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Le mensuel Causeur publie, quant à lui, un manifeste intitulé Touche pas à ma pute. Il s’agit, on l’aura
compris, d’une protestation contre le projet de pénalisation des clients
de prostituées, détournant grossièrement le Manifeste des 343 pour
l’avortement, initié en 1971 par Simone de Beauvoir. Dans cet appel mené
par Frédéric Beigbeder, des noms connus – Éric Zemmour, Nicolas Bedos,
Philippe Caubère… – qui s’érigent contre la proposition de loi visant à
pénaliser les clients de prostitués. « Certains d’entre nous sont allés,
vont, ou iront aux "putes" – et n’en ont même pas honte », déclare la
poignée de personnalités, considérant que « chacun a le droit de vendre
librement ses charmes » et affirmant que, « sous aucun prétexte », ils
ne se passeraient « du consentement de leurs partenaires ». Ils se sont
fait appeler les « 343 salauds », montrant par là leur méconnaissance de
l’histoire la plus élémentaire : en effet, « les 343 » n’ont jamais
revendiqué être des « salopes », c’est Charlie Hebdo qui l’a fait pour
elles, avec un dessin titré : « Qui a engrossé les 343 salopes du
manifeste sur l’avortement ? » Cet appel est répugnant dans la mesure où
il s’agit de se regrouper entre hommes et de parler de ses droits sur
les femmes qui se prostituent, sans se gêner pour utiliser le possessif.
« Touche pas à MA pute. » Élisabeth Lévy, la directrice de Causeur,
face à la polémique suscitée par le manifeste, évoque le second degré en
affirmant que l’idée était en grande partie « d’emmerder les féministes
». Les médias, dont Causette et Causeur ne sont que deux exemples,
ratent une fois de plus l’occasion à la fois d’approfondir le
questionnement sur les rapports de sexe, et de montrer leur capacité à
élever le débat au-delà de l’éternelle discussion manichéenne
pour/contre la prostitution.
Des féminismes et la prostitution
La
prostitution est le sujet majeur de tensions dans les milieux
féministes. De nombreux articles et brochures ont été consacrés à la
position abolitionniste (voir, notamment, Anarchisme, féminisme contre
le système prostitutionnel d’Hélène Hernandez et élizabeth Claude),
émanant de femme (et d’hommes !) se réclamant de presque tous les types
de « féminisme ». Une crise fondamentale du mot féminisme l’a
malheureusement conduit à être récupéré, et cela même par des mouvements
de droite voire d’extrême droite, ainsi que par le capitalisme
consumériste (lire sur ce sujet Nina Power, La Femme unidimensionnelle).
Chose
curieuse, la position abolitionniste peut « mettre d’accord »
(brièvement et superficiellement) des féministes « institutionnelles »
et des anarcha-féministes, ce qui provoque la confusion d’un public peu
au fait des questions féministes et de subtilités telles que la
distinction entre prostitution et système prostitueur. La principale
raison de ces confusions vient de l’absence de définition claire des
termes employés. L’abolitionnisme se définit comme le mouvement pour
l’abolition, non pas de la prostitution, mais de la réglementation de la
prostitution. L’abolitionnisme traditionnel consiste donc surtout à
lutter contre le régime réglementariste qui s’applique dans plusieurs
pays. Depuis plusieurs années, sous l’impulsion de nombreux groupes
féministes, se développe un abolitionnisme féministe qui entend lutter
contre l’ensemble du système prostitutionnel dans la société et qui a
pour objectif la disparition de la prostitution. Pour les
anarcha-féministes abolitionnistes, la prostitution est vue comme une
conséquence directe de l’ordre patriarcal. Ainsi, élaborer une société
sans domination masculine entraînerait la disparition du système
prostitutionnel et de la prostitution. Cet article a pour but de montrer
que l’on peut être anarchiste, féministe et non abolitionniste ainsi
que d’expliquer le raisonnement qui incite une partie des
anarcha-féministes à défendre cette position. Nous manquons toutefois de
place pour pouvoir, ici, produire une argumentation complète sur ce
sujet et nous sommes contraints de nous limiter à la prostitution
féminine hétérosexuelle. Nous utilisons l’appellation
d’anarcha-féméninistes non abolitionnistes faute d’un meilleur terme (le
terme pro-sexe ne nous séduit pas d’avantage).
