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L’Etat de droits et ses « amis les dictateurs »
Comme l’a rappelé très maladroitement Michèle Alliot-Marie proposant au pouvoir policier tunisien l’aide du pouvoir policier français, tout pouvoir même « démocratique » exerce une identique violence (dite « légitime »), car n’importe quel flic peut vous écraser le visage contre une arête de trottoir dans le cadre de la loi comme dans celui de sa libre suspension au regard de la situation (« état d’urgence », « union sacrée », « patrie en danger », lutte contre le « terrorisme », « intérêts économiques et stratégiques supérieurs », etc.) . Il n’y a là nul « dérapage » d’une ministre comme le croient les derniers dinosaures de la gauche alternative comme institutionnelle, mais le simple constat froid et ordinaire d’un même traitement policier de ce qui échappe au contrôle de tout pouvoir, le même constant banal et réaliste de ce qu’est le noyau dur de tout Etat quel que soit sa forme historique et sa localisation [2]. L’exercice de la violence dans les « démocraties libérales » n’est pas plus légitime quand elle est celle du pouvoir colonial inique de la IIIe et IVe République française, des rafles de la police française sous Vichy, de la pratique par son armée de la torture en Algérie, ou dans les prisons volantes de la CIA, comme à Guantanamo et Abou Graib, des brimades quotidiennes des gardes à vue et des contrôles d’identité se transformant en palpations anales, de l’espace de non-droit que constituent les prisons et les centres de rétention, etc. On ne sait trop ce que sont les « libertés individuelles » occidentales quand on met en place le « Patriot Act » aux Etats-Unis ou les lois anti-terroristes et la Loppsi 2 en France [3]. Des deux côtés de la Méditerranée, ce ne sera jamais « l’Etat de droit » qui subitement vous poussera à aimer les flics, les CRS, les caméras de surveillance, le passeport biométrique et les militaires. Si ces forces militaires arabes acceptent de mettre fin à ces régimes policiers au service d’un homme et de ses clientèles, c’est très bien ainsi. Mais une révolte même massive au nom de l’intérêt commun ne fait pas une révolution au-delà des conditions fétichistes des sociétés étatiques et capitalistes présentes. La police religieuse d’Arabie Saoudite, l’appareil répressif iranien, les 470 000 conscrits et les 300 000 paramilitaires égyptiens, etc., font toujours régner la terreur dans le cadre des conditions sociales capitalistes déjà coercitives et totalitaires de ces pays arabes. Au mieux, pour l’instant, nous avons des révolutions de palais assez limitée, puisque en Egypte comme ailleurs, l’armée a toujours été associée non seulement au pouvoir mais à la gestion de l’économie et à ses bénéfices.
Au-delà de la critique
du détournement de la richesse capitaliste
Comme chacun le sait, la revendication politique pour plus de libertés et de « démocratie ‘‘représentative’’ », portée par la classe moyenne bourgeoise (celle de l’internet et des réseaux sociaux virtuels) et la classe plus populaire, n’est pas la seule raison explicative de cette vague de protestations populaires. De fortes revendications d’équité sociale et économique marquent aussi ces mouvements dans ces deux classes sociales, quand par exemple la jeunesse diplômée et au chômage participe aux émeutes ou quand un pauvre Tunisien désespéré socialement et économiquement, s’immole par le feu dans une zone rurale. Entre juin et décembre 2010, 44 millions de personnes supplémentaires sont tombées dans l’extrême pauvreté en raison de la hausse des prix alimentaires, ce qui porte à 1,2 milliard de personnes vivant dans cette situation[4]. Rappelons aussi que depuis la nouvelle crise de la société capitaliste en 2007, ce sont trente millions de personnes supplémentaires qui ont été évacués par la logique délirante de la valorisation, les considérant comme non-rentables à exploiter (car être exploité est désormais un privilège), portant ainsi le nombre de chômeurs au niveau mondial à 210 millions [5]. Cette forme de pauvreté doit être considérée comme historiquement spécifique à la société capitaliste, donc de nature purement sociale car le but de la production de marchandises ne sera jamais de subvenir à des besoins mais restera toujours la maximalisation abstraite de l’argent. Ces révoltes ne sont pas seulement des révoltes politiques comme la superficialité de la presse bourgeoise tend à vouloir le croire. Ce sont aussi des révoltes au sein du processus de décomposition du capitalisme, donc des révoltes de la faim, car aucune marchandise dans une telle société corsetée par les médiations sociales capitalistes qui constituent une véritable forme de vie sociale inédite au sein de laquelle chacun de nous survivons, ne s’obtient quand on ne peut plus se rapporter aux autres au travers du moyen structurel et socialement médiatisant que constitue le travail (et donc l’argent) - noyau social inédit de la société capitaliste-marchande. Ce contexte de révolte des « non-rentables », explique ce « printemps des peuples arabes », où comme en 1848 la nouvelle de la chute de Louis-Philippe faisait tomber Metternich, celle de Ben Ali en 2011 ébranle Moubarak.
