur de ce même marxisme traditionnel.
Opposer à l’admiration béate devant la technique et la science dont faisait preuve le marxisme traditionnel (celui-ci connaît actuellement une renaissance avec le néo-opéraïsme des Hardt-Negri) un refus tout aussi général n’est que trop facile. Une société libérée devra examiner à chaque fois concrètement la technologie et la science que le capitalisme a engendrées sous une forme fétichiste et largement destructive pour savoir si, et dans quelle mesure, elles pourront ou non être transformées et développées pour le bien de tous (4). Il va de soi que cela implique la décision de ne pas aller au bout de certaines potentialités de la science (ainsi les connaissances scientifiques sur la manipulation génétique) et d’arrêter une part importante de la technologie capitaliste (ainsi de nombreux procédés de l’agriculture industrielle) ou, tout au moins, de l’utiliser de manière très sélective. Donner à ce propos a priori des critères généraux est impossible. Car la libération de la domination impersonnelle et fétichisée de la valeur signifie que les membres de la société cessent d’être soumis à un principe général-abstrait présupposé qui structure leurs décisions d’une façon déterminée et uniforme. Ce sera alors en fonction de divers critères qualitatifs, sensibles et esthétiques qu’ils décideront ce qu’ils acceptent et ce qu’ils refusent. La société dominante, à l’inverse, est contrainte de rationaliser tous les domaines de la société, tant au niveau technologique qu’organisationnel. À cet égard, elle n’a pas le choix, étant soumise au diktat qui commande l’économie de temps et sa densification. À l’opposé, une société d’individus librement associés qui ne se médiatisent pas à travers la production de marchandises et la valorisation de la valeur mais à travers des procédés de communication directe peut décider consciemment où, par exemple, il est raisonnable d’utiliser des robots et autres procédés d’automatisation pour supprimer ou réduire des activités rébarbatives, et où cela n’est pas souhaitable, voire nuisible.
Semprun peut y voir une « incohérence », mais celle-ci réside dans la chose même. Là où il reconnaît, non sans une certaine condescendance, au Manifeste que celui-ci reculerait par endroits devant sa propre vision technofétichiste, qu’on y sentirait une « sorte d’hésitation », il attend une position tranchée qui ne peut exister que quand on résout la contradiction entre forces productives et rapports de production de manière totalement unilatérale, en remplaçant le principe de coercition sociale dominant par un autre principe tout aussi abstrait et général : la suppression indifférenciée de toute production industrielle et de toute technologie moderne. En ce sens, la « radicalité» de Semprun n’est que l’inversion du rigorisme de la société bourgeoise dont il faut se libérer.
La fin du travail ?
Semprun, ignorant tout de la contradiction entre forces productives et rapports de production, ne peut pas reconnaître la dynamique de crise qu’elle déclenche ni, et surtout, son caractère explosif. Pour lui, on ne saurait parler de crise du travail car, même si l’« innovation technologique » élimine des pans entiers de la force de travail vivante, celle-ci rendrait en même temps « socialement nécessaires » de nombreux autres « postes de travail » : « l’encadrement psychosocial des “foules solitaires”, le contrôle policier de la “barbarisation”, l’industrie de la “santé” (…), celle du divertissement et des compensations “culturelles” à la désertification de la vie, sans parler de tout ce qui concerne la “réparation”, le bricolage technique d’une néo-nature » (ibid.). Nulle trace donc d’un travail qui disparaît et devient superflu.
