POUR EN FINIR AVEC LES MESURES DE L'EMPLOI DES JEUNES, ET DU COUP AVEC LES JEUNES
Lu sur
Collectif première embûche : "
1. Les jeunes ont d'abord besoin d'un doublement de leur salaire d'embauche et d'emplois plus stables.
La spécificité des jeunes en matière d'emploi n'est pas " le chômage "
comme feignent de le découvrir le gouvernement et l'UMP, ce sont les très
faibles salaires et l'excessive instabilité des emplois qui sont le résultat
essentiel des mesures discriminatoires prises " en leur faveur ".
Les jeunes ne chôment pas plus que les autres : un jeune actif sur quatre
ou cinq, selon les années, est chômeur, et comme trente pour cent des
18-24 ans sont actifs, cela signifie que 6 à 8% des jeunes sont au chômage
: un jeune sur 12 à 15 au chômage selon les années, c'est trop bien sûr
mais ça n'est pas plus que dans les autres tranches d'âge et ça ne légitime
absolument pas l'argument de faux bon sens que les réformateurs nous assènent
depuis le premier plan Barre " en faveur de l'emploi des jeunes " en 1977,
selon lequel mieux vaudrait pour eux un petit boulot plutôt que rien du
tout.
Si parmi la minorité de jeunes actifs les chômeurs sont si nombreux, c'est
pour deux raisons. D'une part sont sur représentés dans cette minorité
les jeunes sortis du système scolaire en échec ou avec une très faible
certification, et ils occupent des emplois qui, quelle que soit la tranche
d'âge, connaissent un fort chômage que ne diminueront donc pas des mesures
d'âge. D'autre part, tous les jeunes actifs, y compris progressivement
les plus certifiés, sont depuis 1977 la cible de mesures qui - toujours
au nom de la lutte pour l'emploi, devenue une arme de guerre contre les
salaires et les emplois stables - offrent aux employeurs l'aubaine d'une
affectation des jeunes sur tous les postes à forte instabilité, avec des
retours récurrents dans des périodes de chômage d'assez courte durée (2
mois en moyenne contre 10 mois à un an chez les plus de trente ans) mais
dont ils sortent avec le risque de retrouver les emplois instables des
" mesures " dont ils sont les malheureux bénéficiaires.
Contre l'idée reçue d'une " précarité " généralisée et posée comme une
espèce de fatalité justifiant une réforme régressive du code du travail,
il faut insister au contraire
- sur la dualisation du marché du travail : les salariés présents depuis
plus d'un an dans une entreprise ont un risque de se trouver au chômage
d'une année sur l'autre de 3 à 4 % (ce qui veut dire que ce risque ne
concerne pas 97% des actifs occupés, dont l'ancienneté moyenne dans l'emploi
est croissante au cours des dernières décennies et atteint aujourd'hui
11 ans). Mais le risque de perte d'emploi pour le chômage, ainsi mesuré
d'une enquête emploi à l'autre, touche de 14 à 25% (selon qu'ils ont ou
non le bac) de ceux qui ont moins d'un an d'ancienneté.
- sur le fait que ce sont les mesures spécifiques " en faveur de l'emploi
des jeunes " qui organisent leur précarité. Elles ne la combattent pas,
et de ce point de vue, le CPE ne déroge pas à la litanie des mesures jeunes
des trente dernières années puisqu'il dispense l'employeur de toute justification
écrite du licenciement pendant deux ans et n'offre même pas la garantie
d'un terme prévisible qu'offre le CDD. Comparé au CDI et au CDD, il offre
des garanties plus faibles à l'exception extrêmement ciblée (et pourquoi
d'ailleurs ?) de celles et ceux qui, licenciés au 4ème ou au 5ème mois,
auront droit à deux mois d'allocation au niveau du RMI.
Ici, il faut récuser l'argument courant qui veut que la difficulté des
jeunes à trouver un emploi stable et payé à la qualification viendrait
de ce que l'université ne formerait pas aux métiers. J'ai longtemps enseigné
en IUT, y compris dans des établissements ayant des départements extrêmement
professionnalisant, et j'ai vu entre 1975 et 1995 les salaires d'embauche
de nos diplômés chuter en franc constant, alors même que la valeur du
PIB, elle, augmentait de plus de 30% dans la même période, ce qui veut
dire que les nouveaux embauchés l'étaient avec un salaire très en dessous
de celui qu'ils auraient dû toucher si le pouvoir d'achat des salaires
d'embauche avait été maintenu et augmenté des gains de productivité. Cette
dérive s'est poursuivie depuis, et singulièrement aggravée depuis peu
avec l'explosion des stages non ou extrêmement mal payés. On peut dire
que pour que les jeunes retrouvent à l'embauche les salaires de 1975 indexés
sur les gains qu'a connus depuis la productivité du travail, il faudrait
doubler leur actuel salaire d'embauche. On ne le répétera jamais assez
: le premier déni opposé aux jeunes, c'est le déni de salaire !