On pourrait toutefois dire que les deux revendications – politiques et économiques –sont étroitement imbriquées car aux yeux des émeutiers, la pauvreté, la précarité et le chômage s’expliqueraient largement par le système de détournement de la richesse sociale capitaliste qu’ont organisé pendant des années les différentes cliques au pouvoir. La rareté et la pauvreté du monde arabe seraient donc presque artificielles puisque organisées politiquement. Il faudrait donc un renversement des dictateurs et de leurs systèmes, pour sortir de la pauvreté, de la précarité et du chômage qui auraient été entretenu délibérément par ces dictatures. Dans ce cadre, la redistribution des catégories capitalistes (l’argent, le travail, la valeur…) au nom de l’intérêt général de la société arabe est au centre des revendications. En Tunisie, les syndicats ouvriers jouent même un grand rôle dans l’opposition, mais leur lutte (des classes) reste immanente aux formes sociales capitalistes car ils ne se battent que pour la reconnaissance des travailleurs salariés dans un capitalisme déjà établi. En Algérie, certainement que l’Etat policier pourra redistribuer une nouvelle fois encore, une partie de la rente pétrolière et gazière qu’il détourne, pour calmer l’exaspération du peuple. Mais en Egypte ou en Tunisie, sans une telle rente, cette redistribution de la richesse sociale capitaliste ne peut se faire qu’au travers de la lutte contre le système de prédation des cliques au pouvoir. S’il y aura peut-être une redistribution de l’argent des « biens mal acquis » ou des 70 milliards de dollars qui constitueraient la fortune personnelle de Moubarak selon la presse britannique[6].
Pour autant, les émeutiers marocains, algériens, tunisiens, égyptiens, libyens, etc., ne peuvent pas qu’accuser le pouvoir et ses clientèles de détourner une partie de la valeur produite dans le pays. Ce détournement certes massif par les corrompus, ne constitue seulement qu’une partie de la forme de vie sociale insupportable et invivable qu’ils subissent de ce côté de la Méditerranée. Ce n’est pas simplement en obtenant la « démocratie représentative », des élections libres, en permettant aux partis d’opposition torturés sous la dictature de venir au pouvoir, ou encore en saisissant l’ensemble des avoirs immenses des dictateurs, que la vie ordinaire changera profondément dans son état de précarité, de chômage et de pauvreté. Si tel était le cas, l’autre côté de la mer Méditerranée ne connaîtrait pas lui aussi ces formes et expériences de vie qui sont vécues par les individus eux-mêmes comme inaccomplies, aliénées, dégradées et mutilées. Rappelons que même aux Etats-Unis, vingt-six millions de personnes sont sans emplois ou en sous-emplois (1 « actif » sur 6) et que quatre millions de personnes y ont perdu leur toit depuis 2007. Cette vie mutilée, contemplative et précaire n’est nulle part sur terre structurellement le fait d’un vaste détournement de la valeur vers des intérêts particuliers. Comme si la forme de domination spécifique au sein d’une société capitaliste se réduisait à une domination directe d’une classe sociale (ou clique) sur une autre, dans le cadre d’une production naturelle et non questionnable de valeur et de marchandises. Cela appelle une nouvelle théorique critique de la vie que nous menons. Ce détournement existe en fait dans un contexte social capitaliste muet, plus profond et peut-être moins directement palpable et transformable, mais qui est tout autant totalitaire et coercitif que la dictature même, quand on se suicide au travail ou quand l’on ne mange pas : le mouvement inavouable de la valorisation capitaliste. Dans la société capitaliste arabe comme occidentale, le droit et l’Etat, « ordonnent des relations sociales qui ont en elles-mêmes leur propre pesanteur » (J.-M. Vincent). Si la précarité, le chômage et la pauvreté sont devenus la vie ordinaire pour le commun des mortels de l’autre côté de la Méditerranée, c’est aussi et surtout du fait des formes de vie et de socialisation capitalistes qui constituent désormais le cœur du quotidien de chacun.
