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Pour une décroissance équitable
--> Par Philippe Laporte et Denis Baba
L’Occident ne parvient à consommer autant que par son pillage du Tiers-Monde, de son sous-sol, de sa forêt et du fruit du travail de ses ouvriers. Pendant des décennies de néo-colonialisme, les entreprises américaines et européennes ont massacré et déplacé des populations pour exploiter l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Amérique du Sud. Elles ont armé des coups d’États et mis en place des dictateurs faciles à corrompre qui en échange d’une rémunération les ont laissées piller ces continents(1)


L’un des résultats de ce pillage néo-colonial est la formidable baisse des cours des matières premières importées des pays pauvres entre 1980 et 2001, comme le montre le graphique ci-dessous. Certains prix ont subi une division par deux, par trois et par plus de six pour le café Robusta.





Source : Attac, L’Empire de la guerre permanente, Mille et une nuits (Fayard), Paris, 2004, page 92.
Unité de l’échelle verticale : cents par kilo pour le café Robusta, le cacao, le sucre, le coton et le plomb, et dollars par tonne pour le reste, le tout en dollars de 1990.


C’est en grande partie par les pressions inavouables qu’il exerce sur la production et le prix des ressources qu’il importe que notre monde occidental maintient le cap de la surconsommation.

Mais jusqu’au milieu des années 1990, ces activités de prédation n’empêchaient pas totalement les populations des pays les plus démunis de tirer un certain profit de la croissance mondiale : l’analphabétisme, la malnutrition, le paludisme et la mortalité infantile et en couches régressaient. Les économistes orthodoxes fanfaronnaient : la croissance profitait donc à tous, pauvres et riches. Dans la première moitié des années 1990, le nombre de sous-alimentés diminua en effet de 37 millions dans l’ensemble des pays pauvres. Hélas la tendance s’inversa brutalement et, entre 1995 et 2001, le nombre de sous-alimentés dans les pays pauvres augmenta de plus de 18 millions malgré la croissance continue du PIB mondial(2).

La croissance mondiale a donc cessé, depuis le milieu des années 1990, de profiter aux plus pauvres. Plus étonnant, depuis le début de l’année 2004, les économistes orthodoxes sont pour la première fois contraints d’admettre que notre économie de croissance appauvrit également une partie de la population des pays riches car même une croissance forte ne crée plus d’emplois. Marc Touati, (de Natexis banques populaires), affirme que “ le phénomène d’une croissance sans emplois a traversé l’Atlantique, à un détail près : ici la croissance détruit des emplois(3) ”. En Chine, qui a connu en 2003 la croissance la plus forte du monde avec un taux stratosphérique de 9,1 %, le chômage augmente pourtant. Depuis 2000, la France connaît même une nouvelle vague d’immigration chinoise. Il s’agit à 90 % de femmes, apparemment les plus durement touchées par la crise économique due aux fermetures des usines d’État. Arrivées en France, beaucoup ont recours à la prostitution(4). D’après Catherine Rollot :

Malgré une forte croissance de plus de 7 %, l’Asie de l’Est (Chine Corée, etc.) a vu son chômage augmenter. (…) En Asie du Sud enfin, le chômage est resté stable malgré une hausse de 5,1 % du produit intérieur brut (PIB). Les travailleurs pauvres y restent nombreux et l’emploi informel a progressé(5).

Le phénomène n’est pas totalement nouveau puisque depuis le début des années 1970, le nombre d’emplois en France n’a, malgré la croissance, augmenté que de 11 % (hors emplois aidés), alors que la population augmentait sur la même période de 18 %, et la population active de 23,5 %. Ce retard de l’emploi sur la démographie s’expliquait par l’accroissement de la productivité : on produit aujourd’hui plus qu’il y a 30 ans avec beaucoup moins de travail. Depuis la fin de la décennie 1970 le PIB a en effet augmenté de plus de 50 %, la productivité du travail a donc explosé tandis que le temps de travail légal n’a diminué que de 12 %.

Mais si les choses s’aggravent depuis peu en matière d’emploi c’est parce que, pour la première fois, les limites de la planète se font sentir. Malgré les pressions occidentales sur les pays producteurs, les premiers signes d’épuisement des matières premières infléchissent inexorablement, depuis 2002-2003, leurs cours en une courbe ascendante. Les ressources renouvelables ne seront d’ailleurs pas épargnées. Des ressources comme l’eau potable, les bancs de poissons océaniques, le couvert forestier ou les terres agricoles, toutes renouvelables, menacent parfois de s’épuiser plus vite même que les énergies fossiles. Renouvelables ou pas toutes les ressources terrestres sont limitées.

Lorsque la planète atteint ses limites, la croissance des nantis se rattrape sur les inégalités

Dans ce contexte de montée des périls, les propriétaires des grandes entreprises, aidés des gouvernements auxquels ils dictent leur politique, luttent pour un creusement des inégalités mondiales afin de préserver la croissance de leurs profits. C’est ce qui explique, sur le plan international, l’essor de la politique impériale américaine, et sur le plan intérieur, la baisse du coût du travail européen sous la forme d’un recul des droits à la retraite, à l’assurance chômage et à l’assurance maladie. Ce recul des droits sociaux a été conquis par les entreprises essentiellement par un discours exagérant l’importance de la concurrence internationale entre salariés, en occultant le fait que tous les services ne sont pas délocalisables et qu’une main d’œuvre bénéficiant d’une éducation publique et de droits sociaux est plus performante.