Traditionnellement,
on dénombre et oppose trois régimes législatifs vis-à-vis de la
prostitution, bien qu’il existe des variantes de chacun d’entre eux :
abolitionniste, prohibitionniste et réglementariste.
Le système
prohibitionniste consiste à déclarer que la prostitution est interdite :
tout acte de racolage, de prostitution et de proxénétisme est puni par
la loi. Loin d’éradiquer la prostitution, il n’a pour conséquence qu’une
clandestinité et une répression sévère des prostituées qui deviennent
la cible privilégiée de la police. Pour nous, lutter contre toute forme
de réglementation est également un non-sens puisqu’il laisse le champ
libre au proxénétisme.
Nous ne sommes pas réglementaristes dans
la mesure où, considérant la prostitution comme un « mal nécessaire »,
ce système renforce l’ordre moral et l’hypocrisie. S’appuyant sur un
système de domination patriarcale qui institue une sexualité masculine
basée sur la violence et sans limite, il cantonne l’exercice de la
prostitution dans des lieux-dits « de tolérance ». Souvent est instauré
un contrôle sanitaire sur les prostituées doublé d’un contrôle policier.
La France a été pionnière du système réglementariste au XIXe siècle,
faisant des prostituées une classe à part, stigmatisée et enfermée. Aux
Pays-Bas, où la prostitution est légale et les maisons closes gérées par
les municipalités depuis 2000, les personnes prostituées ne bénéficient
pas de certains droits pourtant élémentaires. Le pays s’est doté de
moyens financiers et institutionnels pour appliquer le concept effarant
de consentement de plein gré à sa propre exploitation.
Les
anarcha-féministes non abolitionnistes, ne considèrent pas que la
pratique de la prostitution, intrinsèquement, découle de la domination
masculine et du patriarcat. La prostitution, telle qu’elle est pratiquée
majoritairement aujourd’hui, est certes un des lieux où le sexisme et
le patriarcat s’expriment le plus. Cependant, cela ne s’explique que par
les conditions d’exercice de cette prostitution et non par le fait
d’échanger du sexe contre de l’argent. Ces conditions se caractérisent
par une précarité, une clandestinité et des violences physiques et
morales fréquentes que nous ne nions pas. Toutefois, échanger son corps
contre de l’argent ne signifie ni vendre son corps ni même le louer en
accordant au client la pleine jouissance de celui-ci. Il ne dégrade pas
une personne ni ne l’assimile à un objet inanimé. Il s’agit de
l’accomplissement d’un ou plusieurs actes, de nature sexuelle, bien
définis par avance, en échange d’une rémunération. Le Petit Robert, pour
définir la prostitution, s’appuie sur les mots du député conservateur
du XIXe siècle Victor Alexis Désiré Dalloz : « Livrer son corps aux
plaisirs sexuels d’autrui pour de l’argent. » Notre définition de la
prostitution se rapprocherait d’avantage de celle donnée par le
dictionnaire Larousse : « Acte par lequel une personne consent
habituellement à pratiquer des rapports sexuels avec un nombre
indéterminé d’autres personnes moyennant rémunération. » La première
définition implique une sorte d’obligation de résultat (la satisfaction
sexuelle du client) que nous entendons condamner, au profit d’une sorte
d’obligation de moyen (la réalisation d’un acte précis). Cependant, il
ne s’agit pas d’appliquer le droit contractuel à cette activité. La
seconde définition insiste également sur la notion de consentement et
sur une prostitution où la prostituée serait en mesure de fixer
elle-même les limites de son acceptation.