Une fois de plus, Semprun mélange les niveaux d’argumentation. Sans doute la société marchande moderne (et non pas le « processus technologique » comme tel) crée-t-elle toutes sortes d’activités sans autre finalité que de garantir le bon fonctionnement de la machine à valoriser, activités qui, donc, ne sont « nécessaires » qu’au sein de la logique de cette société. En plus des domaines évoqués par Semprun, cela vaut pour une grande part de la production matérielle des marchandises même, qui revêt largement un caractère de compensation. Et d’abord pour l’ensemble du secteur de la circulation des marchandises et de l’argent – de la comptabilité à la bureaucratie redistributrice de l’État en passant par le marketing. Mais à supposer que ces activités, avec la totalisation de la production marchande en système social, forment une part relativement toujours plus grande du travail social global, elles n’en dépendent pas moins du bon fonctionnement de la valorisation du capital. Cela signifie qu’elles ne s’exercent qu’aussi longtemps qu’elles produisent elles-mêmes de la valeur, ou qu’elles contribuent à l’augmentation de la masse de valeur, ou encore qu’elles peuvent être financées en prélevant sur la valeur (c’est le cas des activités de l’État et du secteur de la circulation marchande). Ainsi, quand, à la suite des gigantesques procès de rationalisation, la valorisation du capital entre dans une crise globale, ces secteurs ne sont pas épargnés. Comme partout ailleurs, on assiste à la fermeture de secteurs productifs « non rentables » et à des restrictions budgétaires dans les secteurs financés par l’État. Bien entendu, les décisions sont prises non pas en fonction de critères matériels-sensibles et de besoins concrets, mais uniquement en fonction de la « vendabilité » et de la « finançabilité ». Ainsi l’État renonce-t-il à fournir des prestations de santé, alors que l’on continue à inonder le marché de voitures. Vu de l’autre côté, cela signifie : pendant que ceux qui peuvent encore vendre leur force de travail continuent à participer à la consommation compensatoire dans la mesure où leur pouvoir d’achat le leur permet, toujours plus d’individus rendus « superflus » cessent d’être en mesure de satisfaire leurs besoins élémentaires. Jouer un aspect contre l’autre, comme le fait Semprun, c’est donc passer complètement à côté du sujet. Ce faisant, son argumentation passe aussi à côté de la thèse centrale du Manifeste, à savoir que la profonde rationalisation ayant suivi la révolution micro-électronique fait fondre la substance-travail, ce qui sape les fondements de la société capitaliste dans son ensemble. Cela vient de ce que Semprun réduit le capitalisme à la catégorie de « société industrielle », qui instaure une unidimensionalité où la contradiction interne entre forces productives et rapports de production n’a plus aucune place, et qui ôte tout terrain à une analyse en termes de critique économique et de théorie des crises.
Mais d’autres critiques qui, comme ERN et Santini, se réfèrent explicitement au terrain de la production de survaleur en restent, eux aussi, dans leur mise en question du diagnostic de la crise, à la surface des phénomènes et se retrouvent en partie avec Semprun. Ainsi Santini : « Le chômage n’est pas le problème explosif qui mettra fin à la modernité, car en même temps que sont détruits les vieux “postes de travail” classiques, on assiste à la naissance d’autres postes auxquels s’ajoutent sans cesse de nouvelles possibilités d’extorsion de plus-value » (op. cit.). Et pour étayer sa thèse, l’auteur
renvoie notamment à la croissance de l’« économie informelle » et du « large secteur du travail volontaire » (ibid.). ERN argumente de manière très semblable : même si ce collectif constate que « le poste de travail fixe et garanti par des contrats tarifaires tend effectivement à disparaître », c’est pour ajouter aussitôt : « Cependant, il cède la place à toute une diversité de formes de travail salarié : travail temporaire, travail à contrat déterminé, travail à temps partiel, activité en indépendant, travail au noir, etc. » (op. cit.). La faiblesse fondamentale de ces critiques, c’est qu’elles ne saisissent pas, ou seulement de manière superficielle,
l’ensemble de l’argumentation qui est à la base du diagnostic de la crise ; elles ne font que lui opposer de manière plus ou moins décousue des constats empiriques qui semblent aller de soi. Mais, en procédant ainsi, ces critiques sont les dupes des formes apparemment contradictoires dans lesquelles le processus de crise s’impose et se manifeste.
