Faut-il présenter le Réseau éducation sans frontières? Né à l'été 2004 à partir de deux
expériences de soutien à des élèves majeurs sans-papiers par des enseignants de banlieue parisienne, il a eu le soutien de syndicats enseignants impliqués dès le départ (FERC-CGT, Sud, CNT) puis de la FCPE, suivie de la FSU et d'un grand nombre d'associations. Le Réseau prend une ampleur notable au cours de l'année scolaire 2005-2006, avec l'implication massive un peu partout en France de personnes de tout horizon; ce sont surtout les parents d'élèves des écoles primaires qui donnent sa force à ce mouvement. Une force qui contraint Sarkozy à reculer à deux reprises, en octobre 2005 quand il garantit la présence des enfants jusqu'à la fin de l'année scolaire, et en juin 2006 quand il édicte une circulaire ouvrant droit à des régularisations (peu nombreuses en fin de compte). Une force qui continue à s'étendre et à mobiliser au jour le jour.JE SUIS DE CEUX qui ont été engloutis par le Réseau éducation sans frontières. Sollicité pour la défense d'une famille chinoise de mon collège, j'ai d'abord contribué à la création d'un comité de soutien, et puis me voilà comme tant d'autres courant les aéroports en plein mois d'août pour empêcher le départ d'un jeune majeur, passant des heures à confectionner des dossiers alors que la paperasse me fait horreur, découvrant des dizaines d'autres Parisiens « hyper-actifs » et très nombreux dans mon vingtième arrondissement. Mais derrière la fébrilité de tout mouvement de masse (la ferveur de ces rassemblements devant les écoles de Belleville le 5 juillet: quand a-t-on vu ça avant?), j'ai été curieux de voir « comment ça marche? ».
La première chose qui m'a frappé de ce point de vue, c'est la très grande réactivité du réseau; alors que dans une organisation militante personne ne se bouscule au portillon pour assurer telle ou telle tâche (il y a même un certain snobisme à prendre l'air détaché), à RESF, ça tourne: qu'il s'agisse de répondre à une question juridique sur une liste internet, d'aller protester devant un commissariat, de s'opposer à une rafle à Belleville (encore!), aussitôt dit aussitôt fait; même chose pour les cas urgents: quand il faut entourer de plus près une famille menacée, il y a des volontaires qui apparaissent.
C'est là aussi une seconde caractéristique: on rentre et on sort sans comptage; pas de cotisations ni de cartes, et on ne sait pas combien on est. D'ailleurs, qu'est-ce qu'un individu RESF? Un militant? Souvent, à l'extrême même, comme en période de grève. Mais ce sont aussi les dix membres de la petite liste internet de mon établissement, présent le jour d'un parrainage, presque tous là le jour du pot pour la régularisation du parent d'élève, lisant attentivement les messages - et contents d'être de ce côté-là, disponibles mais dont les soirées restent familiales.Y a-t-il même une étiquette? Les parents d'élèves d'une école proche défendent les familles sans-papiers. Deux d'entre eux ont participé aux dépôts collectifs qui démarrent de l'hôtel de ville vers la préfecture de police: sont-ils RESF ? Je ne leur ai jamais posé la question, eux ne se la sont sans doute jamais posée non plus. Une autre école m'a par contre demandé d'être là pour lancer leur comité: au bout d'un quart d'heure, je leur ai dit qu'ils étaient assez grands, et voilà; ce matin, une instite d'une troisième école me parle d'une réunion possible: elle a découvert que sa jeune et timide collègue avait beaucoup aidé une famille, que des parents... En fait ça fait plusieurs mois que ça dure, dans une ambiance RESF, sans être formellement dans le réseau. Bien sûr je pense qu'il est plus efficace d'être coordonnés, et ça se fait peu à peu.