Conditions d’exercice de la prostitution
Contrairement
à leurs camarades abolitionnistes, les anarcha-féministes
non-abolitionnistes ne considèrent pas la violence comme inhérente à la
prostitution mais aux conditions d’exercice de celle-ci. Comme ces
dernières cependant, elles condamnent sans appel le proxénétisme et
toute forme d’esclavage sexuel.
Bien que légale en France lorsque
déclarée, la prostitution reste une activité stigmatisée et se
caractérisant par une grande précarité. Les abolitionnistes rejettent
l’idée que la prostitution soit un métier. Considérant qu’actuellement
les prostituées exercent leur activité de façon non déclarée (pour la
plupart), soit déclarée mais sous des régimes sociaux des indépendants
tels que l’auto-entreprenariat, nous sommes d’accord. En ce qui concerne
la prostitution clandestine, elle cumule précarité, clandestinité et
stigmatisation par la société. Toute activité non déclarée rend ceux qui
l’exercent vulnérables et fait d’eux des victimes potentielles
d’exploitation. Tout travailleur au noir est considéré comme corvéable à
merci, d’autant plus si c’est une femme. L’argument des abolitionnistes
« si c’était un métier comme un autre, les parents le conseilleraient à
leur fille » n’est pas ridicule : aucun parent ne conseillerait à son
enfant, quel que soit son sexe, un métier considéré comme à la limite de
la légalité et stigmatisé par la société. De plus, combien de parents,
bien que défendant la liberté sexuelle, encouragent leur enfant à
multiplier les partenaires, même pour le plaisir ? Aucun parent ne veut
imaginer son enfant avoir des relations sexuelles, surtout en grand
nombre. Notre société n’aime les femmes sexuellement actives que dans
les fictions. L’idée, encore largement répandue, qu’une sexualité
exubérante chez la femme la dégraderait relève d’une sacralisation de la
sexualité féminine. On attend de celle-ci qu’elle ne s’exprime qu’avec
des sentiments, comme un don d’elle-même. L’idée qu’une relation
sexuelle puisse être vécue avec un profond détachement par une femme est
inadmissible voire considérée comme inconcevable. Désolée de vous
l’apprendre, mais une relation sexuelle peut nous faire ni chaud ni
froid.
Les prostituées déclarées sont, quant à elle, contraintes
d’adhérer à des régimes sociaux comme l’auto-entreprenariat, à renoncer
par-là même à une grande partie de leurs droits sociaux (voir l’article
de Guillaume Goutte « Vers l’abolition libérale du salariat ? », in Le
Monde libertaire, hors-série n° 51). Ainsi, même déclarée, la
prostitution se caractérise par une grande menace de précarité. Sous
prétexte de lutter contre le proxénétisme, on interdit aux prostituées
de se regrouper et de s’organiser (par exemple, de louer à plusieurs un
appartement où travailler) et on tend à les isoler ; ce qui les rend
vulnérables. Nous ne militons pas pour que les prostituées puissent
bénéficier du même Code du travail que les autres professions, celui-ci
étant encore largement améliorable, mais souhaitons au contraire les
voir se diriger vers une autogestion qui serait d’autant plus facilitée
que la société entière condamne le proxénétisme. La prostitution comme
première activité professionnelle entièrement autogérée, voici qui en
ferait grincer des dents plus d’un !