Polémiquons avec des collègues sociologues, tant bourdieusiens que tourainiens,
d'accord sur la thématique de l'inflation des diplômes. Cette chute des
salaires d'embauche, fort bien montrée par Beaudelot et Establet dans
Avoir trente ans, n'a rien à voir avec la métaphore de l'inflation de
monnaie. Ce qui épuise les jeunes dans la course au diplôme, ce qui nous
épuise comme enseignants formant des jeunes de mieux en mieux certifiés
et de plus en plus mal payés, c'est la sous-qualification des embauches.
C'est parce que les jeunes ont des diplômes élevés et peuvent ainsi soutenir
les mutations organisationnelles et technologiques que les employeurs
les embauchent. Mais ils ne reconnaissent pas cette certification dans
les qualifications attribuées aux postes à pourvoir. Loin qu'il y ait
une inflation de diplômes, il y a une déflation des qualifications des
postes de travail à l'embauche.
Cette sous qualification de postes de travail exigeant une forte certification
est le cœur de la contradiction dans laquelle est la jeunesse. D'où vient-elle
? Il y a certes l'atonie de la négociation salariale, verrouillée par
un patronat qui ne discute que si l'on ne parle pas de salaires ; en cela
les jeunes sont dans la même situation que le reste des salariés, et peu
syndiqués ils pèsent encore moins. Mais il y a d'abord l'organisation
de la sous-qualification des postes offerts aux jeunes dans le cadre des
mesures-jeunes prises par l'Etat depuis 1977, qui ont fait du SMIC non
pas le point de départ d'une carrière salariale à la qualification, mais
la nasse dans laquelle sont enfermés durablement les primo entrants sur
le marché du travail.
Là encore, on ne répétera jamais assez que loin de s'attaquer aux difficultés
propres aux jeunes, les mesures-jeunes les créent. Je me souviens d'une
anecdote très significative : une inspectrice réunit le personnel d'une
école, chacun se présente, directrice, prof de CE2, etc… jusqu'au responsable
de l'informatique qui se présente comme " emploi-jeune ", se définissant
ainsi non pas par la qualification de son travail mais par la mesure dont
il est l'objet et qui précisément, en le payant au SMIC alors qu'il a
un DUT, nie sa qualification. Sans chercher en-dehors de l'université,
songeons aux doctorants que nous désignons comme des " allocataires "
dont la qualification est largement déniée dans le montant de ladite "
allocation " alors qu'ils effectuent un travail qualifié qui devrait être
reconnu par un salaire.
2. Le CNE-CPE est le début d'une attaque d'ampleur contre le droit du
travail pour tenter de s'opposer à la revendication de sécurité sociale
professionnelle
Le CPE n'est pas né comme ça, d'une démangeaison d'action d'un premier
ministre volontariste : il est l'avatar le plus récent d'une contre réforme
d'ampleur longuement préparée par le MEDEF et l'UMP et figure au centre
du programme " de rupture " du candidat Sarkosy.
Ainsi, s'il prolonge sans surprise les mesures d'âge et leur effet dépressif
sur les salaires et les qualifications, il innove en revanche, et de la
pire façon, en matière de droit du travail.
Le CPE est, pour les moins de 26 ans, l'extension aux entreprises de plus
de 20 salariés du dispositif du CNE, mis en place par ordonnance pendant
l'été 2005 pour les entreprises de moins de 20 salariés. Ces deux expérimentations
sont la première étape, si elles ne sont pas stoppées, vers un CNE pour
tous qui permettra d'en finir avec tout le droit du travail qui depuis
1973 a créé progressivement le CDI.
Qu'est-ce que le CDI en effet ? C'est un contrat qui protège le salarié
contre le licenciement de deux façons. D'une part, une loi de 1973 a renversé
la charge de la preuve en imposant une énonciation écrite des motifs du
licenciement : ainsi c'est maintenant à l'employeur de prouver que le
licenciement a une cause réelle et sérieuse, ce qui limite sa marge de
manœuvre et donne des atouts aux salariés dans leurs recours devant les
prud'hommes.
D'autre part, une loi de 1975 et ses suites encadre le licenciement dans
une procédure d'autant plus longue et contraignante pour l'employeur que
le licenciement entre dans un licenciement économique collectif : obligation
d'informer le comité d'entreprise qui peut faire une contre expertise
et contester ainsi la légitimité de l'argumentation patronale (mais sans
disposer d'un veto suspensif), responsabilité de l'entreprise dans le
reclassement des salariés voire dans la ré industrialisation du bassin
d'emploi.