Mais là-dedans, qui décide? Les arrondissements parisiens ont leurs propres réunions, prennent date pour tel rassemblement ou telle attitude (faut-il rappeler la police pour avoir des rendez-vous ou vaut-il mieux attendre?). Même genre de question lors des réunions quasi mensuelles au siège de l'Émancipation, impasse Crozatier: est-ce qu'on s'occupe de la question du logement, qui écrit le communiqué, la lettre, le tract? Pas de vote, une avancée au consensus plus ou moins général. On s'engueule quelquefois (mais moins que sur les listes internet), mais rarement sur des points de divergence politique:
Non qu'il n'y ait de divergences: entre ceux qui n'ont que « la république » à la bouche et beaucoup de respect pour « les élus » et ceux qui pensent au contraire qu'il y a un fossé d'intention entre eux et nous, il y a eu plus d'une discussion; le point d'accord a été: on travaille avec tout le monde, mais tout dépend qui sert qui; nous pouvons (?) nous servir des élus, ce n'est pas à eux de se servir de nous. Position fragile, et de plus en plus fragile sans doute dans les semaines à venir, mais ça permet à tout le monde d'avancer.
Les listes internet permettent de diffuser l'info, surtout pour les urgences, et de discuter; les plus utiles sont les mini-listes par arrondissements, par quartier, voire par comité, ou par sujet, où les gens se connaissent et se respectent; les grandes listes donnent lieu comme toutes les listes à quelques mesquins débordements, sans conséquences.
Et les militants, là-dedans, « les vrais », ceux qui militent dans une organisation et diffusent des idées? Eh bien d'abord on en voit peu, aussi bien à gauche qu'à l'extrême gauche: parmi la centaine de gens que je côtoie fréquemment, trois membres de la Ligue des droits de l'homme, un militant du PC, un ou deux sans doute au PS, deux syndicalistes de Sud tendance fédérale (et aucun de Sud parisien), de rares cénétistes... Aucun membre du SNES, beaucoup de FCPE (mais est-ce une organisation militante ou un réseau aussi?). Les encartés sont bien cachés ou peu présents. Sans doute les militants sont-ils déconcertés par l'absence de références idéologiques, de codes langagiers, par la pluralité des personnes et des choix. Pas de combats internes, de clans, de structures à contrôler, ça doit leur faire bizarre, alors on ne les voit pas. Ou peu. Ou comme tout le monde.
Et sur le plan national? D'abord j'ai l'impression d'une différence entre Paris et le reste de la France. Mais je n'en sais rien au fond; la densité RESF dans certains quartiers parisiens permet cette vie active où personne ne peut trop contrôler personne. J'ai eu l'impression que, dans bien des endroits, RESF était plus un cartel d'orgas. Impression fausse?
Les réunions nationales, en tout cas, m'ont bien plu: interventions posées, vraies oppositions (à la dernière: faut-il une représentation des organisations constitutives du Réseau pour moi, c'est NON!), bonne écoute entre une petite centaine de personnes qui se sont déplacées des quatre coins de la France: pas de mandats, de motions, de contre-motions, ça n'empêche pas de discuter et, espérons-le, d'avancer. Pas forcément dans le bon sens: la liste dit « burot » , où l'on discute par exemple des communiqués, ne serait réservée qu'à quelques représentants par ville ou région alors qu'elle est aujourd'hui ouverte à tous (avec les risques et les encombrements possibles). Représentation plus équitable et plus responsable ou apparition du petit groupe qui décide, même si les délégués sont révocables et contrôlés: il y a débat.
On le voit, RESF n'est pas le paradis, de même qu'aucune expérience de lutte collective. Peut-être que demain la récupération politicienne sera la plus forte. Mais à présent on y lutte, on y vit, avec toutes sortes de gens.
Un ensemble de gens bien différents, dont certains auraient la tête farcie d'âneries (et qui penseraient la même chose de moi) mais qui essaieraient d'aller vers plus d'égalité. Dis-moi, la société libertaire, ça ne ressemblerait pas un peu à ça?
Jean-Pierre Fournier
Le Monde libertaire #1459 du 14 au 20 décembre 2006
Site du
Réseau Education Sans Frontière