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Faire du sport, c’est se grandir et, à cette fin, prendre sa propre mesure et celle d’autrui dans une socialisation à part entière. Le sport est l’une des meilleurs écoles pour apprendre qu’il n’y a pas de liberté sans lien ni de lien sans liberté, que l’individu a besoin du système et réciproquement, et que sa principale problématique se situe dans un recherche d’équilibre entre le je et le nous. La jubilation sportive chez l’amateur est une parfaite allégorie de la jubilation libertaire prônant la nécessité d’associer individualisme et humanisme. Le sport est une croissance du personnel dans l’universel. Mais attention : affirmer que "faire du sport, c’est se grandir" ne signifie pas écraser les autres mais croître avec eux, dans une émulation qui n’omet pas la fin collective de la démarche, et ce, même dans les sports dits "individuels".
A la différence de l’art et de la science, le sport ne fabrique pas du sens (ni du pourquoi ni du comment). Et cela parce qu’il n’a pas d’autre destination que l’entraînement. Il faut être stupide, influençable ou naïf pour croire que même un match de Coupe du Monde n’est plus de l’ordre de l’entraînement. Si des baudruches sont gonflées à tout va, c’est pour servir des intérêts qui n’ont rien à voir avec le sport (éloigner le citoyen des tensions politiques, par exemple). Tout acte sportif est un entraînement, même dans les moments solennels de comparaisons et d’examens qu’on appellent compétitions. Rien dans le sport n’a d’autre enjeu que l’apprentissage permanent des enjeux réels de la vie par leur métaphorisation dans tous les aspects du jeu. Si le sport est bien le reflet de la vie, il n’en est néanmoins que le reflet. Il est une pause, une parenthèse, un moment gratuit, sans enjeu brûlant, un temps pris sur soi et pour soi, avec ou sans autrui. Le sport est paradoxalement un arrêt, comme le confirme son approche antique lors des premières olympiades associées à des trêves, c’est-à-dire séparant le jeu et l’enjeu. Le sport est un débat et non un combat. D’où également sa mise en parallèle avec des négociations de paix, à côtés des stades, et diverses fraternisations entre les cités grecques. Le sport est une respiration.
Ce qui compte dans le sport, ce n’est pas tant de dépasser les autres que de se dépasser soi-même. Et pour cela, on a besoin d’eux : comme points de repères pour nous situer ; comme partenaires pour nous éprouver ; comme adversaires pour nous stimuler. A ce titre, même l’adversaire est en réalité un partenaire qui revêt un fonction spécifique circonstancielle, la plus respectable qui soit.
Il semblerait que les intérêts financiers croissants qui polluent la plupart des sports, à commencer par le football, fassent oublier à certains de ses acteurs mais aussi à nombre de ses spectateurs, que l’essence même du sport est dans le jeu et non dans l’enjeu. Le richissime homme d’affaire qui gère l’Olympique lyonnais en est un exemple flagrant. En cette période des transferts, il affiche ouvertement sa stratégie. Monsieur Jean-Michel Aulas plombe les comptes de ses adversaires directs en courtisant leurs meilleurs joueurs afin de faire monter les enchères et d’épuiser leurs moyens. C’est une méthode qui montre à quel point le championnat de France de football n’est plus "jouable", c’est-à-dire pratiquable dans l’exercice du jeu. Paris a dû tripler le salaire de Pauleta, son seul "grand joueur", pour le conserver (meilleur buteur du Championnat de France). Marseille peine désespérément à retenir le sien, Ribéry (meilleur espoir de l’Equipe de France).
Que penser d’un sport où le moment du jeu est précédé d’une répartition systématiquement inéquitable des forces en présence jusqu’à la moindre tête émergente qui pourrait nuire à la suprématie du quintuple champion ? N’est-ce pas écraser les autres en leur marchant dessus que s’approprier systématiquement les têtes qui dépassent ? Est-ce vraiment se grandir que d’être au sommet en affaiblissant les autres ? N’est-on pas progressivement parvenu aux antipodes de l’essence même du sport, qui est d’apprendre à grandir ensemble ?
L’évolution actuelle du football est le syndrome d’une société dans laquelle toute idée de gratuité tend à disparaître, où tout ne devient qu’intérêt, enjeu, combat, lutte de tous contre tous, urgence, calcul, stratégie et cupidité. Seuls subsistent quelques utopistes pour entretenir le souvenir d’un désir de vivre autrement, en prenant le temps, en donnant de soi, en se faisant plaisir, en se mesurant aux autres et à soi-même dans l’amour, la réflexion et la générosité, en mêlant activités physiques et cérébrales dans des jeux célébrant la liberté, l’égalité et la fraternité, c’est-à-dire nous réapprenant chaque jour à vivre joyeusement ensemble.
Si désormais le jeu de haut niveau, en France et en Europe, a totalement laissé sa place à l’enjeu, peut-être faudrait-il ne plus appeler "joueurs de football" les as du ballon rond mais "compétiteurs de football" ? Mais le vrai football : le jeu, le sport, l’entraînement joyeux, n’est pas mort pour autant. Il continue à faire entendre sa voix dans les cités du nord et sur les plages du sud, au pied des immeubles et à quelques mètres des vagues. Car des millions d’enfants y jouent encore par plaisir et se répartissent équitablement afin de s’y amuser au mieux. Des millions d’authentiques joueurs de football et non des soldats de la guerre économique.
Croire en la suprématie de l’enjeu sur les terrains des compétitions internationales, c’est se détourner des véritables enjeux : ceux de la vie réelle. Refuser cette inversion, défendre le droit de jouer, c’est remettre les choses à leur place. La Coupe du Monde ne doit être qu’une fête, un grande fête universelle, et non une lutte. Les vrais combats sont ailleurs : là où il y a souci et enjeu pour l’humanité. Proclamer l’insouciance du jeu, c’est souligner l’importance des enjeux.
YANNIS YOULOUNTAS
(philosophe libertaire, auteur notamment de Critique de la démoscopie aux éditions La gouttière)