Corruption, trafic d'armes, détournement de l'aide au' développement, financement départis politiques... Les opérations inavouables de la Françafrique seraient impossibles sans des paradis fiscaux tels que la Suisse, les Bermudes, le Luxembourg, le Panama ou les îles Caïman.
Secret bancaire, absence de coopération judiciaire internationale, fiscalité réduite: ces paradis du capitalisme et de la criminalité sont des gages d'opacité et d'impunité. Ils permettent à la Françafrique d'échapper aux foudres de l'opinion publique et de la justice.Un exemple ? En 1994 éclate l'affaire Elf. Dix ans de procédures pour découvrir qu'Elf a été créée en 1967 pour servir de prolongement politique à l'action de la France en Afrique. Elle abritait plusieurs' centaines d'agents secrets, entretenait des sociétés de mercenaires, participait à l'organisation de coups d'État. Via les paradis fiscaux, Elf a organisé le drainage d'énormes marges occultes sur l'exploitation de l'or noir africain : production non déclarée, surfacturation des investissements, arnaques sur le préfinancement des productions futures, commissions occultes, etc. Si un certain nombre de volets de l'enquête ont été éclairés, les trajets des flux financiers restent obscurs, perdus dans le brouillard des paradis fiscaux. Quelle est l'identité des titulaires de comptes anonymes aux appellations savoureuses (Tomate, -Salade, Langouste...), tous situés dans des banques en Suie, au Liechtenstein ou au Panama ? Qui sont les créateurs des sociétés écrans comme la Grutness Ltd ou la Stacab Inc., utilisées par Elf pour verser des commissions au dictateur nigérian Abacha suite aux renégociations des permis pétroliers ? Qui sont les bénéficiaires d'un système opaque de commissions ayant atteint plus de 120 millions d'euros par an, utilisé à des fins de corruption politique et d'enrichissement personnel ? Ces questions resteront sans réponse. Les clés de l'affaire Elf sont dans les coffres des paradis fiscaux (1).
En 1998, c'est au tour de l'Angolagate de défrayer la chronique. Là encore, les paradis fiscaux sont au coeur d'une vaste affaire de pillage du pétrole, de trafic d'armes et de corruption. On retrouve en Angola des multinationales du pétrole et de l'armement (BP-Amoco, TotalFinaElf, Exxon...), des intermédiaires financiers spécialistes des montages opaques (Pierre Falcone, jean-Charles Marchiani, Arcadi Gaydamak...) et les services secrets de différentes puissances mondiales (France, Etats-Unis, Russie, Israël, etc.) (2). LAngolagate inaugure l'ère de. la Mafiafrique, l'interconnexion des réseaux de pillage des richesses africaines. Mais si les acteurs évoluent, la pièce maîtresse des montages financiers reste la même : les paradis fiscaux.
La Françafrique n'est cependant pas la seule utilisatrice de ces "zones de non droit". Souvenons-nous
• 2001, faillite spectaculaire d'Enron : la septième entreprise des Etats-Unis utilisait massivement les paradis fiscaux (près de 700 filiales dans les seules îles Caiman) pour truquer: ses résultats, ne pas payer d'impôts et dissimuler ses dettes, en toute connivence avec le cabinet d'audit Arthur Andersen (3).
• 2002, marée noire sur les côtes de la Galice. Le propriétaire du pétrolier Prestige ? Une société enregistrée au Liberia. Son affréteur? Basé en Suisse. Le .propriétaire de l'affréteur ? Un holding russe ayant transféré ses activités à Gibraltar. Résultat ? Les responsables courent toujours (4).
• 2003, affaire Metaleurop : 2000 licenciements sauvages, un site pollué laissé en l'état. Le Premier ministre parla à l'époque de "patrons voyous" et engagea une procédure judiciaire... pour découvrir sa propre impuissance. Car l'actionnaire principal de Metaleurop, la société Glencore, appartient à un actionnaire installé en Suisse.
Nous poumons multiplier les exemples. De (affaire Léotard au trucage des marchés publics d'Ile-de-France, du scandale de la MNEF à celui du Kremlingate, les paradis fiscaux sont impliqués dans tous les grands scandales de ces dernières années. A chaque fois, l'opacité permet le contournement de toute loi judiciaire, fiscale, sociale ou écologique.
Une place centrale dans l'économie mondialeMais les paradis fiscaux ne sont pas seulement le terreau de la criminalité. Ils occupent désormais une place centrale dans (économie mondiale. On estime que plus de la moitié des transactions financières internationales transitent par les paradis fiscaux. De même, les paradis fiscaux abritent plus de la moitié des fonds déposés dans le mondé. Par exemple, pas moins de 500 milliards de dollars seraient déposés dans les 600 banques des îles Caiman, faisant de ce confetti la cinquième place financière de la planète (5).
La quasi-totalité des banques occidentales ont des succursales dans des paradis fiscaux. C'est le cas de la BNP Paribas, présente aux Bahamas et aux îles Caïmans. Ou du Crédit Agricole, du CIC, du Crédit Lyonnais, de Natexis Banques Populaires, de la Société Générale, etc. Les grandes sociétés françaises ne sont pas en reste. Air France détient environ 45 % de la société de leasing Air France Leasing Partners, logée aux Antilles néerlandaises. Thomson possède une société commerciale à la Barbade. Schneider détient deux filiales aux Bermudes. Renault dispose d'une société financière en Suisse. Total réalise la plus grande partie de ses bénéfices dans des filiales enregistrées aux îles Bermudes. Et ce ne sont là que des exemples...