L’une des formes que prend ce processus, c’est que la forme du travail s’est effectivement imposée presque universellement et qu’en conséquence, dans le monde entier, toujours plus d’hommes sont contraints pour survivre de vendre d’une manière ou d’une autre leur force de travail, soit directement, soit par l’intermédiaire de marchandises et de services produits par eux-mêmes. Cela tient simplement au fait que la production marchande a détruit ou marginalisé toutes les autres formes de production. Mais cela ne dit absolument pas si ces travaux sont producteurs de valeur, s’ils contribuent donc à l’accumulation de capital et dans quelle mesure. Quant au « travail volontaire » (et au travail forcé étatique avec lequel il se recoupe) cité par Santini, ce n’est de toute façon pas le cas, car ici il n’y a même pas de salaire. En général, ces activités ne font que remplacer des activités autrefois exercées par l’État ou le secteur public. Il est vrai que celles-ci contribuent au fonctionnement de la globalité capitaliste, sauf que ce travail n’est même plus financé par des prélèvements sur la masse de valeur. En cela, leur augmentation, loin d’être un argument contre le diagnostic de crise, en est au contraire un symptôme.
Mais le fait de ne pas contribuer à l’augmentation de la masse de valeur et par là à l’accumulation du capital vaut également pour une part considérable du secteur informel. Cela ne vaut pas seulement pour le vaste domaine de l’auto-assistance mais aussi pour les innombrables activités qui se médiatisent certes à travers la marchandise et l’argent mais ne servent qu’à la reproduction individuelle des gens. Ainsi, la valeur produite par un cireur de chaussures ou une aide ménagère s’éteint immédiatement dans la consommation et ne sert pas à la valorisation de capital. Cela vaut d’ailleurs indépendamment du caractère « formel » ou « informel » de ces activités. En ce sens, il ne s’agit pas là de leur caractéristique décisive. Toutefois, la croissance foudroyante de l’« informalité », non seulement à la périphérie mais aussi, et de plus en plus, à l’intérieur des métropoles, témoigne de la disparition de la substance du travail : elle indique que, dans une grande partie du monde, la création de valeur est si minime qu’elle ne suffit ni à la valorisation du capital (par la survaleur), ni au financement de fonctions étatiques (par les impôts et les cotisations), ni même à assurer l’avenir individuel des gens (par les assurances et l’épargne). Au mieux, elle peut encore assurer la survie précaire à un niveau toujours plus bas.
Quant à l’évocation de la masse de travaux précarisés dans les innombrables petits ateliers et sweatshops du petit capitalisme, dans les maquilas et les usines du marché mondial (que ce soit dans le secteur informel ou le secteur formel) et qui produisent effectivement de la valeur, elle ne saurait réfuter, elle non plus, ce diagnostic de la crise. Car, lorsqu’on évoque ces travaux précarisés, on passe tout simplement sous silence la question du niveau de productivité de ces travaux. Et pourtant cette question est d’une importance capitale puisque, comme on sait, la valeur d’un produit ne résulte pas simplement du temps de travail immédiat utilisé pour sa fabrication, mais aussi du temps de travail socialement nécessaire. Celui-ci, à son tour, est défini par le niveau de productivité dominant, ce qui signifie aujourd’hui : par les normes de productivité en vigueur dans les secteurs clés du marché mondial, des secteurs rationalisés de bout en bout et hautement sophistiqués du point de vue technologique. C’est à leur aune que chaque heure de travail dans le monde doit se mesurer ; si cette heure de travail n’atteint pas ce niveau, alors elle représente d’autant moins de valeur. Cela nous renvoie à une caractéristique centrale de la domination abstraite de la valeur : principe universel présupposé, elle définit en même temps des mesures universelles en matière de temps de travail et d’« efficacité » auxquelles tous les hommes sur terre doivent se soumettre sans pouvoir influer sur elles. Le marché mondial y veille avec une rigueur impitoyable.
