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Peut-on changer le monde sans prendre le pouvoir ? Par John Holloway
J’ignore la réponse à cette question. Peut-être pouvons-nous changer le monde sans prendre le pouvoir. Peut-être pas. Le point de départ – pour chacun d’entre nous je pense – est l’incertitude, le fait de ne pas savoir, la recherche collective d’une piste pour avancer.
Nous recherchons cette piste car il devient de plus en plus clair que le capitalisme est une catastrophe pour l’humanité. Un changement radical dans l’organisation de la société, c'est-à-dire une révolution, est plus urgent que jamais. Elle ne pourra qu’être mondiale si elle doit servir à quelque chose.
Il est cependant peu probable qu’elle puisse intervenir d’un seul coup. Cela signifie que nous pouvons uniquement concevoir la révolution comme interstitielle, comme une révolution qui occuperait les interstices du capitalisme, qui occuperait des espaces dans le monde alors que le capitalisme existe encore. La question est de savoir comment nous concevons ces interstices : s’agirait-il d’Etats ou d’autres types d’espaces ?

Cette réflexion doit être menée depuis là où nous en sommes, en partant des nombreuses rébellions et insubordinations qui nous ont menés à Porto Alegre. Le monde est plein de ces rébellions, d’individus disant NON au capitalisme : Non nous ne vivrons pas nos vies selon les diktats du capitalisme, nous ferons ce que nous jugeons nécessaire ou désirable et non ce que le capital nous intime de faire. Par moment nous considérons le capitalisme comme un système global de domination et oublions que ces rébellions existent partout. Il arrive qu’elles soient si petites que même les individus qu’elles impliquent ne les perçoivent pas comme des refus, mais il arrive également qu’il s’agisse de projets collectifs recherchant une voie alternative.
Ces refus peuvent être vus comme des fissures, des trous dans le système de domination capitaliste. Le capitalisme n’est pas (au moins au départ) un système économique, mais un système de commandement. Les capitalistes, au moyen de l’argent, nous commandent, nous disent quoi faire. Refuser d’obéir revient à briser le contrôle du capital. La question pour nous est alors de savoir comment nous multiplions et donnant de l’ampleur à ces refus, à ces ruptures dans la texture de la domination.
Deux approches sont envisageables :
Selon la première, ces mouvements, ces nombreuses insubordinations, manquent de maturité et d’effectivité faute de concentration, de canalisation vers un but. Pour qu’ils soient efficaces, ils doivent s’orienter vers la conquête du pouvoir étatique – que ce soit au travers des élections ou du renversement de l’Etat existant pour y substituer un nouvel Etat, révolutionnaire. La forme organisationnelle permettant de canaliser ces insubordinations vers pareil objectif est le parti.
La question de la prise du pouvoir étatique est moins une question d’intentions futures que d’organisation présente. Comment devrions nous aujourd'hui nous organiser ? Devrions-nous joindre un parti, une forme organisationnelle qui concentre nos mécontentements vers la conquête du pouvoir étatique ? Ou devons-nous plutôt nous organiser autrement ?
La seconde manière d’envisager l’expansion et la multiplication des insubordinations consiste à dire « Non, elles ne doivent pas être harnachées ensemble pour former un parti, elles doivent fleurir librement et aller dans la direction où la lutte les porte ». Cela ne signifie pas qu’il ne doive exister aucune coordination, mais il s’agirait d’une coordination bien plus lâche. Par-dessus tout, le principal point de référence n’est pas l’Etat mais la société que nous souhaitons créer.
Le principal argument contre la première de ces conceptions est qu’elle s’oriente dans la mauvaise direction. L’Etat n’est pas une chose, pas un objet neutre : c’est une forme de relations sociales, une forme d’organisation, une manière de faire les choses qui a été développée sur de nombreux siècles afin de maintenir ou de développer le règne du capital. Si nous concentrons nos combats contre ce dernier, ou si nous tenons l’Etat comme notre principal point de référence, il nous faut comprendre que l’Etat parvient à nous orienter dans une certaine direction. Par-dessus tout, il cherche à nous imposer la séparation de nos combats vis-à-vis de la société, à convertir notre combat en un combat mené au nom de quelque chose. Il sépare les leaders des masses, les représentants des représentés ; il nous mène à une manière différente de parler, de réfléchir. Il nous happe dans un processus de réconciliation avec la réalité, et avec le fait que la réalité est la réalité du capitalisme, une forme d’organisation sociale basée sur l’exploitation et l’injustice, sur le meurtre et la destruction. Il nous attire également dans une définition spatiale de la manière dont nous faisons les choses, dans une définition spatiale qui opère une nette distinction entre le territoire de l’Etat et le monde extérieur , et une nette distinction entre les citoyens et les étrangers. Il nous attire dans une définition spatiale de la lutte qui ne peut ainsi espérer tenir tête au mouvement global du capital.
Il est une question clé dans l’histoire de la gauche étatiste, c’est celui de la trahison. De tous temps les leaders ont trahis le mouvement, et non nécessairement du fait d’une mauvaise nature, mais simplement parce que l’Etat comme forme d’organisation sépare les leaders du mouvement et les happe dans un processus de réconciliation avec le capital. La trahison est une donnée de départ avec l’Etat comme forme d’organisation.