Depuis la fin des années 70, les paradis fiscaux permettent aux banques et aux entreprises d'appliquer, concrètement et sauvagement les dogmes de (idéologie libérale, la recherche d'un profit maximal avec des réglementations minimales. En témoigne l'évasion fiscale croissante. Rien qu'en France, celle-ci est estimée à 50 milliards de dollars annuels, soit plus de 10 % du budget de l'État. Plus les recettes publiques fondent, plus les gouvernements font pression sur la retraite, la sécurité sociale, l'éducation et autres biens publics. La situation touche également les pays du Sud. Les pertes de recettes fiscales pour les pays dits "en développement" sont estimées à 50 milliards de dollars par an, soit autant que (aide publique au développement annuelle des pays de l'OCDE. Au Nord comme au Sud, cette situation profite surtout aux contribuables les plus aisés et aux grandes entreprises.
Vu sous cet angle, le nivellement parle bas auquel se livrent les principaux acteurs économiques de la planète rejoint dans un même élan le développement de la criminalité mondiale. "Les réseaux du crime organisé n'ont fait que suivre les chemins tout tracés par les entreprises multinationales et qu'emprunter les multiples circuits d'occultation que lit plus fine fleur des avocats, notaires et banquiers londoniens, luxembourgeois et genevois ont su inventer" (6).
Des solutions politiquesFace à cette situation inacceptable, que pouvons-nous faire ?D'abord, combattre une idée reçue, celle dé (impuissance politique. Si les acteurs dominants de la politique ou de (économie souhaitaient réellement lutter contre les paradis fiscaux, ils le pourraient. La cinquantaine de paradis fiscaux que compte la planète s'est développée grâce au soutien actif des pays occidentaux, États-Unis et Europe en tête. Leur existence est d'ailleurs parfaitement légale au regard de la législation
internationale. Il ne s'agit pas de territoires "pirates" se développant à l'insu des États "légaux" : 95 % des paradis fiscaux sont d'anciens comptoirs ou colonies britanniques, français, espagnols, néerlandais, américains, restés dépendants des puissances tutélaires. Par exemple, comme le déclarait un procureur de New York en 1998 : "Les îles Caïman appartiennent d la Couronne britannique. Leur gouverneur comme leur ministre de la justice sont nommés par Londres. Le Royaume-Uni a donc le pouvoir de mettre un terme au laisser faire dans sa colonie, mais il n'en fait
rien" (6). La situation est similaire entre Monaco et la France, le Delaware et les États-Unis, etc.
La lutte contre les paradis fiscaux est urgente. Elle représente une revendication commune au Nord comme au Sud. Tout juge d'instruction ou journaliste honnête, tout militant de la solidarité internationale ou de l'écologie, tout humaniste désirant une transformation sociale trouve sur sa route (obstacle des paradis fiscaux.
D'un côté, les bénéficiaires de ces "boîtes noires" sont peu nombreux mais puissants : détenteurs de capitaux, banquiers, intermédiaires financiers, criminels, services secrets, trafiquants... La majeure partie des classes dirigeantes et des acteurs dominants de (économie ont intérêt à développer ces zones de fiscalité privilégiée et d'impunité judiciaire.
De (autre, ses victimes sont légion populations qui subissent lés dictatures, le pillage des ressources, les marées noires, les délocalisations sauvages, la coupe des budgets publics, la destruction des solidarités construites par un siècle de luttes sociales.
Il est temps qu'un mouvement social fasse vaciller ce schéma tragique. Dans cette lourde tâche, des campagnes d'information et une convergence des luttes sont indispensables. C'est dans ce but que s'est constituée le 2 février 2006 une "plateforme contre les paradis fiscaux et judiciaires", initiée parles associations Survie, ATTAC, CADTM, CCFD, CRID, Eau Vive, Réseau Foi fy Justice, Secours Catholique/Caritas France, Transparence International (7). Puisse cette coalition porter ses fruits et s'élargir.
Samuël Foutoyet
Auteur de la brochure Pour en finir avec les paradis fiscaux, Survie, 2005 Membre du bureau nàtional de l'association Survie
(1) Pour le détail de l'affaire Elf, nous vous recommandons la pièce Elf la pompe Afrique de/par Nicolas
Lambert ou le documentaire Elf, une Afrique sous influence (136mn, 2000)
(3) Qui depuis a changé de nom et se nomme désormais Accenture.
(4) Actuellement, les pavillons de complaisance constituent plus de 6096 de la flotte mondiale. c£ Transport maritime : danger public et bien mondial, François Lille, Raphaél Baumier, Charles Léopold Mayer, 2005.
(5)Les Iles Caïman comptent presque autant d'immatriculations de sociétés que d'habitants (environ 35 000).
(6)Le Capitalisme clandestin, Godefroy &e Laseoum La Découverte, 2004.
(7)En savoir plus sur la plate-forme : association Survie, 01 44 61 03 25.
S!ilence #335 mai 2006