C'est en contrepoint du CDI qu'a été défini le CDD. Au terme du contrat
l'employeur n'a ni à justifier un licenciement ni à assurer un reclassement
: il verse au salarié une prime de précarité égale 10% de la totalité
des salaires qu'il lui a versés. Mais s'il rompt le contrat avant la fin,
il doit justifier le licenciement et devra verser la totalité des salaires
restant dus s'il ne peut prouver une faute lourde du salarié.
Les intentions des contre réformateurs sont connues, elles font l'objet
de multiples rapports depuis le gouvernement Raffarin, en particulier
les rapports Camdessus et Cahuc-Kramarz, et de fortes promotions médiatiques
de la part d'universitaires comme Jacques Marseille : il s'agit de supprimer
le CDI à l'occasion de la suppression du CDD. Compte tenu des abus considérables
de son usage en particulier comme forme dominante du contrat d'embauche,
la suppression du CDD au bénéfice d'une généralisation du CDI serait évidemment
la bienvenue ! Mais ici il s'agit du contraire. La mise en place d'un
contrat de travail unique va être l'occasion de supprimer les deux dimensions
constitutives du CDI tout en réduisant les garanties attachées au CDD,
comme on le voit avec le CNE, première étape de la contre réforme. L'employeur
qui embauche un salarié dans le cadre du CNE peut le licencier sans notification
écrite du motif, il lui doit une prime de 8% des salaires versés jusqu'au
licenciement et, sur la même assiette, verse une taxe de 2% au service
public de l'emploi.
Dans les intentions des contre réformateurs, que le CNE n'a pas encore
entièrement concrétisées, le licenciement n'est donc plus une affaire
d'ordre public, c'est une affaire du seul employeur : il n'a pas à le
justifier à celle ou celui qui est licencié, et n'a à en rendre compte
ni à la justice ni aux représentants des salariés. Dès lors qu'il verse
une taxe au service public de l'emploi et qu'il respecte le préavis, le
licenciement est réputé légitime.
Le versement de la taxe le dispense également de toute responsabilité
dans le reclassement des salariés. Inversant le sens de la légitime revendication
de sécurité sociale professionnelle, qui souhaite accrocher les droits
sociaux à la carrière des salariés et non pas à chaque poste de travail
isolé (par ex. en maintenant le contrat de travail entre deux emplois),
les contre réformateurs préconisent de lier le droit au reclassement professionnel
à la personne, et non pas à l'emploi.
Quelle est cette fameuse " personne " objet de toute leur sollicitude
? Non pas un salarié porteur d'une qualification qu'il met en œuvre dans
un collectif de travail, qualification et collectif que la législation
du CDI met au cœur de l'exercice concret du droit du travail et qui sont
les points d'appui de la revendication de sécurité sociale professionnelle.
Mais un individu tout nu défini par son manque d'employabilité et justiciable
à ce titre d'une solidarité nationale. Licencié sans mention écrite du
motif, il est remis au service public de l'emploi qui le " profile ",
c'est-à-dire qui mesure son degré d'éloignement de l'emploi selon un barème.
Une telle opération de tri à l'arrivée au guichet unique place d'emblée
le licencié dans une définition en creux : sa qualification est niée,
il est posé comme manquant plus ou moins d'employabilité. La mesure de
ce manque est cruciale car elle commande toute l'opération tutélaire dont
il va être l'objet : la rémunération de l'opérateur auquel le service
public de l'emploi va sous traiter le reclassement du chômeur avec obligation
de résultat sera d'autant plus grande que l'employabilité de ce dernier
sera faible. Au bout d'un temps et d'un nombre de propositions refusées
ou manquées, le chômeur doit accepter une tâche d'utilité collective et,
au bout du compte, accepter tout emploi convenable.
Faut-il le souligner ? La garantie du reclassement tutélaire d'individus
dont la qualification est niée est à l'inverse de la revendication de
maintien de la qualification et du contrat de travail entre deux emplois
qui est à la base de la revendication de sécurité sociale professionnelle.
Là où celle-ci cherche à gommer le hiatus entre deux emplois en attachant
la qualification à la personne de salariés posés dans leur appartenance
à un collectif de travail qu'il faut en permanence faire évoluer, celle-là
utilise les temps hors emploi pour disqualifier des individus qui vont
faire l'objet d'un accompagnement tutélaire.