Violence et sexisme
La
prostitution est actuellement une activité sujette à violence. Mais
plus que l’activité en elle-même, ce sont les relations hommes-femmes,
caractérisées par la violence et les rapports de domination, qui sont à
remettre en cause. Il en est de la prostitution comme de tous les cadres
où s’exercent des violences contre les femmes. Il n’incombe pas aux
femmes d’éviter ces cadres, mais aux hommes de ne pas se montrer
violents et à la société tout entière de condamner sans appel ces
violences. Lorsque l’on parle de prostitution, on aime généralement à
rappeler des chiffres, discutables et mal interprétés. Ainsi, 50 à 80 %
des personnes prostituées auraient été victimes de violences, souvent à
caractère sexuel, au cours de leur vie. En admettant que ces chiffres
soient exacts (bien qu’ils soient fournis pas des associations qui n’ont
de contact qu’avec une minorité des prostituées et les plus vulnérables
et en situation de précarité), 20 à 50 % des prostituées n’auraient
donc pas subi de violences. Il est donc un peu facile de voir un lien
direct entre violences subies et début de la prostitution. Dans les
études consacrées aux violences faites aux femmes (toutes les femmes),
jusqu’à 50 % des femmes reconnaissent avoir été victimes de violences au
cours de leur vie. On soupçonne que les chiffres réels sont bien
supérieurs à 50 %. Presque toutes les femmes subissent des violences.
Dès lors, les prostituées étant majoritairement des femmes, il est
normal de trouver de nombreuses victimes de violences parmi elles. Ces
violences passées ne sauraient constituer l’explication unique et
satisfaisante à l’entrée dans la prostitution. Que certaines femmes
traumatisées cherchent à « s’anesthésier » en recherchant les activités
dangereuses, certes (voir Le Livre noir des violences sexuelles de
Muriel Salmona). Mais nous refusons d’y voir une généralité ou
d’utiliser le concept de « mémoire traumatique » pour discréditer la
parole des prostituées ne se sentant pas salies par leur activité.
La
prostitution est une activité dénigrée par la société, mais plutôt que,
sous ce prétexte, la combattre, il convient de lutter contre ceux qui
la dénigrent et voient dans les prostituées des objets dont on peut
disposer à sa guise. De plus, le « stigmate de pute » (whore stigmat)
tend à toucher, dans notre société sexiste, toutes les femmes
considérées comme sexuellement « libérées ». Lutter contre l’image
dégradée de la prostituée est une des tâches essentielles de
l’antisexisme et de l’antipatriarcat. Considérer la prostitution comme
une véritable activité professionnelle, avec des pratiques codifiées et
strictes (en ce qui concerne l’hygiène et sa propre sécurité), définies
par les prostituées et non sujettes à négociation, conduirait à refuser
aux hommes le droit de considérer la prostituée comme un objet passif
dont ils peuvent disposer. Des témoignages de nombreuses escorts
confirment d’ailleurs que plus les tarifs sont élevés et le cadre de la
rencontre strictement défini, plus les clients sont courtois, non parce
qu’il s’agit d’hommes d’un statut social plus élevé, mais bien parce que
les hommes violents recherchent avant tout des femmes-victimes sur
lesquelles exercer une domination.
Si la prostitution n’est pas,
selon nous, une conséquence du patriarcat, elle est sans nul doute en
partie une conséquence du capitalisme qui induit une précarité d’une
grande partie de la population. La prostitution occasionnelle n’a rien
d’exceptionnelle et il est hypocrite de croire qu’elle ne concerne que
les personnes particulièrement vulnérables économiquement. C’est une
activité plus souvent ponctuelle que régulière pour de très nombreuses
femmes, bien plus que tous les chiffres peuvent nous le laisser croire,
et pour des raisons diverses. Si toutes les femmes qui se prostituent ou
se sont prostituées rompaient le silence, il y a fort à parier que tout
le monde en connaîtrait une dans son entourage : sœur, mère, collègue,
amie… ce qui forcerait à reconsidérer les mythes qui entourent la
prostitution.
Marie Joffrin
in Le Monde libertaire # 1721 du 14 au 20 novembre 2013
Commentaires :
libertad |
Merci, Mecano, pour cet article de référence que je n'avais pas eu encore le temps de scanner, comme promis.
Répondre à ce commentaire
|
libertad 03-12-13
à 21:28 |
Re:J'ai mis un lien dans la colonne de droite du site : "A noter", pour que le texte reste accessible. Il constitue une véritable évolution positive dans l'analyse anarchiste de la prostitution.
Répondre à ce commentaire
|
à 01:03