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L'En Dehors


Quotidien anarchiste individualiste





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Pour un monde sans frontières
LES GRANDES MANOEUVRES ÉLECTORALES commencent à peine et déjà l'immigration se retrouve au centre des débats. Le Pen, de Villiers et Sarkozy se disputent ouvertement les voix de la France xénophobe, cependant que les parlementaires de gauche et de droite, s'ils disputent sur la forme, sont au fond d'accord pour contrôler l'immigration afin que « toute la misère du monde » reste en dehors du sol national.
Anarchistes, nous ne connaissons qu'une seule frontière: celle qui sépare les opprimés de leurs exploiteurs. Non seulement les êtres humains sont pour nous libres et égaux en droits où qu'ils se trouvent, mais nous aimons que des étrangers viennent chez nous, et nous voulons les accueillir comme des hôtes. Nous n'acceptons aucune entrave à la libre circulation des personnes, et la simple idée de « quotas » d'immigration nous révulse. Nous récusons également les politiques de Tartuffe qui prônent le développement du Sud pour que les «nègres» n'envahissent pas le Nord.

Cette position, qui devrait rassembler sans hésitation tous les internationalistes conséquents, suscite les invectives et ,les accusations d'irresponsabilité, voire de provocation, de la « gauche » syndicale et politique. Pourtant, même d'un point de vue « raisonnable », l'ouverture des frontières peut parfaitement se défendre.(1) Aussi, compte tenu de l'enjeu, et même si les comptes d'apothicaire nous hérissent, examinons les arguments de ceux qui s'opposent à la liberté de circulation et d'installation.
Le premier qui vient l'esprit, celui qui fait trembler les chaumières, c'est la menace d'une « déferlante migratoire » : compte tenu des écarts de revenu moyen par habitant (2) (de 1 à 50) entre la France et de nombreux pays d'Afrique, l'ouverture des frontières provoquerait un gigantesque « appel d'air » aspirant tous les miséreux du continent noir vers notre belle et opulente patrie.
Penser que les pauvres se déplacent mécaniquement d'un territoire à un autre en fonction des différences de niveau de vie est bien une idée d'Occidental. Qui peut croire que l'on quitte sans y être obligé son village, sa famille, ses amis, les chants, les dames et le soleil d'Afrique pour venir croupir dans nos tristes cités? Toute population aspire, dans son immense majorité, à reproduire ses
conditions de vie et ses valeurs dans son milieu naturel. En vérité, ceux que la misère a chassés de chez eux sont déjà ici, ou bien ils sont en route, et rien ne les arrêtera. Qui les a vus escalader à mains nues les barbelés de Ceuta et Melilla ne peut en douter. Inutile donc de se barricader contre le désespoir; l'ouverture des frontières n'augmentera pas le nombre des crève-la-faim.
L'étude statistique des migrations fait d'ailleurs apparaître que ce ne sont pas les populations les plus pauvres qui émigrent le plus(3), Elle montre aussi que les situations de libre circulation - entre la France et le Gabon, le Togo ou la République centrafricaine, jusqu'à une date récente, ou encore actuellement entre les nouveaux membres de l'Union européenne à l'Est et ceux des pays de l'Ouest qui leur ont ouvert leurs frontières - n'ont pas provoqué de flux migratoires, malgré les importants écarts de niveau de vie. Elle prouve surtout que « plus les frontières sont ouvertes, plus la mobilité est de courte durée; et plus elles sont fermées, plus la migration d'installation devient désirable ».(4) C'est-à-dire que la politique restrictive transforme une immigration qui pourrait être saisonnière en immigration à durée indéterminée, de même qu'elle dissuade de partir ceux qui voudraient tenter de se réinstaller au pays mais craignent de ne plus pouvoir revenir en cas d'échec.
La migration internationale, toutes causes confondues, concerne 2,5 % de la population mondiale (55000 entrées par an en France pour l'INSEE, probablement 100000 en réalité). L'ouverture des frontières, passé le bref afflux de ceux qui sont à nos portes et attendent d'entrer - et entreront un jour ou l'autre - n'y changerait rien.
