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Bartleby n’est absolument pas un personnage aliéné : au contraire, c’est le monde tout autour de lui qui est aliéné. Par sa seule formule « Je ne préférerais pas », il se libère de l’aliénation qui affecte pourtant tout son entourage. Et il se libère aussi, du même coup, de l’aliénation qui devrait l’affecter lui-même. Peu importe qu’il puisse modifier ou non la réalité — la seule chose qui compte, c’est son rapport à cette réalité : celui d’un homme encore libre de ne pas y adhérer. Libre de réserver sa réponse aux mots d’ordres, libre de sa distance critique [1]. L’anti-management, si l’on veut. La formule de Bartleby est donc une formule de puissance. Par le pouvoir du langage, il conjure l’impuissance par son contraire : il peut tout sur les choses, y compris en annihiler la valeur et la nécessité, il lui suffit simplement de prononcer sa formule magique : « Je ne préférerais pas ». Melville nous l’a prouvé : la littérature fonctionne, les formules magiques changent le rapport entre l’homme et le monde. L’essentiel est alors de comprendre quelle est la différence entre une formule magique de la puissance sur le réel, et une formule magique de la soumission et de l’impuissance.
En un temps où, pour reprendre la sentence de l’« historien » François Furet, “nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons”, nous devrions en connaître un rayon sur les formules magiques de l’impuissance. Mais nous ne cherchons pas ici un slogan, une phrase-choc ou une déclaration péremptoire comme celle de Furet. Nous cherchons au contraire l’imperceptible. Nous cherchons une formule magique de l’impuissance propre à notre temps, quelque chose qui ait pénétré le discours au point que nous ne l’entendions même pas, que nous n’ayons pas même conscience de son agissement ni de son pouvoir ensorceleur. En voici une, de formule magique de l’impuissance. Une largement répandue et qui est dotée exactement du pouvoir de tout empêcher, de tout annuler, de paralyser toute surprise, toute générosité inattendue, toute rupture de l’ordre, toute action franche et singulière. En voici une, toute petite, mais symptomatique de notre mauvais temps : « J’allais tout de même pas... »
Il suffit de dire ça, et soudainement, sans même que l’on s’en rende compte, tout devient impossible. Nicolas Sarkozy commence souvent ses phrases par « J’allais tout de même pas ». J’allais tout de même pas régulariser 100.000 sans papiers ! J’allais tout de même pas dire aux parents de la victime que je comprends les coupables ! Nous n’allions tout de même pas vexer nos amis américains... Mais le Président n’a pas le monopole de la formule magique : elle se répand de droite à gauche, de haut en bas, dévastant toute possibilité, décourageant tout événement partout où elle passe. Nous n’allions tout de même pas laisser la France être le mouton noir de l’Europe ! J’allais tout de même pas lui dire ce que je pensais ! J’allais tout de même pas faire 1000 kilomètres pour te voir juste pendant quelques heures ! J’allais tout de même pas faire de la peine à ma femme pour faire plaisir à ma maîtresse ! J’allais tout de même pas donner la moyenne à cet élève, même s’il fait des efforts ! Vous n’allez tout de même pas oser guillotiner le Roi ! J’ai vu il y a quelques jours un généreux passant donner une petite pièce à un mendiant, dans la rue. Et puis une fois qu’il a continué son chemin, je l’ai entendu dire à sa femme : « J’allais tout de même pas lui donner deux euros ! ».
Et pourquoi non ? Pourquoi se satisfaire de cette formule magique qui prévient toutes les audaces et toutes les révoltes, qui vaccine contre toute situation d’exception ? Pourquoi, alors que l’amitié, l’amour ou la création, une vie riche de sens en somme, ont besoin de ces miracles qu’une formule comme « j’allais tout de même pas... » a pour but de proscrire ? Abracadabra : fini les miracles ! La différence avec Bartleby est fondamentale : « Je ne préférerais pas », c’était son talisman personnel, son arme de résistance bien à lui. Tout au contraire, la formule « j’allais tout de même pas... » se répand comme un virus qui incube le discours, la pensée et le désir pour finalement les contaminer par sa seule force d’inertie. Non seulement elle incube les discours, mais elle contamine aussi les esprits les uns après les autres, car la formule magique de l’impuissance n’est pas le programme d’un solitaire, d’un créateur, d’un pionnier, mais tout au contraire celle d’un fatalisme grégaire qui impose son triste uniforme à ses adeptes. « Je ne préférerais pas », comme discours du maître égaré dans un monde d’esclaves, « j’allais tout de même pas... » comme discours de l’esclave résigné à son sort, voilà une dialectique que ne démentirait pas Nietzsche !
