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Quels sont les moments forts du mouvement social
d’Oaxaca commencé en juin 2006 ?
Rubén : Il existe ici une tradition historique qui veut
que,quand les gens ne trouvent pas de solution à leurs
problèmes chez eux,ils se rendent sur la place centrale
de la capitale de l’État afin de les rendre visibles aux
yeux du monde. Cela n’a pas commencé avec Ulises
Ruiz [3]. Ce qui a débuté le 14 juin 2006, c’est la partie non
écrite de cette histoire. Trois jours après, profitant de
l’effervescence populaire,différents partis et syndicats
forment un cartel d’organisations. Non pas une assemblée,
mais une espèce de front unique contre le néolibéralisme,
dont les dirigeants se considèrent comme
l’avant-garde du peuple. Cette structure rigide sera
dépassée dans différents espaces,l’exemple le plus clair
étant les barricades. Déjà,quand cela s’appelait encore
l’Assemblée populaire d’Oaxaca, beaucoup soulignaient
que ce mouvement n’était pas né en 2006, qu’il
y avait eu San Blas Atempa, Xanica, Loxicha [4], de nombreuses luttes locales. Que c’était une nouvelle étape
et qu’il ne s’agissait pas d’un seul peuple mais aussi
des peuples indigènes et que de fait la majorité de ces
peuples se gouvernent déjà par l’assemblée. La structure
de cartel, de coordination provisoire n’a pas
convaincu. Car la tradition de lutte des peuples
d’Oaxaca s’appuie sur les assemblées.
David : Nous aimons dire que ce mouvement a commencé
il y a plus de 500 ans, car il a été le point de
confluence de demandes ancestrales et de revendications
nouvelles, provenant des villages, des syndicats
et des colonias [5]. Dans cette perspective, le 14 juin est
plutôt un détonateur.
Certaines idéologies disent qu’elle n’est qu’un instrument
de lutte, mais pour nous, l’assemblée est à la fois
le moyen et le but. L’assemblée est l’expression d’une
aspiration à une vie autre. Il ne pouvait y avoir d’autre
forme de rencontre que l’assemblée. C’est pour ça que
nous avons été si nombreux à nous sentir concernés et
que l’APPO a été rapidement investie par les gens. Ceux
qui prétendaient agir au nom de l’assemblée tout en
exerçant une autre forme de prise de décision, étrangère
à l’assemblée, ont été débordés. L’APO du début,
l’Assemblée populaire d’Oaxaca, a été dépassée par
l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca. Le changement
de nom l’exprime : elle a été investie par les
peuples indiens, les quartiers ou les barricades. L’apogée
de l’assemblée dans le processus d’organisation (parce
que, dans l’action, elle est activée dès le 14 juin, comme
réponse rapide et courageuse, comme organisation
spontanée, comme résistance offensive), c’est le congrès
constitutif de novembre 2006.
Un congrès avec plus de
1300 participants, des délégués
de tous les coins de l’État. Nos
chemins ont convergé sous
l’ombre fraîche de cet arbre
qu’est l’assemblée. Certains la
réinterprètent selon leur
myopie idéologique, mais
l’APPO a été cet espace où se
rejoignent les rêves de tous et
de toutes. Certains staliniens
disent que l’APPO est un soviet,
mais nous disons que nous,
Indiens d’Oaxaca, nous pensions
que nous étions dans une
assemblée, nous pensions que nous agissions selon
l’enseignement de nos peuples, qui se base sur l’idée
pratique de l’assemblée.
Rubén : Les deux forces principales du mouvement ont
été la Section 22 du syndicat des instituteurs (30000
affiliés) et les colonias, et elles ne se rencontrent que
lors du forum des peuples indigènes d’Oaxaca, fin
novembre 2006. La majorité des 70000 maîtres d’école
d’Oaxaca ne travaillent pas en ville, ils sont dans les
villages indigènes,dans les 14000 écoles de l’État. Dans
les années 80, la Section 22 a connu une combinaison
entre syndicalisme indépendant et auto-organisation
indigène,ce qui lui donne de la crédibilité,parce qu’audelà
des revendications économiques elle a lutté aussi
pour la démocratie syndicale. Voilà pourquoi, bien que
critiquable, la Section 22 est un des syndicats les plus
forts. De l’autre côté, les colonias : elles ne sont pas seulement
le produit de l’exode rural. Oaxaca a longtemps
été une ville rurale.Il y a peu, la colonia Cinco Señores
était encore vouée au maraîchage. Cette culture n’est
pas perdue, même si la modernité d’État y implante
des usines de montage.