Le deuxième argument sert d'épouvantail aux syndicats: l'immigration incontrôlée augmenterait le chômage et contribuerait à tirer les salariés français vers le bas. Or les études disponibles infirment la corrélation entre la croissance du chômage et celle des ressources de main-d'oeuvre, donc du nombre d'immigrés.(5) D'autre part, les emplois les plus prisés (la fonction publique) sont interdits aux travailleurs étrangers, lesquels occupent au contraire massivement ceux que les Français refusent. Enfin, rappelons que le chômage est indispensable au capitalisme pour réguler le marché du travail et que les immigrés servent en l'occurrence de boucs émissaires. Quant au risque de mise en concurrence des travailleurs étrangers avec les autochtones, la parade est simple: les mêmes papiers et les mêmes droits pour tous.
Le troisième argument, le plus courant, concerne l'équilibre des budgets sociaux, de santé et le coût de l'immigration en général. Il participe en réalité du préjugé selon lequel les populations du tiers monde ne rêveraient que de survivre chez nous grâce aux aides sociales.
Si on veut parler gros sous, il faut d'abord rappeler que l'immigration est en réalité vitale pour les économies des sociétés riches - les Latinos des États-Unis sont prêts à le prouver et qu'elle est la conséquence directe du pillage du Sud par l'Occident depuis la colonisation. Cela dit, on pourrait même parier que le coût d'une véritable politique d'accueil et d'intégration n'excéderait certainement pas celui de la politique répressive avec son sinistre arsenal de flics, de juges, de centres de rétention et de reconduites aux frontières.
Les arguments « techniques » une fois écartés, il reste la peur, irrationnelle et dangereuse, qui pousse à voter pour le FN des villages où jamais un immigré n'a mis les pieds, la peur de l'autre, de l'étranger, la peur de voir se dissoudre la culture et « l'identité nationale » dans le mélange des peaux, des cultures et des religions. Le fantasme d'une civilisation supérieure, blanche, chrétienne et riche, « submergée par les hordes barbares », va chercher sa référence historique dans la chute de l'Empire romain d'Occident. Mais, comme la plupart des « vérités » que les manuels scolaires nous ont transmises, celle-ci est tronquée. En réalité, colonisateurs romains et autochtones « barbares » vécurent ensemble pendant vingt-cinq générations à l'intérieur des frontières de l'Empire. Et lorsque les peuplades venues d'Asie le traversèrent de part en part, ce sont ces mêmes « barbares » qui s'efforcèrent d'en maintenir les structures.
Même en cherchant bien, on ne -trouvera aucun exemple dans l'histoire de nation dissoute ou détruite à la suite d'une invasion pacifique de migrants pauvres. À l'inverse, lorsque les Européens ont essaimé à travers la planète, ils ont partout réduit en esclavage les peuples autochtones, quant ils ne les ont pas purement et simplement exterminés, aux États-Unis, en Australie ou en Nouvelle Zélande, pour ne citer que ces exemples.
Au total, l'ouverture des frontières ne provoquerait pas de flux d'immigrés supplémentaire en France ni en Europe, mais elle éviterait d'innombrables drames humains. Elle ne changerait pas l'ordre économique néo-colonialiste dont profitent les sociétés occidentales, et qui est la première cause de l'immigration « non choisie », mais elle serait un petit pas vers la solidarité internationale des exploités contre le capitalisme mondialisé et ses oripeaux nationalistes.

François Roux

1. Point de vue présenté dans le dossier « Migrations et mondialisation », élaboré par ATTAC 63 et largement repris ici.
2. Qui correspond à un écart de « niveau de vie » d'environ 1 à 20.
3. Lire
- Faut-il ouvrir les frontières? Catherine Withord de Wenden, Éditions de Sciences-Po, 1999.
- La revue Hommes et migrations, mars-avril 2001.
4. L'Europe et toutes ses migrations, sous la direction de Catherine Withord de Wenden et Anne de Tinguy, Éditions Complexe, 1995.
5.Rapport « Immigration, emploi et chômage », Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale, 1999.

Le Monde libertaire #1439 du 18 au 24 mai 2006

Ecrit par libertad, à 22:31 dans la rubrique "Economie".



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