Mais qu’est-ce que cela signifie ? D’abord ceci : là où la production ne se fait pas au plus haut niveau technologique et organisationnel, on peut certes « compenser » le retard en augmentant le temps de travail, en abaissant les normes du travail et les coûts en matière de sécurité du travail, de protection de l’environnement, etc. Mais même si l’on peut ainsi obtenir une valorisation profitable de tel ou tel capital particulier, cela ne signifie nullement une croissance de la masse de valeur au niveau du capital social global. Car, utilisée de cette façon, la force de travail se révèle, par rapport au niveau mondial, extrêmement sous-productive dans la mesure où, par exemple, douze heures de besogne dans quelque sweatshop représentent moins de valeur qu’une heure ou quelques minutes de travail dans une usine high-tech produisant pour le marché mondial. Les gens ont beau être pressés comme des citrons, jamais le gigantesque écart en matière de forces productives (écart de plus en plus grand) ne sera comblé. À cet égard, l’extension rapide du travail de misère précarisé exprime non pas un élargissement de la base de la valeur ou de l’accumulation du capital et par là une solution capitaliste à la crise mais, au contraire, une des formes que prend la crise en se développant et en se généralisant. Alors que la manière dont ils font leurs profits importe peu aux capitaux particuliers (lesquels combinent, au gré des opportunités et du différentiel de coûts, secteurs high-tech hautement productifs et travail bon marché sous-productif), la masse des individus est tout simplement contrainte de se vendre d’une façon ou d’une autre, n’ayant aucune autre alternative dans les conditions sociales données.
Décrire ce développement – ainsi que le fait ERN – simplement comme une « nouvelle organisation du système » qui laisse « subsister l’une à côté de l’autre différentes formes de l’organisation du travail » est largement réducteur. Nous avons là tout juste un instantané limité à l’empirie. En réalité, ce « l’une à côté de l’autre » représente le procès dynamique et contradictoire d’une spirale descendante faite de liquidation de la base de la valeur et de précarisation. Tandis que le niveau de productivité dans les secteurs clés de la production du marché mondial se voit poussé vers des sommets toujours plus élevés, reléguant la valeur du travail sous-productif vers des niveaux toujours plus bas, on voit en même temps que l’élimination du travail vivant aggrave la concurrence « dumping » parmi les nouveaux « superflus » qui sont contraints de vendre leur force de travail. Cette spirale est l’expression du processus fondamental de la crise qui peut certes encore se prolonger pendant de nombreuses décennies, mais qui, par lui-même, ne connaît qu’une seule direction : vers le bas.
Toutefois, même si ce processus de crise finit par miner les fondements de la société marchande dans son ensemble, il n’affecte pas dans son évolution tous les individus de la même manière. Au contraire, il aggrave les hiérarchies, les fractures et les exclusions sur lesquelles cette société est fondée, et cela à un niveau globalement plus bas de reproduction matérielle et sociale. En ce sens, ERN a raison de signaler que les femmes sont « particulièrement touchées, de sorte qu’on peut parler d’une flexibilité spécifique au sexe » (op. cit.). Cependant, c’est passer à côté de l’essentiel que d’y voir une « stratégie consciente pour la reproduction du capital » (ibid.), au sens d’une exploration plus large de nouveaux champs pour l’accumulation, auxquels le travail domestique appartiendrait au même titre que les biotechnologies. En fait, la tendance va plutôt dans la direction opposée. Il est vrai qu’à l’apogée du développement capitaliste, pendant le boom de l’expansion fordiste après la Seconde Guerre mondiale, certaines activités qui, au cours la phase ascendante de la production marchande, avaient été inscrites comme « féminines » et dissociées de la sphère du travail furent soit marchandisées (appareils ménagers, aliments tout préparés, etc.), soit remplacées par des services organisés par l’État (surtout dans le secteur de la santé et des soins). Si la logique de dissociation fondamentale n’a pas été entamée, cela n’en a pas moins contribué à déplacer les frontières, créant ainsi une certaine confusion dans l’ordre patriarcal (5).