La modernité capitaliste arabe
comme forme de vie sociale spécifique
Tunisiens, Egyptiens ou Algériens comme Français, Chinois ou Mexicains, sont pris dans un étau, celui de la forme de vie et de socialisation capitaliste. Sociétés capitaliste-marchande arabes où la vie sociale est constituée structurellement par des individus atomisés qui s’agencent socialement au travers de la forme sociale marchande : l’achat et de la vente de marchandises (biens, force de travail, argent, etc.). Et quand une très large part des liens sociaux sont compris dans cette structure objective de la marchandise, le travail y devient une activité qui émerge radicalement et historiquement avec ce fait là. Le « travail » dans une telle conformation sociale structurée par la marchandise y devient un moyen structurellement socialement médiatisant pour se rapporter aux autres. Désormais l’agencement social entre les individus qui prend la forme de la marchandise constitue une nouvelle et inédite interdépendance sociale qui fait que l’on puisse parler de société capitaliste-marchande. Société qui a désormais pour seule base, la face abstraite de tout travail (la face socialement médiatisante) qui constitue la synthèse sociale de ces sociétés. Dans ces sociétés arabes comme dans les sociétés de l’autre côté de la Méditerranée, la praxis des humains y est devenue homogène et interchangeable quand elle est mesurée comme temps de travail pour former la seule « substance sociale » des sociétés capitalistes. Comme « travail », donc comme face abstraite de tout travail, les actions des individus ne se distinguent plus, elles n’ont plus de rapport qu’à elles-mêmes : le « travail » unifie et homogénéise toutes les pratiques de l’individu qui deviennent universellement interchangeables et jetables. Et cette dépense insatiable du travail dans des procès de production est censée se transformer en des formes de richesse sociales spécifique (la valeur, l’argent…) à cette forme de vie où le travail constitue l’ensemble des rapports sociaux. Il faut dépenser du travail humain non pas pour répondre d’abord à quelque utilité pratique, mais pour satisfaire la fin en soi irrationnelle de la valorisation. De ce point de vue, les individus ne sont plus qu’un simple matériau de cette faim insatiable d’accroissement de la valeur, ils ne sont que de la « force de travail », des prestataires de travail abstrait, des appendices de la machine-travail planétaire et rien de plus. Dans un tel contexte silencieux mais bien réel de notre agir sous le capitalisme, « ce n’est pas ‘‘ je ’’ qui agit remarque André Gorz, c’est la logique automatisée des agencements sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre, me fait concourir à la production et reproduction de la mégamachine sociale. C’est elle le véritable sujet. Sa domination s’exerce sur les membres des couches dominantes aussi bien que sur les dominés. Les dominants ne dominent que pour autant qu’ils la servent en loyaux fonctionnaires » [7]. La forme hiérarchique spécifique à cette société capitaliste-marchande est constituée par la forme de la marchandise et le monde qui en dérive et qui fondent toujours les oppositions de classes (bourgeois et prolétaires n’y sont que des agents de fonction – des « masques de caractère » dit Marx - du mouvement de la valeur qui passe de la forme argent à la forme marchandise et de la forme marchandise à la forme « davantage d’argent », qu’au travers des fonctions sociales qui y jouent les bourgeois et les prolétaires, qui sont toutes deux des catégories sociologiques et non-transhistoriques constituées directement par le contexte de la socialisation capitaliste). Toutes les sociétés arabes sont désormais structurées profondément par ces mêmes médiations sociales fétichistes (travail, argent, valeur, capital…) constituant une identique forme de la vie sociale des deux côtés de la Méditerranée : la vie moderne[8]. La reproduction humaine (des bourgeois comme des prolétaires) ne s’est pas toujours basée sur le mouvement de la valeur marchande (et son contenu le travail), mais dans une telle forme de vie, qui n’a pas de travail n’a pas d’argent, qui n’a pas d’argent n’est pas solvable et ne mérite pas de vivre. Dans les centres capitalistes occidentaux (c’est-à-dire européens et nord-américains), cette forme de vie sociale existe peut-être sous sa forme complète, depuis quelque chose comme deux cents ans, même si cela n’a pris en profondeur toute la structuration profonde de la société que depuis la Deuxième guerre mondiale. Les sociétés arabes, elles, connaissent cette déstructuration et restructuration des rapports sociaux désormais constitués par le « travail » depuis la colonisation, mais cela a corseté probablement les sociétés depuis la « deuxième mondialisation » qui prend son émergence à la fin des années 1970 [9]. Désormais la dimension sociale de l’individu dans ces sociétés arabes est structurellement la même que dans n’importe quelle société capitaliste-marchande.
C’est ainsi que ces sociétés capitalistes arabes sont soumises à la même logique coercitive et totalitaire de la valeur. Dans ce cadre, les problèmes de ces sociétés sont immenses. C’est qu’il ne suffit pas de dépenser du travail au sein du processus social de valorisation, le travail n’est « valable » qu’au niveau de la rentabilité. Et les procès de production de marchandises dans ces pays ne sont justement pas assez compétitifs au regard du niveau de productivité socialement moyen des centres capitalistes. Pas assez de technologies productives, pas assez de main d’œuvre qualifiée du fait de systèmes éducatifs non performants, pas assez d’innovations et d’investissements. Ce ne sont donc pas les entreprises capitalistes de la bourgeoisie et de l’oligarchie arabe qui sont les mieux armées pour faire face à la concurrence mondiale généralisée. Au mieux, ces capitaux arabes comme des capitaux étrangers (les I.D.E. : les investissements directs étrangers) restent ou viennent trouver au Maroc, en Tunisie, en Egypte, etc., une main d’œuvre sous-payée, qui permet un taux d’exploitation relativement intéressant mais pas toujours assez concurrentiel par rapport à la production automatisée qui existe dans les centres capitalistes. Mais ce sont du moins les entreprises européennes en difficulté dans le centre capitaliste voisin, qui n’ayant pas toujours les moyens financier de suivre l’immense accélération technologique de la révolution microélectronique, délocalisent de l’autre côté de la Méditerranée pour au moins tenter de continuer à exister grâce à un coût salarial moindre. Même si pour elles rien n’est gagné dans la guerre économique que se livrent ces entreprises. Il va sans dire que ces salaires de misère laissent les sociétés arabes dans une grande pauvreté, une large partie de la population est non solvable au sens capitaliste et vit avec moins d’un euro par jour, tandis qu’une fine couche sociale qui constitue les clientèles des dictateurs profite de l’arrivée de ses capitaux et se trouve fortement occidentalisée. Pour autant les taux de croissance de ces pays qui feraient pâlir d’envie les centres capitalistes, ne peuvent cacher que ces économies capitalistes restent complètement léthargiques car leur croissance dépend des conditions d’exploitation contradictoires avec un bien-être de la population, mais aussi car elles dépendent fortement de deux ou trois secteurs fortement dépendant de ce qui se passe dans le centre capitaliste européen voisin : le secteur du tourisme (au Maroc, en Tunisie comme en Egypte), le secteur énergétique (surtout pour l’Algérie) ou encore la rente que perçoit l’Egypte au travers du canal de Suez qui alimente l’Europe des marchandises asiatiques et permet le transit d’une partie du pétrole du Moyen-Orient.