3. Trois réformes pour en finir avec les jeunes grâce à la sécurité
sociale professionnelle
La première réforme qu'exige la grave dérive des emplois qu'ont organisée
les mesures jeunes depuis 1977 est le doublement des salaires d'embauche.
Il faut se fixer cet objectif sur plusieurs années, en organisant par
un coup de fouet à la négociation collective interprofessionnelle et de
branche les effets positifs en cascade qu'aura un tel doublement sur l'ensemble
de l'échelle des salaires. La chute des salaires d'embauche est certainement
la donnée la plus inquiétante des dernières décennies et elle constitue
la base de la décélération de l'ensemble des salaires : leur doublement
négocié sur quelques années (assortie de l'interdiction d'embaucher un
diplômé comme stagiaire) sera le signal clair d'un changement de cap indispensable.
La seconde mesure est l'interdiction des mesures d'âge en matière d'emploi.
La discrimination d'âge joue depuis 1977 un rôle croissant, à côté de
la discrimination de genre ou de nationalité, pour exercer une pression
à la baisse sur les salaires et la qualité des emplois. Il ne faudrait
pas que, parce que les jeunes, comme les femmes depuis les années soixante,
ont commencé depuis une dizaine d'année à se soulever contre les discriminations
dont ils sont les victimes, une nouvelle cible soit visée par les discriminations,
cible dont on sait déjà quelle elle sera quand on mesure l'ampleur de
la victimisation dont elle est l'objet sous l'égide de la stratégie européenne
de l'emploi : les seniors, ces plus de 55 ans dont le discours officiel
et ses bons apôtres répètent à l'envi qu'ils n'ont pas assez de place
sur le marché du travail et qu'il faut augmenter leur taux d'emploi. Si
l'on a l'oreille rendue attentive par ce qui s'est passé pour les jeunes,
avec 30 ans de propagande assidue pour les victimiser, les poser comme
des " chômeurs " ayant du coup droit à des mesures compassionnelles qui
ont organisé leur rôle de variable d'ajustement et de pression à la baisse
sur les salaires, on ne peut qu'entendre la petite musique qui enfle aujourd'hui
à propos du taux d'emploi des seniors que pour ce qu'elle est : la victimisation
d'une nouvelle tranche d'âge qui va avoir droit à des " mesures " spécifiques.
Les prémices de ces mesures-vieux sont les réformes des retraites qui
allongent la durée de cotisation et rendent possible les cumuls entre
faibles pensions et petits boulots, comme au bon vieux temps des années
soixante, quand le jour de sa retraite on prenait vite un autre emploi
dévalorisé dans le gardiennage ou le nettoyage, et bien sûr, … comme par
hasard, les " contrats seniors " qui sont apparus à l'automne dans la
foulée du CNE. Maintenant que nous sommes avertis des conséquences dramatiques
d'une naturalisation de l'âge en matière d'emploi des jeunes, il faut
obtenir l'interdiction de la caractérisation comme " senior " d'un salarié
et plus généralement l'interdiction de tout critère d'âge en matière d'emploi.
La troisième mesure est l'attribution systématique du SMIC de la fin de
la scolarité obligatoire au premier emploi comme première étape de la
sécurité sociale professionnelle. Cette mesure est elle aussi fondamentale
et va concourir à soutenir la revendication de doublement des salaires
d'embauche. De même que les retraités touchent du salaire après leur dernier
emploi, les jeunes ont le droit de toucher du salaire (et non pas une
allocation tutélaire) avant leur premier emploi, cependant que le chômage
disparaît par maintien du contrat de travail entre deux emplois.
Concluons sur la question du financement de l'attribution du SMIC entre
18 ans et le premier emploi ainsi que du doublement du salaire d'embauche
? La centaine de milliards d'euros nécessaires représenterait une hausse
de 6 à 7 points de PIB, à étaler sur plusieurs années. C'est parfaitement
absorbable, comme l'a été l'attribution de pensions aux retraités (qui
représentent aujourd'hui plus de 12 % du PIB), dès lors que l'on considère
qu'il s'agit d'attribuer une valeur à du travail déjà-là : les jeunes,
qu'ils soient actifs ou étudiants, ont une activité productive utile,
et la reconnaître au SMIC (pour ceux qui n'ont pas d'emploi) ou par des
salaires d'embauche plus élevés est aussi légitime et pas davantage inflationniste
que de reconnaître dans des pensions l'utilité du travail des retraités.
Cela suppose évidemment que nous combattions la réaction monétariste qui
depuis les années 1980 met en cause la hausse des salaires, des cotisations
sociales et des impôts.
Bernard Friot
Sociologue - Maître de conférences
IDHE - Université Paris X - Nanterre
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