Or, dans le processus de la crise, ce sont ces mêmes activités qui, d’une manière spécifique, se voient « reprivatisées » les premières et « déchargées » de plus en plus souvent sur la « famille ». Ce qui, dans les conditions de la hiérarchie sexuelle dominante, signifie : sur les femmes. Il ne s’agit là pas seulement d’un processus de régression extérieur au niveau de la « division sexuelle du travail » ; cela va de pair avec une revitalisation de l’ordre sexuel capitalistiquement constitué ainsi qu’avec un « ensauvagement du patriarcat » (Scholz) (6). Ce n’est pas un hasard si, dans le nombre toujours plus élevé de zones de crises et de catastrophes de ce monde, ce sont surtout les femmes qui, individuellement ou collectivement, sont chargées de la (sur)vie et assurent les réseaux d’auto-assistance et d’auto-organisation. Inversement, ce sont presque exclusivement des hommes qui, sous forme de violence individuelle et de banditisme organisé, détruisent les bases de la reproduction encore plus que ne le fait le processus économique de la crise. Ainsi la barbarisation objective et la barbarisation subjective de la société capitaliste coïncident-elles immédiatement dans la phase de son déclin.
Ce à quoi ERN rétorque : « … ce n’est pas seulement dans la société capitaliste que se barbarise le patriarcat » (op. cit.). Mais à quelles sociétés non capitalistes ce collectif fait-il allusion ? Voilà longtemps que la société marchande s’est établie comme système-monde absorbant ou marginalisant toutes les autres formes de socialisation, qu’elles soient sociales ou culturelles. Cela ne signifie pas seulement que le travail, la valeur et la marchandise se sont imposés comme les principes coercitifs de la médiation sociale, mais que la structure de la hiérarchie sexuelle qui lui est intimement liée s’est, elle aussi, généralisée. Ce qui ne veut pas dire que la société marchande a créé le patriarcat ex nihilo, comme le suggère ERN, mais qu’une forme tout à fait spécifique de la hiérarchie sexuelle lui est inhérente, qui repose sur la dissociation de tous les moments sensibles et émotionnels qui ne se laissent pas dissoudre dans le mouvement abstrait et tautologique de la valeur et sont structurellement inscrits comme « féminins » (Scholz) (7). Il existe certes, à l’intérieur de cette hiérarchie, de nombreuses différences dues aux différents arrière-plans culturels et aux différentes histoires dans lesquelles l’intégration au système capitaliste mondial s’est déroulée. Mais ce qui transparaît à travers le monde comme formes apparemment « archaïques » de la domination patriarcale dans la crise se laisse décoder tout aussi globalement comme phénomènes de la « modernisation » et de son effondrement, tels que les différents « fondamentalismes » qui l’accompagnent (par exemple, les talibans).
Attendre sa propre mort ?
L’un des arguments couramment opposés au diagnostic selon lequel le capitalisme se heurte à ses limites absolues, c’est que ce diagnostic est « objectiviste » (Santini, op. cit.), « catastrophique » (Reeve, op. cit., p. 5) et « excessivement déterministe » (ERN, op. cit.). En général, on y adjoint le reproche d’attentisme. On sous-entend le raisonnement suicidaire selon lequel une action consciente visant à abolir la société marchande ne serait pas nécessaire puisque la société marchande se chargerait de sa propre abolition. « Car celui qui attend que la machine du capital s’arrête d’elle-même court le risque d’attendre sa propre mort » (ERN, op. cit.). Or, le Manifeste ne prétend nulle part qu’il faudrait croiser les bras et attendre l’« effondrement du capitalisme ». Bien au contraire, il constitue du début à la fin une incitation à résister aux outrances du processus de crise et de sa gestion. Comment en arrive-t-on à cette lecture malgré tout un peu bizarre ?
Le spectre qui revient ici, c’est la métaphysique de l’histoire propre au marxisme traditionnel, pour laquelle pronostiquer des limites objectives restait indissociablement lié à l’abolition de ces mêmes limites. D’une manière immanente à la théorie, il s’agissait là de la conséquence d’une vision à la fois extérieure et positive de la contradiction entre forces productives et rapports de production. Car cette contradiction préparait, disait-on, la société socialiste en accélérant la socialisation des moyens de production et en aggravant l’antagonisme des classes, de sorte qu’au bout du compte « le prolétariat » n’aurait plus qu’à être conscient de cela pour briser la domination « du capital ». Cette perspective présupposait toujours que le sujet de l’émancipation était « objectivement » donné et qu’il ne lui restait plus qu’à prendre conscience de sa tâche historique et à s’organiser en conséquence.