Les sociétés arabes et
L’échec de la modernisation de rattrapage
Dans l’histoire du capitalisme, on distingue deux vagues de « modernisation de rattrapage » (Robert Kurz) : dans la deuxième partie du XIXe siècle, les cas de l’Allemagne, du Japon et de l’Italie ; au XXe siècle, la révolution russe de 1917 inaugure dans la périphérie du capitalisme, une seconde vague qui se scinde à son tour en deux mouvements liés entre eux : on assiste d’une part, à l’Est, à l’arrivée du communisme d’Etat (capitalisme d’Etat) qui élabore son système mondial propre et, d’autre part, dans le Sud du vaste monde, au mouvement de libération nationale des colonies durant les années 1940-1970. Durant l’après-guerre, les centres capitalistes occidentaux élaboreront et exporteront aussi l’idéologie du « développement » (théorie occidentale universelle) énoncée par le président américain Harry Truman dans le point IV de son discours du 20 janvier 1949 [10], idéologie qui sera appliquée aux pays « en retard » dits « sous-développés » (selon les critères capitalistes où la valeur d’usage n’existe que corrélativement – en tant que support et « mal nécessaire » - à la valeur d’échange). Puisque cette seconde modernisation de rattrapage devait faire face au cercle des superpuissances mondiales capitalistes hautement industrialisées et dotées d’équipements de pointe, la concurrence ne pouvait être que précaire avec eux, et c’est ainsi que le cadre de ces modernisations de rattrapage a été circonscrit dans un premier temps (de la fin de la guerre au milieu des années soixante-dix) à un territoire national (et selon une idéologie nationaliste) et nécessairement protectionniste. On verra ainsi des pays engagés dans des « développement endogènes » (par substitution des importations) voire quasiment coupés des centres capitalistes (presque en autarcie). En Egypte par exemple, ce « développement » se met en place à partir du renversement de la monarchie en 1952 avec Gamal Abdel Nasser dans le cadre du socialisme d’Etat (les conseillers soviétiques sont présents au Caire) sur fond de nationalisme panarabe. Les partis ouvriers marxistes (à l’époque pensons que ceux que nous appelons aujourd’hui les « socialistes » restent encore toujours sur une forte base théorique marxiste) et nationalistes de la périphérie capitaliste deviennent alors eux-mêmes des machines bureaucratiques au service de la « mise en valeur » de sociétés qui ne sont pas encore pénétrées des formes de vie et de socialisation capitalistes. Ces partis marxistes sont en quelque obligés de « jouer à la bourgeoisie » dans un sens social global abstrait, parce que la bourgeoisie sociale de la périphérie est encore trop dérisoire pour remplir cette fonction. En Egypte, alors que les Etats-Unis avaient pendant temps fait miroiter à Nasser une importante aide financière pour se développer, Nasser devant la volteface américaine, nationalise en 1956 le canal de Suez sans indemnités pour la France et l’Angleterre, afin de financer le barrage d’Assouan. Toutes ces politiques de « développement » vont souvent privilégier l’industrialisation, mais n’ont pas fait pour autant décoller à long terme la dynamique capitaliste.
Il s’agit toutefois de rattraper le retard en instaurant les catégories sociales capitalistes – marchandise, travail abstrait, argent, capital – qui ne sont pas encore établi dans la vie de la majorité des populations, il faut donc combler un retard dans la socialisation capitaliste moderne. Cette modernisation de rattrapage est donc un phénomène qui permet aux périphéries du capitalisme de rentrer dans l’horizon global du capitalisme. Le « progrès » est en marche ! Il faut travailler alors pour se rapporter aux autres en vendant sa force de travail et acheter en retour au travers du salaire obtenu, les marchandises que d’autres auront fabriqué dans les mêmes conditions. Telle est la nouvelle vie moderne dans les sociétés arabes. Cette forme capitaliste de vie sociale médiatisée uniquement par le travail, la valeur, l’argent, le capital, devient progressivement la norme sociale au-delà de laquelle vous n’êtes désormais au mieux qu’un marginal ou un asocial, au pire un incarcéré (car vous avez voulu vous procurer des marchandises sans passer par les médiations fétichistes usuelles) ou la dernière génération d’un paysan arriéré. Bousculées par les nouveaux rapports sociaux capitalistes que l’on ne saurait réduire à la seule propriété privée comme nous venons de l’indiquer, progressivement les sociétés locales traditionnelles ne sont plus arrivées à produire et à reproduire leurs rapports sociaux (constitués par des rapports de parenté, des coutumes, des rapports politico-religieux, etc. et non par le travail) pour vivre. Le monde rural de la petite agriculture vivrière des zones reculées qui passait encore en partie hors de la socialisation par la forme valeur, se trouve délaissée et se voit imposée la forme de vie et de socialisation capitaliste quand la petite revente sur des marchés locaux (non structurante des rapports sociaux traditionnels) est concurrencée par les importations alimentaires étrangères. Car si deux formes de vie sociale peuvent exister au même moment de manière temporaire, elles ne peuvent pas coexister durablement à l’inverse de ce que pense Marshall Sahlins quand il postule sa thèse de « l’hybridation-continuité de la modernité » [11], c’est le pot de fer contre le pot de terre. Les cadres sociaux et culturels des sociétés traditionnelles déjà explosés par les formations sociales coloniales (l’économie capitaliste coloniale) du XIXe siècle, disparaissent progressivement pour se fondre complètement dans les formes de vie sociale capitalistes. Création d’un marché de la vente de la force de travail, appauvrissement du milieu rural qui ne connaissait pas encore les rapports sociaux capitalistes constitués par le travail, exode rural puisque désormais tout s’obtient qu’au travers des médiations capitalistes, et urbanisation (ou plutôt « bidonvillisation ») vont de pair. C'est ce basculement vers une autre forme de vie sociale, et donc vers une autre logique et dynamique des rapports sociaux, qui explique l'immense exode rural mondial et l'accroissement des villes [12] car les formations sociales locales traditionnelles n'arrivent plus à produire et reproduire leurs rapports sociaux pour vivre, les individus sont obligés de rentrer dans le nouveau rapport social mondial marchand-capitaliste: la cage de fer de l'activité de travail socialement auto-médiatisant. L’urbanisation étant la spatialité de la nouvelle interdépendance sociale déterminée par le devenir-monde de la forme sociale marchande.
