Joueb.com
Envie de créer un weblog ? |
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web. |
Pouvez-vous résumer en quelques mots la querelle qui oppose les Mapuche à la Compania de Tierras, elle-même en rapport avec la société italienne Benetton ?
Benetton est le groupe commercial qui a acheté un peu moins d’un million d’hectares de terres en Patagonie, où vivent les Mapuche. Cela n’a pu se faire qu’avec la complicité de responsables gouvernementaux, qui ont vendu des tierras fiscales, terres communales appartenant à l’Etat, ou terres achetées par d’autres propriétaires terriens de grande envergure qui ne possédaient pas pour elles de titres de propriété en règle. Ce pays a toujours été habité par les Mapuche, mais le gouvernement argentin n’a pas renforcé la réforme de la constitution de 1994, qui a reconnu l’existence d’un peuple indigène présent avant l’instauration de l’Etat argentin, peuple qui possède des droits à la terre ratifiés par l’Etat. La loi dit que nous avons droit à ces territoires ancestraux, mais le gouvernement argentin n’a pris aucune mesure contre Benetton. Le cas le plus connu est celui de la famille Curiñanco-Nahuelquir, qu’on a accusée d’avoir usurpé la possession de terres appartenant à Benetton. A l’origine, une plainte pour crime a été déposée contre les Mapuche pour usurpation, et le premier verdict qu’a rendu la cour pénale a été un non-lieu – pas d’usurpation, parce qu’il n’y avait eu aucun élément caractérisant un crime : pas d’abus, pas d’activité illégale, pas de dommages. Mais le tribunal a dit que Benetton possédait suffisamment de titres de propriété et que l’usage ancestral de ce territoire par les Mapuche ne pouvait pas être démontré. En réalité, même à date récente, jamais l’Etat n’a rendu formels les droits des Mapuche sur ces terres, parce qu’il préfère donner des garanties légales à des entrepreneurs, à l’invasion, plutôt qu’à notre communauté.
Je voudrais que vous parliez des divergences entre l’idée que se font les Européens de la propriété du sol, et la notion d’habitation d’un territoire pour les Mapuche.
Pour commencer, il faut comprendre que sur ce point – « être propriétaire » ou « faire partie de » - la divergence qui existe entre deux visions du monde profondément opposées est elle-même bien enracinée. Nous nous pensons comme une partie du territoire, une partie de la nature, nous expliquons notre existence – en tant que peuple et en tant qu’individus – de la même manière que celle par laquelle chacun d’entre nous expliquons notre propre origine. Chaque Mapuche est issu d’un élément de la nature : cela signifie que chacun de nous a pour origine les forces qui habitent notre territoire, celui où nous vivons. En ce qui me concerne, je suis Nanku – c’est mon surnom, Nankucheo, et Nanku est un aigle, un jeune aigle qui vit ici, qui a une poitrine blanche. J’explique ma propre existence par le tuwun [origine géographique] et par le kvpalme [origine culturelle de la nature], cela explique d’où vient chacun de nous : le kvpalme indique de quel élément naturel nous sommes issus, et le tuwun indique où nous nous trouvons géographiquement. Quand les Nanku ne seront plus, ma propre origine disparaîtra, ce qui fonde l’explication de mon appartenance à un espace territorial s’évanouira. C’est à partir de là que se forme notre sentiment d’appartenance à un lieu : appartenir à un lieu, et non être possesseurs d’un lieu. Mais si nous disons que nous ne nous sentons pas possesseurs d’un territoire, cette assertion sera utilisée par ceux qui, comme Benetton, disent : « Oui. C’est nous qui sommes les propriétaires. » C’est quelque chose qu’il est difficile d’expliquer dans une société comme celle de l’Europe, dont chaque territoire est l’objet d’une possession historiquement assignée, déterminée par la logique de l’invasion. J’imagine que ce serait encore plus difficile à comprendre pour une culture comme celle de l’Italie, qui descend de l’Empire romain. La fondation du droit en Argentine, c’est du droit romain : sur les fondements d’une idée de la propriété développée par le droit romain, ils ont pris possession des terres en les subtilisant aux peuples indigènes. Et aujourd’hui encore, ils appliquent ce fondement de droit romain qui ne prend pas en considération la possibilité qu’une terre ait été occupée de manière ancestrale, ni que l’on soit une partie d’une terre sans la posséder pour autant : le droit romain ne connaissait pas les notions de kvpalme et de tuwun. Ce sont des définitions, des visions du monde qui ne convergent pas.