En disant adieu à l’optimisme historique du mouvement ouvrier, la gauche a en même temps rejeté l’idée d’une limite interne au capitalisme. Quiconque persiste dans cette idée s’expose au reproche de croire à une métaphysique de l’histoire. Par ailleurs, il est aujourd’hui communément admis que le capitalisme peut durer éternellement tant qu’il n’a pas été envoyé ad patres par un puissant anti-sujet. Cette conception semble pouvoir se passer d’une explication plus large. Il ne vient pas à l’esprit de ses représentants qu’elle relève elle-même fortement d’une métaphysique de l’histoire puisqu’elle attribue au capitalisme une sorte de vie éternelle et une puissance de régénération infinie, sans justifier davantage cette idée. Rétrospectivement grotesque, l’optimisme historique du vieux mouvement ouvrier et du marxisme traditionnel était erroné non parce qu’il insistait sur une logique objectivée inhérente à la contradiction entre forces productives et rapports de production. Ce qui était erroné, c’était de sublimer cette particularité historique tout à fait spécifique au capitalisme en logique générale de l’histoire (le « matérialisme historique ») et de prétendre qu’elle finirait par conduire au moins au seuil de l’émancipation sociale.
En réalité, la logique de développement automate de la société marchande n’est, dans sa tendance fondamentale, nullement positive. Même si, comme on l’a montré ci-dessus, elle a développé certaines potentialités qu’une société libérée peut développer à bon escient et utiliser, cela ne signifie pas, loin s’en faut, qu’elle crée les conditions objectives et subjectives de sa propre abolition. En tant que système fétichiste autonomisé où les rapports sociaux mènent leur vie propre sous une forme réifiée et dominent les hommes comme une puissance apparemment extérieure, en tant que système totalement indifférent vis-à-vis de tout contenu concret et de toute finalité sensible, la société capitaliste-marchande est marquée par une tendance fondamentale à l’anéantissement et à la destruction.
Balayer tout cela sous la dénomination de « catastrophisme » revient au bout du compte à passer sous silence la catastrophe réelle que le processus de crise constitue d’ores et déjà, et de façon bien réelle, pour une grande partie de l’humanité déclarée superflue par le système du travail abstrait. Car c’est justement là où la valorisation du capital n’est plus possible à une large échelle que le processus de crise fait ses pires dégâts. Par exemple, là où, en même temps que la participation au marché mondial, on voit s’effondrer l’État national et où des bandes de maraudeurs poursuivent la concurrence sous la forme de guerres et de pillages (comme dans de grandes parties de l’Afrique et de l’ancien bloc de l’Est). Ou bien là où l’on empêche les gens d’accéder à des terres cultivables, à des bâtiments et à des usines, alors que depuis longtemps ceux-ci ne sont plus valorisables de manière capitaliste, faute de débouchés. Peu importe que des hommes meurent de faim alors que, tout près, des ressources sont en friche ou ont été mises hors service parce que devenues « non rentables » en termes de travail et de production marchande. Ainsi l’indifférence totale de cette forme de société vis-à-vis des besoins concrets des hommes devient-elle visible dans toute sa brutalité. Socialement, les ressources ne sont valables qu’à partir du moment où elles représentent de la valeur et sont mobilisables pour la valorisation de la valeur. Toute autre possibilité d’utilisation (par exemple, la production auto-organisée d’aliments pour ceux qui sont affamés mais sont privés de pouvoir d’achat) se trouve d’emblée déclarée inadmissible et sera empêchée par la violence, si nécessaire. Le caractère de fin en soi de la forme-marchandise devient ici totalement grotesque. La forme sociale est maintenue envers et contre tout, uniquement pour qu’elle perdure, alors que sa substance, la consomption massive de force de travail vivante, disparaît. Ainsi le fétichisme du travail et de la forme-marchandise bascule-t-il clairement dans la destruction du monde. Ce qui n’est plus possible à l’intérieur des principes-formes (Formprinzipien) de la société marchande n’a plus lieu d’exister. Tout simplement.