Ainsi dans ces « modernisations de rattrapage » on voit deux phénomènes qui forment le propre passé des centres capitalistes occidentaux : si on voit bel et bien l’apparition de bureaucraties du travail, de l’argent et du marché, la violence et la rapidité de la déstabilisation des cadres sociaux et culturels traditionnels ont pour autre face les crimes et les barbaries liées à la modernisation capitaliste (souvent une accumulation primitive accélérée). Le « progrès » déstabilisateur engendre ainsi son double nécessaire dans la présence « stabilisatrice » du pouvoir militaire brutal issu des luttes voire des guerres d’indépendance (comme dans beaucoup de pays, tous les présidents de l’Egypte depuis 1952 sont des militaires). Pouvoir qui va écraser brutalement tout ce qui remettra en cause le cadre national de la modernisation, les insurrections des Touaregs, des Kabyles, des peuples du delta du Niger, des paysans et des éleveurs dans le Sahel qui fuient vers le nord de la Côte d’Ivoire, etc. Et il est sûr que le processus de mondialisation - qui ne correspond pas à une offensive du capital mais qui relève plutôt de la logique de base mortelle de la valeur -, va de pair avec une montée de revendications politiques se réclamant de cultures ou de traditions ethniques déstructurées par la « modernisation de rattrapage ». Il y a bel et bien une prolifération des discours identitaires, souvent hybrides, parfois parodiques, dénonçant l’abstrait qui constitue la société moderne au nom du concret, c’est-à-dire en restant à l’intérieur du cadre capitaliste. Et comme le nationalisme mais sur un versant religieux, l’islamisme radical, d’abord lié à la lutte contre l’occupation coloniale (comme avec les Frères musulmans en Egypte), fait partie souvent dans les pays arabes de cela.
Pour autant cette seconde modernisation de rattrapage (à la différence de la première modernisation de rattrapage au XIXe siècle), pour ce qui est de nombreux pays arabes, n’a rien rattrapé du tout. Les nouveaux secteurs capitalistes arabes restent non-compétitifs face aux productions des centres capitalistes. Et cet échec va être lourd de conséquence durant la nouvelle phase d’ouverture des marchés dont les centres capitalistes ont besoin.
Dans la crise néolibérale du capitalisme…
une révolte arabe des non-rentables
Du fait des immenses gains de productivité obtenus durant les Trente Glorieuses dans les centres capitalistes européens grâce aux technologies productives, il faut de moins en moins de travail humain pour fabriquer une marchandise, ce qui réduit la valeur (et donc la survaleur) incorporée à chaque marchandise. La crise de la valorisation, des profondeurs de sa logique de base, monte alors jusqu’à la surface de sa visibilité dans la crise des années 1970 (l’arrêt brutal du « miracle économique »). Le capital lancé à vive allure dans la logique folle de la concurrence, y perd sa substance sociale (le travail abstrait). Une vaste opération mondiale d’acharnement thérapeutique s’organise alors, opération de la dernière chance que l’on pourrait en effet qualifier de « révolution conservatrice », dans ce sens où comme chez les antilibéraux et altermondialistes (qui ne visent qu’à prélever sur une valorisation laissée intacte), elle ne cherche qu’à conserver dans le formol le monde existant. C’est que comme une sorte de béquille à cette crise de la valeur, partout se met en place le néolibéralisme, la « deuxième mondialisation » et la financiarisation. Il faut augmenter le taux d’exploitation du surtravail et pour cela délocaliser ou investir dans des pays à bas coûts, tout en ouvrant de nouveaux débouchés aux immenses masses de marchandises que les centres capitalistes produisent désormais nécessairement pour ne pas que la machine sociale de la valorisation ne s’effondre. Le sud du monde doit ouvrir ses frontières et ses marchés. C’est ainsi qu’à la fin des années 1970, le socialisme d’Etat (c’est-à-dire le capitalisme d’Etat) devenu impossible dans ce nouveau cadre de crise car toute politique est fondée sur une saignée sur la valorisation, a laissé logiquement sa place au néolibéralisme des Plans d’Ajustement Structurel (P.A.S.). En Egypte Anouar El-Sadate est l’homme qui met ainsi dehors les experts soviétiques en capitalisme d’Etat et « ouvre » le pays aux marchandises et capitaux étrangers en faisant de l’Egypte l’ami fidèle des Etats-Unis dans la région. Les Etats arabes comme occidentaux, du fait des politiques néolibérales induites nécessairement par la crise du capitalisme, ont alors réduit toute leur voilure sociale, ils « ont abandonné les fonctions qui fondaient [leur] légitimité, à savoir la santé, l’éducation, l’accès aux services publics, à l’eau courante » [13] et se réduisent toujours plus à la gestion sécuritaire c’est-à-dire à la répression féroce de la pauvreté, ici en l’occurrence celle de la jeunesse qui marque beaucoup la démographie de ces pays.