Ce qui nous mène à la communalité, ou à l’autonomie.
Les gens non organisés, qui constituent la majorité du
mouvement, luttent contre le clientélisme politique
dans les colonias, contre le cacique du village, contre
tout ce qui s’oppose à ce que leurs assemblées soient
souveraines, contre ce que les gouvernements imposent
aux gens : le caciquisme d’État.Ce mouvement se
réactive actuellement et il est antisystémique : ce sont
les exclus du système, soit qu’ils ne veulent pas y participer,
soit qu’ils ont étudié et qu’ils ne trouvent pas
d’emploi et font taxi, soit qu’ils ont quitté leur village
pour émigrer… Ce sont tous ces gens qui
ont fait la force du mouvement. La force
qui peut le réactiver n’est pas
à l’intérieur du système,
mais parmi
ceux et celles qui en
sont exclus et qui
ne veulent plus y
participer.
Le 14 juin, les
choses sont devenues
claires :quelles
sont les forces qui
nous oppriment ? Ce n’est pas le seul Ulises Ruiz, mais tout un système.
Depuis les semences transgéniques jusqu’au Plan
Puebla-Panama [6]. Aujourd’hui, on voit se généraliser
une lucidité et un désir d’information sur ce qui se passe
dans mon quartier, ma communauté. Ulises Ruiz est
soutenu par tout un système qui cherche à s’emparer
des ressources naturelles. C’est là qu’intervient la communalité,
où se retrouvent les gens pour défendre ce qu’est le territoire.
David situe le moment fort de l’assemblée au congrès
qui a eu lieu les 10, 11 et 12 décembre,mais comment
expliquer que ce congrès ait élu un conseil si peu respectueux
par la suite des principes et des souhaits de
l’assemblée ?
Rubén : Pour la majorité, le
Conseil ne devait pas fonctionner
comme un parti, il devait s’assumer
comme une étape dans la
réorganisation du mouvement.
Le rôle des conseillers n’est pas
de diriger mais de rapprocher le
mouvement d’autres secteurs et
de lancer les assemblées locales
à partir desquelles s’organisent
les assemblées régionales, puis
l’assemblée au niveau de l’État.
Ceci n’a pu se faire pour diverses
raisons, la principale étant la
répression du 25 novembre,
quelques jours après le congrès. D’un autre côté, il y
a eu le rôle joué par les partis électoralistes qui avaient
un programme préétabli et ne voulaient pas le discuter.
Ils croient que les peuples sont incapables de penser
stratégiquement où va leur mouvement.
C’est aussi une question pratique. Les 1500 délégués
venaient des régions (moi,je viens de l’Isthme,d’autres
viennent de la région mixtèque, d’autres de la côte).
Ces délégués sont désignés comme conseillers parce
qu’ils font un travail de base dans leur région. Ce qui
implique de ne pas vivre en ville. Des réunions du
Conseil tous les trois jours ne peuvent réunir ici que 20,
40 ou 50 conseillers provenant de la ville. Ceux qui
assument le rôle de délégués, de topiles [7] de leur village, n’ont pas une information claire de ce qui se passe en ville. Quand ils se sont rendu compte des frictions au
sujet du rôle du Conseil, beaucoup sont allés voir ce qui
se passait. Et la seule chose qui se discutait là n’était
pas la question prioritaire de l’articulation du mouvement,
c’était une lutte pour des positions de pouvoir.
Ça fait que bien des gens se sont repliés sur leur village.
C’est alors qu’on a pensé aux assemblées locales et
régionales, comme celle de l’Isthme, célébrée à Ixtepec
fin janvier 2007.
Parlez-nous de la communalité, de ce concept qui vient des
peuples indigènes. Comment cette idée peut passer de la campagne
aux quartiers ?
Rubén : Ici aussi il y a un territoire, qui est apparu avec les barricades.
Le territoire, c’est le quartier où tu vis avec tes voisins. Il y a
une croissante individualisation dans les villes qui, souvent,
contrarie cette idée. Mais elle est réapparue spontanément avec les
barricades. Maintenant, la
question est de trouver le point
commun. Prendre soin du territoire
dans une communauté, ça
a à voir avec l’eau, les aliments,
la nature, et ces problèmes existent
aussi en ville. Trouver ces
points qui rassemblent un
quartier apporte beaucoup.