Le droit social mondial et le pouvoir d’achat occidental

Face à ces contraintes que les limites de la planète font peser sur l’économie mondiale, la gauche européenne n’a brillé, c’est le moins que l’on puisse dire, ni par le courage ni par l’imagination pour proposer des solutions. Il est à peine concevable qu’elle n’ait jamais songé à se mobiliser pour obtenir l’interdiction d’importer des produits fabriqués par des travailleurs privés de droits sociaux. Ni pour donner le premier rôle au Bureau International du Travail plutôt qu’à l’OMC dans l’élaboration des règles de l’échange international. De tels dispositifs législatifs permettraient pourtant de repousser le spectre de la concurrence des travailleurs sous-payés pour défendre notre droit social. Mais si la gauche ne s’est jamais mobilisée pour ce type de législation, c’est parce que dans son égoïsme suicidaire elle craint une baisse du pouvoir d’achat de l’Occident si celui-ci payait à son vrai prix le travail des ouvriers du Tiers-Monde.

Si l’Europe refusait d’importer des produits fabriqués par des travailleurs surexploités, elle contribuerait à faire progresser le droit social asiatique, africain et sud-américain à pas de géant. Un plafonnement mondial du temps de travail à une quarantaine d’heures hebdomadaires assurerait par exemple le plein emploi en Chine. Les femmes chinoises retrouveraient du travail et ne seraient plus obligées de venir se prostituer en Europe. La main d’œuvre chinoise n’intéresserait plus les entreprises européennes, l’Europe retrouverait donc ses emplois et ses droits sociaux.
Bien évidemment, le pouvoir d’achat des consommateurs européens diminuerait car ces derniers consentiraient à payer le travail humain à son vrai prix, et ils perdraient l’habitude de gaspiller ! Produire en Asie pour consommer en Europe n’aurait plus de sens et la consommation énergétique engloutie dans
les transports perdrait sa raison d’être.

Puisque la surconsommation se fonde en grande partie sur une inégalité majeure des règles de l’échange international, il appartient aux acteurs du mouvement pour la décroissance de faire entendre que leur projet est celui d’un monde plus équitable, dans lequel une réduction du PIB européen combinée à une forte réduction des inégalités mondiales conduirait à une amélioration des conditions de vie du plus grand nombre. Un monde dans lequel rien ne contraindrait plus les pays émergeants à produire frénétiquement ce que l’Occident gaspille.

Si nous avons conscience, au sein du mouvement pour la décroissance, de ne pouvoir éviter une baisse du pouvoir d’achat en raison de l’épuisement des ressources planétaires, il subsiste à nos yeux quatre valeurs fondamentales qu’il nous appartient de sauver coûte que coûte : les droits sociaux, la démocratie, les avancées technologiques(6) et les avancées culturelles(7). Si nous perdons ces quatre valeurs fondamentales, nous retomberons dans la misère médiévale avec le patriarcat, les infanticides, les bûchers de l’inquisition, les épidémies de peste et le pilori sur la place du village. Et avec un peu de chance, nous parviendrons tout de même à préserver quelques armes modernes, pour nous entretuer comme dans les favelas. Le mouvement pour une décroissance équitable aura alors échoué.

Philippe Laporte et Denis Baba



1. Sur le vaste sujet du néo-colonialisme, on peut, pour n’aller qu’à l’essentiel, se contenter de :
François-Xavier Verschave et Philippe Hauser, Au mépris des peuples, La fabrique, Paris, 2004 ;
Noam Chomsky : Pouvoir et terreur, Le Serpent à Plumes, Paris, 2003,
Les dessous de la politique de l’oncle Sam, Écosociété, Montréal – EPO, Anvers – Le Temps des Cerises, Pantin, 1996 ;
Joseph Stiglitz : La grande désillusion, Fayard, Paris, 2002.

2. Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde 2003, p. 4 (http://www.fao.org/index_fr.htm). Pendant ce temps les cuistres, qui regardent ailleurs, continuent à réciter le dogme de la “ mondialisation heureuse ”.

3. AFP, mercredi 30 juin 2004.

4. Le Monde, 24 janvier 2004.

5. Catherine Rollot Le chômage est la chose la mieux partagée au monde dans Le Monde, supplément économie, 27 janvier 2004.

6. Certains acteurs du mouvement pour une décroissance soutenable diabolisent la technologie en assimilant dans un raccourci simpliste technologie et technologie nucléaire. Ces militants oublient un peu vite qu’un préservatif apte à arrêter efficacement le virus du sida relève de la haute technologie. Une bicyclette permettant de parcourir de longues
distances avec un lourd chargement et sans fatigue excessive également. Un réseau de production décentralisé d’énergie électrique alimenté par des éoliennes et des panneaux photovoltaïques encore davantage. L’isolation thermique permettant d’économiser le chauffage urbain, l’optimisation des transports, les écobilans permettant d’effectuer les choix de société les plus écologiques, relèvent tous de la science et de la technologie. Et nous aurons besoin dans un proche avenir de nouvelles techniques destinées à économiser et à dépolluer l’eau.

7. Se garder de prôner une occidentalisation de la culture mondiale ne signifie pas perdre tout discernement quant à la réalité de certaines avancées culturelles que sont par exemple l’alphabétisation, la démocratie, la reconnaissance du viol des femmes et des enfants, la médecine, la connaissance de l’histoire et celle des autres cultures.

Paru dans La Décroissance n° 23, septembre 2004

Ecrit par libertad, à 22:48 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  Anonyme
10-02-06
à 09:52

Avant de pouvoir critiquer la société technicienne décroissante, lisez Ellul s'il vous plait.
Répondre à ce commentaire

  Philippe Laporte
30-03-06
à 18:59

Re: Jacques Ellul

Bonjour anonyme,

Si la lecture des auteurs qui ne pensent pas la même chose qu'Ellul vous incommode, vous devriez éviter de lire d'autres auteurs qu'Ellul.

Ceci dit, je suis ouvert à un débat d'idées. Mais je ne trouve pas pour le moment votre argumentaire suffisamment consistant.

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