Cette dose de cheval de néolibéralisme, « nécessaire » car « réaliste » dans le cadre systémique, absurde et irréel de l’autocannibalisme capitaliste, a été une catastrophe de plus pour les fragiles économies capitalistes arabes. Dans le monde arabe la seconde modernisation de rattrapage étant inaboutie ou ayant échoué, les secteurs capitalistes de ces pays sont sous-productifs et non-compétitifs au regard du niveau mondial de l’absurde principe de rentabilité auquel désormais il va falloir se soumettre. La mise en concurrence néolibérale des secteurs de production du monde arabe jusqu’alors protégés va donc être très précaire et très défavorable quand ils vont se retrouver face à des productions des centres capitalistes qui ont accès aux technologies de production, ou face à de pays proposant des coûts de production encore plus fables. La concurrence étrangère rend difficile la constitution d’un secteur agroalimentaire capitaliste local. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’Algérie comme une large partie des pays du Sud de la Méditerranée sont sous la perfusion alimentaire des importations étrangères. La libéralisation commerciale va surtout éliminer les paysans non-rentables qui s’étaient fait les prestataires de travail abstrait. Même les salaires de misère ne permettent pas toujours la compétitivité sur le marché mondial, surtout que le monde arabe reste du fait du conflit israëlo-palestinien comme du fait de sociétés déstabilisées par la destruction accélérée des anciens rapports sociaux (d’où le problème de l’islamisme radical et de la tension très anti-américaine), une région du monde où les capitaux étrangers ne sont pas toujours en sécurité. Par contre, la vague néolibérale (les privatisations, les spéculations foncières, le développement des systèmes bancaires, financiers et boursiers) imposée aux Etats du sud de la Méditerranée a facilité le renforcement des oligarchies locales en place depuis les « indépendances ». Mais si pour assurer les équilibres budgétaires des Etats capitalistes, partout on a vu une forte réduction des dépenses d’investissement public, cela n’a pas été compensé par une hausse de l’investissement privé. La naissance de ces nouveaux entrepreneurs arabes largement corrompus et en fort lien avec le monde européen, ne permet pas d’échapper aux conditions de la concurrence mondialisée qui rendent chaque jour plus difficile l’incorporation de valeur aux marchandises.
La solution possible de « développement » est alors de capter une partie des salaires des classes moyennes bourgeoises européennes pour qu’elles dépensent leur argent dans le tourisme au Maroc, en Tunisie et en Egypte. Mais là encore, la logique de base de la valeur réduit la survaleur par unité de voyage touristique. Les entreprises capitalistes de tourisme plongées dans la forme de base de la concurrence, se livrent à une compétition sur les prix, pour détourner vers eux cette masse d’européens solvables. Pour compenser cette baisse de la valeur, une survaleur peut se faire en augmentant l’échelle de ces voyages en créant un tourisme de masse dans des camps touristiques alignés en bord de plages. Pour autant, la crise de 2008 dans le centre capitaliste européen, entraîne une baisse du nombre de ces européens suffisamment solvables pour partir de l’autre côté de la Méditerranée, fragilisant l’essor des zones côtières. L’augmentation du nombre de jeunes entrants sur le marché de la vente de force de travail n’est donc compensée par aucune véritable création d’emplois. Dans les conditions capitalistes de la vie où les secteurs industriels sont peu compétitifs au niveau mondial, où la crise du secteur agroalimentaire capitaliste est durable, où la crise de la valeur dans les secteurs touristiques conduit aux contradictions de la massification et où la crise de 2008 a son effet sur la réduction du flux touristique européen, c’est ainsi que tout est en place pour l’installation au sud de la mer Méditerranée d’un chômage, d’une pauvreté et d’une exaspération de masse. Dans des sociétés capitaliste-marchande arabes où le travail abstrait y fait comme en Occident, le lien social, une cocotte minute sociale monte en pression depuis plusieurs années. La force de travail des diplômés-au-chômage est non-rentable, la jeunesse non-qualifiée ne vit que dans la précarité de petits boulots, du secteur informel et des salaires de misère, et les ruraux largement à l’écart des zones côtières où le travail est encore un peu rentable, vivent dans une grande pauvreté qui est l’envers de la structuration d’une société par certaines médiations sociales au travers desquelles les individus se rapportent les uns aux autres. Ces hommes et femmes dans une société où tout est médiatisé par le travail et la valeur qu’il constitue, sont non-rentables donc superflus pour la logique de la valorisation. A tous ces jeunes qualifiés et non qualifiés comme à tous les pauvres des régions rurales laminés par l’évidemment de leur praxis par une forme de vie sociale où tout s’obtient au travers des médiations capitalistes, il ne reste que l’extrême pauvreté pour « vie ». A tous, il ne leur reste que l’envers de cette forme de vie sociale synthétisée par les médiations capitalistes que sont le travail, l’argent, la valeur et le capital : la précarité et la misère.