Certains appellent ça la convivialité,
d’autres l’appellent la
comuna… la communalité, la
communauté. Comment vivre
ensemble, en tant qu’habitants
d’un même territoire ? Je me
souviens d’une réunion dans
une colonia où on remarquait
que le salut s’était perdu. « Nous
passons comme si nous ne nous
connaissions pas »,
regrettait
quelqu’un. Ça paraît une plaisanterie,
mais c’est important,
le salut. Le récupérer là où il
existait permet ensuite de
mieux aborder la question
vitale de l’accès à l’eau, par
exemple. Et ce problème vital
peut ensuite te servir pour
constituer une forme d’organisation
basée sur l’assemblée,
qui n’est pas seulement une
structure organisée mais une manière de voir le monde, de le penser
et de le vivre. Nous sommes ici pour prendre soin de ce territoire,
non pas d’une manière individuelle, mais collective. C’est pour cette
raison qu’on privilégie le consensus. Parfois il y a vote,mais pas
un vote de type électoral, qui cherche à baiser la minorité. Un vote
pour avancer sur des points concrets. C’est ce qui définit une
communauté : il faut discuter des heures et des heures pour arriver à
ça. On ne peut pas atteindre ce niveau avec le baratin électoral. La
pratique des militants consiste à imposer leur agenda sans que la
colonia puisse décider.Imposer, par exemple, d’aller manifester en
ville : cette pratique est celle de l’urgence et elle ne permet pas
d’arriver
au fond. C’est pour cette raison que certains croient que le mouvement
n’existe plus maintenant, alors que le mouvement est
souterrain, plus profond que jamais. Il est en bas, invisible. Il n’est
pas en haut parce qu’il y a pression,qu’il y a la peur. Le mouvement
aujourd’hui est dans le concret, dans le comment : comment
résoudre la question des prisonniers politiques ou celle de l’eau,
comment pouvons-nous nous organiser dans une sorte de barricade
qui n’est pas celle de l’affrontement direct, mais celle de la vie
en commun, de l’auto-organisation collective.
En 2006, beaucoup ont trouvé leur place dans le feu de l’affrontement,
dans telle ou telle activité, spontanément… Et aujourd’hui ?
Rubén : Certains disent qu’il n’y a pas de propositions concrètes
pour l’autonomie. Mais nous qui la défendons publiquement dans
cette phase du mouvement, nous ne voulons pas l’imposer. Il y a
une hypothèse en marche avec les caravanes [9]. Et puis il y a 80 % des terres de cet État qui sont communales et les gens les défendent.
Avec la chute des idéologies du socialisme collectiviste et
du capitalisme individualiste, de plus en plus de gens s’intéressent
à cette idée, la communalisation des moyens de production. Un
grand nombre de peuples la pratiquent depuis plus de 500 ans.
Non pas un projet imposé de l’extérieur, mais celui qui surgit de
l’expérience et qui peut être une inspiration pour bien d’autres
mouvements. Ce n’est pas particulier à Oaxaca.
À LIRE :
George Lapierre, La Commune d’Oaxaca. Chroniques et considérations précédé de « Vive la Commune ! » par Raoul Vaneigem, Éd. Rue des Cascades, 2008.
QUI AVAIT PEUR DE LA VOIX de Felícitas Martínez et
Teresa Bautista ? Ces deux jeunes animatrices
(20 et 24 ans) de Radio Triqui, radio communautaire
du municipe populaire de San Juan Copala,
dans la montagne de la Mixteca, ont été abattues
le 6 avril 2008. Vingt douilles de Kalachnikov ont été
retrouvées sur les lieux du crime…
À Oaxaca, deux ans après la prise en main des radios locales
par la population insurgée, le contrôle de l’info reste un
enjeu brûlant. Ce qui n’empêche pas la saine autocritique
des médias indépendants : « Comme les médias officiels,
nous avons couru après le sang et l’action », reconnaît le collectif
Oaxaca Libre. « On se focalisait sur la photo du jeune
émeutier,alors que le plus important se passait dans les quartiers,
les assemblées,les fêtes, la construction de quelque chose
de nouveau. »
Que reste-t-il de l’insurrection civile de 2006 ? L’APPO se
déchire depuis que certains « leaders » ont voulu l’entraîner
sur la voie électorale. Mais lors des législatives locales d’août
2007, une abstention de 80% a prouvé que les gens ne
croient plus à cette voie-là. « Les partis politiques nous ont
laissés seuls et c’est tant mieux.Nous avons ainsi pu rêver audelà
de l’élection du prochain cacique rédempteur. En 2006,
nous avons prouvé qu’on peut vivre de façon civilisée sans
gouvernement ni police. À l’époque des barricades, la violence
venait quasi exclusivement de l’État. Et les chiffres de la délinquance
ont de nouveau explosé après l’entrée de la police
fédérale. » (Oaxaca Libre)
« Oaxaca sent la peur et la poudre », constate aujourd’hui
Gustavo Esteva. « Mais on sent aussi une odeur de changement
social profond et irrémédiable. »
Le 5 mai 2008, une caravane baptisée « Sentier du jaguar »
est partie de la capitale vers l’isthme de Tehuantepec.