Pouvons-nous résister à cette réalité ? Bien sûr, nous le pouvons, et c’est même quelque chose qui se produit tout le temps. Nous pouvons refuser de laisser l’Etat identifier les meneurs ou les représentants permanents du mouvement, nous pouvons refuser de laisser des délégués négocier en secret avec les représentants de l’Etat. Mais cela suppose de comprendre que nos formes d’organisation sont très différentes de celles de l’Etat, qu’il n’existe aucune symétrie entre elles. L’Etat est une organisation où l’on agit pour le compte de, alors que ce que nous voulons est une organisation reposant sur l’autodétermination, une forme d’organisation qui nous autorise à articuler ce que nous voulons, ce que nous décidons, ce que nous considérons nécessaire ou désirable. Ce que nous voulons, en d’autres mots, est une forme d’organisation qui n’ait pas l’Etat comme principal point de référence.
L’argument contre le positionnement vis-à-vis de l’Etat est clair, mais qu’en est-il de l’autre conception ? L’approche orientée vers l’Etat peut être présentée comme une approche en deux temps du développement de la lutte. La lutte est ainsi conçue comme ayant un pivot central, la prise du pouvoir étatique. D’abord nous concentrons tous nos efforts sur la conquête de l’Etat, nous nous organisons à cette fin, puis, une fois notre objectif atteint, nous pouvons envisager d’autres formes d’organisation, nous pouvons réfléchir à révolutionner la société. Nous suivons une première direction afin de pouvoir en prendre une autre ensuite : les problème est que la dynamique mise en place durant la première phase est difficile voire impossible à démanteler dans le second temps.
L’autre concept se concentre directement sur le type de société que nous souhaitons créer, sans passer par l’intermédiaire de l’Etat. Il n’y a là aucun pivot : l’organisation est directement préfiguratrice, directement en lien avec les relations sociales que nous voulons créer. Où le premier concept voit une transformation radicale de la société comme développement de la prise du pouvoir, le second insiste sur le fait que le mouvement doit débuter maintenant. La révolution, non pas le temps venu, mais ici et maintenant.
Cette approche correspond au chemin vers l’autodétermination. L’autodétermination ne peut exister dans une société capitaliste. Ce qui peut et doit exister, c’est le chemin vers l’autodétermination sociale : la mobilisation contre la détermination de l’extérieur, contre la détermination imposée par l’autre. Une telle mobilisation est nécessairement expérimentale, mais trois choses sont claires :
a/ Ce chemin passe nécessairement par le fait de s’opposer à ce que les autres décident à notre place. Il s’agit donc d’un mouvement contre la démocratie représentative et en faveur de la création d’une forme de démocratie directe.
b/ Ce chemin est incompatible avec l’Etat, qui est une forme d’organisation qui décide en notre nom et qui nous exclut de ce fait.
c/ Cette démarche est dénuée de sens si elle ne place pas en son cœur l’autodétermination de notre travail, de notre activité. Elle est nécessairement dirigée contre l’organisation capitaliste du travail. Nous parlons donc, non pas seulement de démocratie, mais de communisme, non pas de rébellion, mais de révolution.
Je me concentre pour ma part sur cette seconde conception de la révolution. Le fait que nous rejetions la conception stato-centrée ne signifie à l’évidence pas que l’autre approche soit exempte de toute difficulté. J’en identifie trois principales, dont aucune n’est à mes yeux susceptible de remettre en cause mes conclusions.
La première difficulté concerne le moyen de composer avec la répression étatique. Je ne pense pas que la réponse consiste à nous armer afin de défaire l’Etat au terme d’une confrontation ouverte : nous aurions peu de chances de l’emporter, et cela supposerait en tout état de cause de reproduire les relations sociales autoritaires contre lesquelles nous combattons. Je ne pense pas davantage que la solution consiste à prendre le contrôle de l’Etat afin de contrôler l’armée et les forces de police : l’utilisation de l’armée et de la police au nom du peuple est à l’évidence contradictoire des combats de ceux qui souhaitent que personne ne décide à leur place. Nous n’avons donc d’autre choix que d’identifier de nouvelles manières de dissuader l’Etat d’exercer la violence contre nous : cela pourrait supposer un certain degré de résistance armée (comme dans le cas des zapatistes), mais cela supposerait surtout une forte intégration de la rébellion au sein de la communauté.
La seconde question délicate concerne notre capacité à développer des activités alternatives (des activités productives alternatives) au sein du capitalisme, et notre capacité à créer une articulation sociale entre les activités autre que la valeur. De nombreuses expérimentations ont été menées en ce sens (les fabricas recuperadas, usines rouvertes par les travailleurs en Argentine, par exemple) et les possibilités dépendront à l’évidence de l’ampleur du mouvement lui-même, mais il s’agit là d’une difficulté majeure. Comment concevoir une organisation de la production et de la distribution qui soit ascendante, qui parte des révoltes interstitielles, plutôt que d’un corps de planification centralisé ?
La troisième difficulté a trait à l’organisation de l’autodétermination sociale. Comment organiser un système de démocratie directe à une échelle qui dépasse le niveau local dans une société complexe ? La réponse classique réside en la formation de conseils reliés entre eux par un conseil des conseils auquel chaque conseil mandaterait des délégués immédiatement révocables. Cette proposition paraît cohérente, mais il est clair que, même au sein de petits groupes, le fonctionnement de la démocratie est toujours problématique, de telle sorte que la seule manière de concevoir la démocratie directe est de l’assimiler à un processus permanent d’expérimentation et d’auto éducation.
Pouvons-nous changer le monde sans prendre le pouvoir ? La seule manière de le savoir est de le faire.

Par John Holloway, le 6 avril 2005

Traduction par Blackjack d'un texte publié en anglais sur cette page : http://www.zmag.org/content/showarticle.cfm?ItemID=7588

Autres textes de et sur John Holloway ici
Ecrit par libertad, à 23:15 dans la rubrique "Pour comprendre".

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