En outre, la vision du monde « occidentale », basée sur une idée du développement entendue comme extraction des ressources naturelles est arrivée, et a créé une réalité nouvelle dans le monde du peuple indigène : la misère. En Afrique, nombreux sont les peuples indigènes qui n’avaient pas de mot pour dire la « pauvreté » avant l’arrivée des Européens…
Dans notre langue non plus, le mapudungu, il n’y a pas de mot pour dire « manquer de quelque chose », parce qu’auparavant nous ne manquions de rien : nous étions une partie de la nature et la nature nous donnait ce dont nous avions besoin pour vivre. Il n’y avait pas de concept comme « être pauvre », ou « avoir besoin de quelque chose ». Les mots « manquer de quelque chose » ne sont pas des mots, dans notre langue ; en mapudungu on ne peut pas parler de « manque » ni dire « j’ai besoin de », nous devons ajouter le verbe espagnol faltar. C’est la même chose qui se passe en Amérique : dans de nombreuses cultures indigènes, il n’existe pas de mots pour dire « pauvreté » ou « besoin », ces mots sont arrivés avec l’invasion européenne. Cette capacité des envahisseurs Européens à créer des définitions qui appauvrissent la réalité est un concept intéressant. La conquête de la Patagonie a été appelée « la conquête du désert » - alors qu’il n’y a pas de désert en Patagonie…
Les huinca [NdT : mot mapuche qui désigne entre autres : « étranger », « homme blanc », « chrétien » et « homme étranger à la culture mapuche »] pensaient sur le mode de l’authorité1 : « Si je ne suis pas ici, ce lieu est inhabité. » Les Indiens étaient pour eux des sauvages, ce n’étaient pas des êtres humains : par conséquent notre terre était un désert. Il y avait des peuples, des cultures qui cohabitaient avec la nature, et ils avaient vécu avec la nature pendant des millénaires, mais les Occidentaux dirent : « S’il n’y a pas de ville à cet endroit, il est impossible d’y vivre, par conséquent c’est un désert. » Tout dépendait de la vision du monde, de la façon de voir le monde. Les Occidentaux ne respectent pas la façon de voir des peuples indigènes qui habitent ces lieux. Si seulement ils étaient en mesure d’écouter ce que nous entendons par nature, d’écouter comment il est possible de nous rapporter à la nature… Mapudungu est une langue qui permet de se rapporter à la nature. Mais ils n’arrêtent pas d’écouter : ils ne comprennent que ce qui est écrit, ou ce qui est validé par un technicien, un professionnel, un expert qui fasse état des choses pour eux. Toutes les explications produisent la même manière de comprendre le monde. Ils n’apprécient pas le fait qu’il y ait beaucoup plus de mondes, qu’ils ne comprennent toujours pas. Pas un n’a compris qu’ils n’avaient pas découvert l’Amérique : comment auraient-ils « découvert » un continent qui était déjà habité ? Il faut qu’il arrivent à se rendre compte qu’ils n’ont rien découvert du tout, qu’il y avait déjà des cultures qui vivaient ici depuis des millénaires. Mais en cinq cents ans, ils n’ont pas pris conscience du fait qu’ils n’ont rien découvert, et pensent toujours qu’il leur faut apporter la civilisation et le savoir. Mais c’est un savoir qui porte en lui la destruction.
Et la destruction en vient à frapper les gens dans leur vie. Ainsi, certains Mapuche sont en prison pour n’avoir fait que défendre leurs idées.
Ici en Argentine, beaucoup de procès ont eu lieu contre les Mapuche, ainsi que contre nos frères du Chili : ils font partie de notre peuple, nous sentons que nous sommes de la même chair. Au Chili, la répression atteint un niveau très élevé. En effet, il y a beaucoup de procès en cours, contre environ cent de nos camarades Mapuche, et d’autres ont été condamné à des peines de dix ans de prison. Moi-même j’ai passé un mois et demi en prison pour « usurpation de terre », une accusation ridicule : comment usurperais-je mon territoire ? Jamais l’Etat n’a été convaincant, ni par ses déclarations, ni par les accords passés. Au contraire : sa force de persuasion a toujours été la force des armes. D’abord par la croix et le sabre, et de nos jours par un sabre plus sophistiqué certes, mais toujours le même, qui a essayé de nous soumettre il y a cinq cents ans.
1 En traduisant « authoritarian mode » par « mode de l’authorité » (avec un h), j’entends conserver la différence du concept qui est donné ici par rapport au concept d’autorité telle qu’on le trouve dans l’expression « régime autoritaire » par exemple ; le premier exprime davantage une prise de possession et de contrôle exercé par un propriétaire, notion qui n’est pas présente au premier abord dans la notion d’autorité, plus proche de la notion de répression, même si par ailleurs elle peut donner lieu à une prise de possession (NdT).
Traduction par ferox d'un article paru en anglais dans Green anarchy #21 automne-hiver 2005-2006