Tant que les dictatures militaires arrivaient à contenter leurs clientèles durant les décennies précédentes, elles n’étaient pas encore fragilisées, mais l’accélération de la crise de la modernité capitaliste pousse les gens à bout. Les dictatures militaires au pouvoir, qui tabassent, torturent et instituent la « terreur légitime », cristallisent alors légitimement la haine des peuples.
Ne courrons plus vers l’effondrement !
Nous avons à apprendre de ces émeutiers, car en se révoltant contre la force coercitive de tout Etat, cette victoire indique toujours au travers de la libre association des individus, l’horizon possible du « dépérissement de l’Etat » (Marx). L’émeute fait toujours partie de cette création en commun d’une volonté collective qui dépasse la forme politique bourgeoise et capitaliste de « l’Etat démocratique ». Mais la spontanéité de notre rage qui est l’autre face de la vie capitaliste en crise au sein de laquelle nous sommes comme enfermés, doit nous amener à aller au-delà des révolutions de palais et des révolutions politiques ou électorales, comme au-delà de la chasse aux boucs-émissaires et des cadres sociaux propres au capitalisme. Il ne s’agit plus de s’abaisser et perdre du temps comme le feront les syndicats et les partis d’opposition qui viendront au pouvoir, en réclamant une redistribution plus équitable de la richesse sous sa forme marchande. Une pratique critique de ce qui existe sur la base de ce qui existe et qui reste ininterrogé, ne peut déboucher que sur une autre version du capitalisme interventionniste d’Etat, c’est-à-dire sur le bavardage prétendument démocratique au sujet du degré de prélèvement à faire sur la valorisation délirante qui reste ininterrogée (Obama ou MacCain ?, Strauss-Kahn ou Sarkozy ? Souleiman ou ElBaradei ?). L’Etat social redistributeur n’existe plus quand le capitalisme est lui-même plongé dans sa logique autodestructrice. Ne courrons plus vers l’effondrement.
La rage des non-rentables des sociétés arabes comme de tous les pays du monde désormais structurés par la forme de vie capitaliste, ne peut éviter de s’en prendre aux nouvelles formes de rapports sociaux que tous nous subissons des deux côtés de la Méditerranée et qui sont désormais les « conditions sociales muettes » (Marx) de nos vies mutilées. On ne peut plus réclamer des salaires, de l’argent, du travail, le « plein emploi », et des services dits « publics », qui sont les catégories capitalistes de base qui forment le problème et non la solution, mais s’auto-organiser librement et collectivement pour sortir de la forme de vie sociale proprement capitaliste car structurée par des médiations qui n’ont pas toujours existé au cœur des multiples formes de sociétés humaines. C’est-à-dire dégager une pratique critique négative qui « critique ce qui existe sur la base de ce qui pourrait exister » [14]. Il faut qu’une société d’individus librement associés ne se médiatise plus au travers la production de marchandises et la valorisation de la valeur. L’émancipation sociale se situe ainsi dans le basculement des médiations sociales structurantes de « notre » société capitaliste-marchande (le travail, l’argent, la valeur, le capital, l’Etat politique…) vers d’autres formes de médiations moins fétichistes et moins mutilantes, et cela ne peut se faire que dans le cadre de la grande échelle sociale. Toute révolution qui serait aujourd’hui « politique », ne peut que se poursuivre inlassablement en une révolution des fondements de l’être social sous le capitalisme : pour inventer d’autres médiations sociales, pour trouver un type de « synthèse sociale » autre que celui opéré sous le capitalisme, pour changer la vie sociale pour changer la vie, il nous faut continuer à approfondir et élargir un espace de critique radicale de la forme de vie sociale fétichiste que nous avons.