Nietzsche à propos duquel Gilles Deleuze écrivait : « On nous invite toujours à nous soumettre, à nous charger d’un poids, à reconnaître seulement les forces réactives de la vie, les formes accusatoires de la pensée. Quand nous ne voulons plus, quand nous ne pouvons plus nous charger des valeurs supérieures, on nous convie encore à assumer « le Réel tel qu’il est » — mais ce Réel tel qu’il est, c’est précisément ce que les valeurs supérieures ont fait de la réalité ! (...) Nos maîtres sont des esclaves qui triomphent dans un devenir-esclave universel : l’homme européen, l’homme domestiqué, le bouffon... Nietzsche décrit les États modernes comme des fourmilières, où les chefs et les puissants l’emportent par leur bassesse, par la contagion de cette bassesse et de cette bouffonnerie. » [2] « J’allais tout de même pas » : mot d’ordre contagieux de la bouffonnerie ! Raccourci imperceptible de cette tyrannie de la réalité en laquelle Mona Chollet a diagnostiqué la maladie de notre temps ! [3]
Restons encore un peu avec Gilles Deleuze, il a des choses essentielles à nous dire sur les formules magiques. Dans ses dialogues avec Claire Parnet, on peut lire ces lignes étonnantes : « Etre traître à son propre règne, être traître à son sexe, à sa classe, à sa majorité — quelle autre raison d’écrire ? Et être traître à l’écriture. Il y a beaucoup de gens qui rêvent d’être traîtres. Ils y croient, ils croient y être. Ce ne sont pourtant que des petits tricheurs ... C’est qu’être traître, c’est difficile, c’est créer. Il faut y perdre son identité, son visage. Il faut disparaître, devenir inconnu ... C’est ce que Fitzgerald appelait vraie rupture : la ligne de fuite, non pas le voyage dans les mers du Sud, mais l’acquisition d’une clandestinité (même si l’on doit devenir animal, devenir nègre ou femme). Etre enfin inconnu, comme peu de gens le sont, c’est cela trahir. » [4] Voilà qui est dit : on ne peut vraiment compter que sur les gens qui ne sont pas fiables. Nous savons tous que Sarkozy ne se réveillera pas un matin avec comme projet de combattre l’injustice sociale : il est fiable, on ne peut pas compter sur lui. Nous savons tous que le prochain film de Steven Spielberg ne sera pas un film d’auteur risqué et audacieux sur la résistance palestinienne. Par contre, on a pu se fier à Debord, Méliès ou Jean Vigo pour faire des films qui ont trahi le cinéma. On pouvait se fier à James Joyce, car c’était un traître : il a trahi le roman. On peut se fier à Serge Halimi pour trahir son métier, le journalisme. On ne peut se fier qu’aux traîtres. Et les traîtres ne commencent jamais leurs phrases par des formules du genre : « j’allais tout de même pas ».
Oui, faire un film pour trahir le cinéma, écrire un roman pour trahir le roman, rédiger un article pour trahir le journalisme... Le véritable risque (nous ne parlons pas ici du capital-risque ou du “risque de l’entrepreneur”...) dépend aussi d’un refus de penser dans les cadres étroits et mortifères des formules magiques de l’impuissance. Imagine-t-on John Cage dire : « j’allais tout de même pas composer une musique totalement silencieuse ! », imagine-t-on Malevitch déclarer : « j’allais tout de même pas peindre un carré blanc sur fond blanc ! ». Cette formule, qui n’est autre chose qu’un garde-à-vous pour lâches devenu un pathétique automatisme, trace aussi une frontière, une ligne à franchir pour qui veut trouver sa dignité d’homme ou de femme. Et la condition de cette dignité, c’est de pouvoir surprendre le monde. C’est à dire aussi d’être surpris par le monde. La formule « j’allais tout de même pas » a précisément le pouvoir de rendre cette dignité-là impossible, impensable : pas question d’agir sur le monde, ni d’être agi par lui. Plutôt renforcer par des formules tristement magiques les fils barbelés et les clôtures électriques, que de passer clandestinement cette frontière invisible qui sépare sans doute les « bons coups » des amours, les copains des amis, les faiseurs des créateurs, les mondains des artistes, les tricheurs des traîtres !
Car enfin, que cache cette sentence implacable ? Que signifie une formule du genre « j’allais tout de même pas » ? Pourquoi t’allais tout de même pas, dis ? La réponse est logique, tranchante comme un argument de caporal-chef : « j’allais tout de même pas faire ça car il ne faut pas le faire parce que ça ne se fait pas ».
L’ordre des choses et ceux qui en bénéficient ne sauraient rêver d’une
maxime plus rassurante ! L’ordre policier viole la logique et se fait
passer pour un ordre naturel : « j’allais tout de même pas car j’allais tout de même pas ! » L’incongruité, mot de passe de ceux qui n’entendent rien, ne voient rien, se sentent rien, et empêchent tout. « La loi c’est la loi »,
comme dit le procureur borné. Cette logique de l’arbitraire, il ne
suffit pas d’être un homme ou une femme de gauche pour la combattre. Ca
ne veut plus rien dire ici, être un homme ou une femme de gauche. Il y
a juste des gens qui collaborent avec leur « j’allais tout de même pas » et d’autres qui résistent avec leur « Je ne préférerais pas ».
Ici la frontière n’est pas entre le rêve et la réalité, moins encore
entre le rêve et le cauchemar. La vraie ligne de fuite, la vraie
frontière, elle est entre le cauchemar et la réalité. On n’a pas le
droit de déclarer : « j’allais tout de même pas décrocher la lune ! ». La lune, il nous la faut.
Sandrine England & Gilles D'Elia
[1] François Cusset voit dans les années 1980 « le temps qui marqua surtout la fin de toute critique », il écrit dans "La décennie, le cauchemar des années 80" (éditions La Découverte) : « Le nouveau terrorisme mis en place à la fin des années 1970, toujours en pleine vigueur aujourd’hui, a ainsi sa propre veine totalisatrice, qui inverse simplement celle contre laquelle il s’est forgé : elle consiste à restaurer les pouvoirs magiques du clerc-sorcier, du moraliste en chef, sur les ruines de la révolution, sur le cadavre de l’intellectuel critique. »
[2] « Nietzsche », par Gilles Deleuze (p. 22 sq.), PUF, 1965.
[3] Mona Chollet, « La tyrannie de la réalité », Calmann-Lévy, 2004.
[4] Gilles Deleuze / Claire Parnet, « Dialogues » (p. 56/57), Champs Flammarion.