Dans ces conditions, la difficulté fondamentale est qu’un mouvement d’émancipation sociale ne peut se former que contre la logique de destruction et d’anéantissement du processus de crise. C’est une situation historique radicalement différente de celle qui a vu la constitution du mouvement ouvrier. Celui-ci, en tant que représentant organisé de la marchandise-force de travail, pouvait s’appuyer sur la tendance objective d’une généralisation du système de la marchandise et du travail. Cela alimentait son optimisme historique, alors qu’il s’agissait en fait d’un signe de son immanence fondamentale. Nous n’entendons pas nier par là qu’il ait existé dans le mouvement ouvrier des moments et des tendances émancipatrices allant au-delà de l’immanence propre à la lutte des vendeurs de force de travail pour leur reconnaissance sociale. Mais justement ces moments et ces tendances ne représentaient pas l’« en soi » du prolétariat, ce qui fait qu’ils ont toujours été intégrés ou neutralisés sous la pression objective du mouvement de l’expansion capitaliste. En ce sens, la possibilité d’une émancipation sociale ne réside pas dans le fait que quelque sujet prédestiné et donné objectivement devienne « au fil de ses luttes (…) un sujet “pour soi” », comme l’écrit ERN (op. cit.) en s’appuyant sur Lukacs, mais dans le fait que tout acte de résistance solidaire contre les outrances du processus de crise et de sa gestion (post)politique contient de tels moments, et ce à tous les niveaux et dans tous les domaines de la structure sociale. Une condition majeure de cela est la conviction qu’il n’existe plus aucune perspective à l’intérieur de la logique capitaliste et que, pour cette raison, l’appropriation de la richesse sociale, en rupture avec cette logique, constitue une nécessité pour la simple survie. En ce sens, l’analyse de la crise est toute autre chose qu’un appel à attendre sa propre mort. Elle délimite au contraire le champ à l’intérieur duquel évolueront les luttes pour l’émancipation sociale dans les conditions propres au XXIe siècle.
1. Certaines objections sont probablement aussi dues au fait que les textes qui explicitent les thèses plutôt apodictiques du Manifeste n’ont pas été traduites (ou seulement partiellement) dans d’autres langues. Il est par ailleurs à remarquer que des critiques similaires ont également été avancées dans le monde germanophone.
2. Pour la critique de Lukacs, voir Postone, Time, Labor and Social Domination, Cambridge/New York, 1993.
3. « La transformation complète du monde en un monde de moyens plutôt qu'en un monde de fins est elle-même la conséquence du développement historique des méthodes de production. Au fur et à mesure que la production matérielle et l'organisation sociale deviennent de plus en plus compliquées et de plus en plus réifiées, reconnaître les moyens en tant que tels présente des difficultés croissantes, puisqu'ils revêtent l'apparence d'entités autonomes » (Max Horkheimer, Éclipse de la raison, 1947).
4. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que seul le capitalisme aurait pu engendrer ces potentialités. Cela aurait pu, en principe, se passer d’une autre manière. En ce sens, aucune justification a posteriori arguant de la « mission civilisatrice » du capital n’est nécessaire, comme le fait toujours le matérialisme historique avec son mécaniste optimisme de l’histoire et sa téléologie. Mais il faut néanmoins constater ce fait historique que le capitalisme a engendré certaines potentialités (tout comme d’autres sociétés fétichistes l’avaient fait avant lui), et c’est là la base qu’une libération doit prendre comme point de départ.
5. Sur la logique de la dissociation-valeur (Wertabspaltungslogik), se reporter en particulier aux textes de Roswitha Scholz : « Der Wert macht den Mann » (Krisis n°12, automne 1992), « Die Metamorphosen des teutonischen Yuppie » (Krisis, n°16/17, automne 1995) et Das Geschlecht des Kapitalismus (2000, Horlemann, Bad Honnef). Tous ces textes sont inédits en français (NdT).
6. Cf. Roswitha Scholz, « Dans la postmodernité, le patriarcat devient sauvage » (Krisis n°21/22, automne1998).
7. Cf. Roswitha Scholz, « Valeur et rapports des sexes » (Streifzüge n°2, 1999).