« Une société libérée du capitalisme et du fétichisme en général serait pour la première fois une société dont l’aspect, la vie et l’activité dépendraient effectivement de sa volonté libre [et non du sujet automate qu’est le capital]. S’il s’agit d’un dépassement qui ne soit pas illusoire du capitalisme, on n’a pas une classe intra-capitaliste [les prolétaires] qui en renverse une autre [l’oligarchie et les bourgeois]. On a une réunion des individus critiques désireux de se débarrasser du ‘‘ sujet automatique ’’ (nonobstant leurs positions respectives au sein du capitalisme) qui se heurte à la partie de la société voulant absolument le conserver (également sans s’occuper de sa position donnée) et trouver son salut dans la concurrence sans scrupule. Le ‘‘ matérialisme ’’ de la question de l’abolition du capitalisme réside dans la manière dont sont assimilées les expériences négatives de la réalité capitaliste – dans un large sens social global – et non pas dans la manière dont les individus se trouvent a priori fixés sur le plan social » [15]. Avec et au-delà de Marx et de la pensée de la gauche et de l’extrême-gauche, il nous faut continuer à repenser de fond en comble une théorie critique radicale émancipatrice du capitalisme. La crise des grandes idéologies comme la vacuité de la pensée postmoderne ne nous ont laissé que trop longtemps sans alternatives possibles. Dans l’histoire humaine, il n’en a pas toujours été ainsi, d’autres formes de vie sociale ont été et resteront possibles, au travers d’un réarmement théorique et de l’approfondissement du désir de ce que nous voulons réellement, à nous de les inventer et de les réaliser collectivement.
Non-rentables de tous les pays, unissez vous !
17/02/11
Clément
[1] Robert Kurz, Lire Marx, La balustrade, 2002, p. 51. « Résidu temporaire du capital » car bien entendu, la production de biens sous la forme de marchandise n’est pas le but mais le moyen, le support de la métamorphose de la valeur en davantage d’argent. Il n’y a vraiment plus que des militants de la « gauche de gauche » qui puissent encore penser que « l’économie réelle » serve fondamentalement à satisfaire des besoins humains.
[2] « La violence est le noyau de l’Etat remarque Anselm Jappe, et elle l’a toujours été. En temps de crise, l’Etat se retransforme en ce qu’il était historiquement à ses débuts : une bande armée. […] Derrière toute la rhétorique sur l’Etat et sur son rôle civilisateur, il y a toujours, en dernière analyse, quelqu’un qui fracasse le crâne à un autre être humain, ou qui a au moins la possibilité de le faire. Les fonctions et le fonctionnement de l’Etat ont varié énormément dans l’histoire, mais l’exercice de la violence est son dénominateur commun. L’Etat peut s’occuper du bien-être de ses citoyens, ou pas ; il peut dispenser un enseignement, ou pas ; il peut être ouvertement au service d’un petit groupe, ou d’un seul individu, ou au contraire affirmer servir l’intérêt commun : rien de cela ne lui est essentiel. Mais un Etat sans hommes armée qui le défendent à l’extérieur et qui sauvegardent l’ ‘‘ ordre’’ à l’intérieur ne serait pas un Etat », Anselm Jappe « La violence, mais pour faire quoi ? », in Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Lignes 2011, p. 76-77.
[3] Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure pour la période 2009-2013.
[4] Le Monde du 17 février 2011, p. 2.
[5] Et ce ne sont là que les chiffres officiels du FMI et du BIT en novembre 2010, ces chiffres ne concernant pas le travail précaire ou le travail à temps partiel, mais le seul « chômage sec ». Les « non-rentables » ne sont pas seulement cette catégorie de personnes, puisque comme on le sait l’essentiel du travail est désormais précaire. Dans les centres capitalistes (les pays de la Triade), les masses de travailleurs improductifs de valorisation croissent sans cesse. Plus de 25% de l’activité mondiale est ainsi assurée par deux cents multinationales qui emploient seulement 0,75% de la population mondiale, c’est-à-dire que la population directement productive de capital (travail productif) représenterait probablement d’après André Gorz, moins de 10% de la population active des pays dits développés (Cité par André Gorz, Ecologica, Galilée, 2007, p. 109)
[6] Toute la question est aussi celle de savoir quel sera le spectre de cette chasse (juridique) aux accaparateurs : qui parmi les clientèles de ces pouvoirs policiers sera inquiété sur ses biens et propriétés ?
[7] André Gorz, Ecologica, op. cit., p. 12.
[8] « La modernité remarque Moishe Postone, n’est pas un stade d’évolution vers lequel tendraient toutes les sociétés, mais une forme spécifique de vie sociale qui trouve son origine en Europe occidentale et s’est développée en un système-monde complexe » (in M. Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009)
[9] Le courant historiographique de l’« histoire globale » - très marqué par les catégories de l’économie bourgeoise formaliste -, distingue deux phases de « mondialisation économique » : 1860-1914 et celle que nous connaissons depuis 1980.
[10] Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, 2001.
[11] Marshall Sahlins développe cette thèse notamment dans Les Lumières en anthropologie ?, Société d’ethnologie, 1999. Pour une critique implicite de cette thèse voir notamment le texte de Roswitha Scholz, « Remarques sur les notions de ‘‘ valeurs’’ et ‘‘dissociation-valeur’’ » et de Johannes Vogele « ‘‘ Masculinité ’’ et ‘‘ féminité ’’ comme piliers de la modernité », in revue Illusio, n°8, 2004. Disponible ici : http://palim-psao.over-blog.fr/article-dossier-critique-de-la-valeur-genre-et-dominations-47134207.html Voir aussi le texte d’Anselm Jappe, « Le côté obscur de la valeur et le don », publié dans Crédit à mort, op. cit.
[12] cf. Mike Davis, Le pire des mondes possibles. De l'explosion urbaine au bidonville global
[13] Sophie Pommier, Egypte : l’envers du décor, La découverte, 2008.
[14] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 102.
[15] Robert Kurz, Lire Marx, op. cit, p. 367.