Malgré l’opposition des « politiques » de l’APPO, des jeunes
et des femmes, réunis en février dans le municipe rebelle
de Zaachila, ont décidé de rendre visite aux résistances
populaires de cette région particulièrement convoitée par
le Plan Puebla-Panama. Partout, au nom du progrès, des
multinationales lorgnent sur les richesses naturelles des
peuples autochtones. À Jalapa del Marqués, un barrage
hydroélectrique menaçait une communauté de paysans-pêcheurs
: le projet a dû être abandonné faute d’eau, dit-on…
À Juchitán, quatre entreprises espagnoles veulent
implanter, avec la complicité des caciques locaux, un vaste
couloir de 5000 éoliennes sur 3000 hectares de terres communales.
Ce même bourg zapotèque a réussi à chasser Wal
Mart, qui voulait ouvrir un hypermarché à deux pas du
marché traditionnel. À San Miguel Chimalapa, des comuneros
zoques ont refoulé une entreprise d’exploitation forestière
et des gros éleveurs venus du Chiapas. À San Blas
Atempa, une cacique du PRI impose sa loi à feu et à sang
contre la volonté de l’assemblée,qui ignore sa municipalité
corrompue. Humblement, la caravane a servi de lien entre
ces luttes. Ce qui a déplu à certains : le vieux car et les deux
tout-terrain qui formaient le convoi ont subi une embuscade
policière dans la montagne de Zanatepec,loin de tout.
Mais après avoir saccagé les véhicules et menacé les participants,
les flics ont dû les laisser repartir…
Jeudi 19 juin, des barricades ont été dressées à l’entrée de
Zaachila, bourgade située à 20 km de la capitale. La population
a ainsi interdit l’inauguration d’une voie rapide par
Ulises Ruiz. Bien que des hommes de main aient ouvert le
feu sur la foule, le gouverneur honni n’a pu procéder à la
mise en scène de son pouvoir fantôme…
Contre un « monde-machine » qui nous entraîne dans son
« inertie suicidaire », constate l’historien Armando Bartra
dans La Jornada, « il faut de toute urgence entreprendre des
révolutions lentes,des transformations sociales profondes.Ce
sont les utopies quotidiennes qui appellent à l’optimisme. »
Malgré le meurtre impuni de Felícitas et Teresa, les radios
communautaires continuent à fleurir dans les montagnes
indiennes du Sud mexicain… Les gens se parlent.
Article publié dans CQFD n°58, juillet 2008.
[1] Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca.
[2] Voix oaxaquéniennes construisant l’autonomie et la liberté, regroupant la frange antiélectoraliste de l’APPO.
[3] Le 14 juin 20006, Ulises Ruiz, gouverneur autoritaire et corrompu, lance une brutale opération policière contre des milliers d’instituteurs en grève qui campaient sur la place centrale d’Oaxaca. Scandalisée,la population chasse les forces de l’ordre et réoccupe le centre-ville avec les instits. C’est le début de six mois de « mise en commune » (cf. CQFD n° 37, 38, 39, 47 et Hors-série janvier 2007).
[4] Localités et régions où le caciquisme est battu en brèche par une dynamique de démocratie directe ignorant le système de représentation officiel.
[5] Colonias :quartiers périphériques d’autoconstruction,où les infrastructures ont la plupart du temps été aménagées par les habitants eux-mêmes.
[6] Mégaprojet de conquête territoriale par les capitaux, depuis le Sud mexicain jusqu’au canal de Panama. Vient d’être revu à la baisse par ses promoteurs…
[7] Topiles : responsabilité publique, bénévole, rotative et révocable, dans les communautés indiennes.
[8] Secrétaire général de la Section 22 du syndicat des enseignants.
[9] Des caravanes,organisées par VOCAL,sillonnent l’État d’Oaxaca dans le but de tisser des liens et de faire connaître les expériences d’autonomie locale.