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Anarchosyndicalisme n°104 journal de la CNT-AIT
La monarchie française était une fervente utilisatrice de la première personne du pluriel : "Nous" disait Louis XIV pour parler de lui seul. Ce grand "Nous", appelé pour cela "nous de majesté", signait la grandeur de celui qui dominait tous les autres. Le roi se distinguait ainsi du commun des mortels. Quand "Nous" avait parlé, tout était dit, les autres n'avaient qu'à la fermer.
Dans le mouvement libertaire ce pronom a aussi une histoire. Bien différente. C'est celle d'un des groupes les plus fameux de la FAI (Fédération anarchiste ibérique), le groupe "Nosotros" ("Nous", en espagnol), qui réunissait Durruti, Ascaso, Garcia Oliver et quelques autres copains. Groupe de pensée et d'action en lien étroit avec tout le mouvement social espagnol, "Nosotros" parlait et agissait. Mais uniquement en son nom et rien qu'en son nom.
Et voici que, par un de ces retours dont l'histoire a le secret, le "nous" refait une apparition, et que, contrairement au "nous" des libertaires, il est, comme par le passé royaliste, une façon d'écraser la parole des autres. Ce nouveau "nous" est le pivot rhétorique et majestueux de textes qui, sous le nom d’"Appel", sont le signe de l'émergence d'une faction*1 dans le mouvement social (ou plus exactement autour de celui-ci). Voici par exemple ce que l'on peut lire dans l’"Appel de Rouen" (25 octobre 2007) : "Aujourd'hui jeudi 25 octobre 2007 à Rouen une Assemblée Générale a déclaré la grève, l'occupation et le blocage de l'université. Nous sommes la génération qui s'est battu dans la rue ces dernières années, ces derniers mois. Depuis plusieurs jours, nous avons observé la mobilisation des autres villes. Il nous a semblé que chacun, là où il était, attendait un signal, une étincelle, pour que tout commence. Nous n'avons plus de raison d'attendre."
A moins qu’on nous explique que ce 25 octobre aient été présents, dans un amphithéâtre de l'université de Rouen, – où est censé avoir été écrit ce texte de référence – tous ceux qui se sont battu dans la rue ces dernières années, ce qui d'évidence serait grotesque, ce "nous sommes la génération" constitue une tentative de hold-up sur la parole de millions de personnes. Surtout que, soit dit en passant, les éléments qui se sont le plus "battus dans la rue" ces dernières années (puisque tel est le critère), en l'occurrence les jeunes de banlieues, n'ont certainement pas apporté la plus minime contribution à ce texte d'une facture toute universitaire !
Alors même qu'il se camoufle derrière une phraséologie libertaire ou autonome, ce style de prose est foncièrement absolutiste. L'Appel ne cache d'ailleurs pas sa volonté de puissance, et sa "Proposition V" est de ce point de vue caractéristique* 2 : "A toute préoccupation morale, à tout souci de pureté, nous substituons l'élaboration collective d'une stratégie. N'est mauvais que ce qui nuit à l'accroissement de notre puissance. Il appartient à cette résolution de ne plus distinguer entre économie et politique. La perspective de former des gangs n'est pas pour nous effrayer ; celle de passer pour une mafia nous amuse plutôt."
Une faction qui pose en principe que n'est mauvais que ce qui nuit à sa propre puissance, voilà qui est clair et qui nous éloigne définitivement des rivages libertaires.
SUBSTITUTISME ET MÉPRISMais quelle est donc cette "stratégie collective" à laquelle les rédacteurs de l'Appel font allusion ? A l'épreuve des faits, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à une manipulation. En effet, si par le passé les groupes autonomes qui s'organisaient se donnaient la peine de se définir aussi clairement qu'il leur était possible ; l'originalité des nouveaux adeptes du "nous" réside en ceci qu'ils ne se définissent guère, et que, ne se définissant pas, ils SE donnent le droit d'englober tout le monde, en fonction de leurs besoins tactiques.
Tantôt ce "nous" là parle au nom des étudiants, tantôt des chômeurs ou des taulards, et si par cas des vieillards se rebellaient dans les maisons de retraite,gageons qu'ils seraient aussitôt englobés, eux aussi, avec le même enthousiasme. Tout ceci n'est qu'une nouvelle version du substitutisme qui a permis par le passé à un Parti puis à un Comité central, enfin à un seul individu, un Lénine puis un Staline ; de s'ériger au-dessus des masses. C'est ce même substitutisme qui permet au pouvoir "démocratique" de parler au nom du peuple pour mieux l'exploiter.
Certes, lorsqu'on aspire aussi clairement que cela à la "puissance", il est plus flatteur pour son propre ego de se poser en porte-parole d'une masse (la "génération qui s'est battue") plutôt que de dire honnêtement (un mot banni de leur vocabulaire) : "Voilà, nous sommes un groupe de quelques personnes, et voici ce que nous pensons."
Ce haut sentiment de sa propre valeur s'accompagne d'un grandiose mépris pour les foules : "Nous avons subi vos AG, nous les avons même organisées ...Cette lutte de pouvoir pour le pouvoir, par le pouvoir, nous la haïssons. Nous l'avons utilisée comme un prétexte pour arrêter le cours normal des choses, se rencontrer, partager, conspirer... Ça vous ne l'avez pas compris, vous étiez absents dans la situation, dans la vie qui se déroulait ici, parce qu'un monde nous sépare.” (Appel de Rouen, 13 décembre 2007).
On ne saurait être plus vaniteux ! Voici, dans le fond, ce qu'ils disent : "Oui, nous avons pris part à la direction du mouvement, mais, tas de crétins, vous n'avez rien compris, et c'est pour ça que l'échec est uniquement de vôtre faute, na nanère !". Il faut une bonne dose de candeur pour s'exprimer ainsi ; car le coup du "responsable mais pas coupable" n'est pas franchement nouveau. Ce procédé simpliste qui consiste à projeter la responsabilité de la faute sur "les autres" (ceux qui sont réduits au rôle de spectateurs) et à éviter ainsi toute réflexion critique sur sa propre action est une clef du fonctionnement psychique du "beauf's" standard et une des plus vieilles astuces de tous les pouvoirs.
REPRÉSENTATION ET DÉRIVE DROITIÈRE
Forme et fond sont liés. Elles sont révélatrices de l'état d'esprit. Le mépris des autres, la volonté de les manipuler, de les mener, de les utiliser… tout cela est aux antipodes de la pensée et de l'éthique libertaires. Ces modes d'actions ont toujours été portés par des gens qui se croient au-dessus du lot, et qui historiquement ont parasité le mouvement révolutionnaire. Leurs circonvolutions littéraires plus ou moins lyriques ne sont là que pour tromper l'auditoire et s'attirer des sympathies.
Dans les textes cités ici, comme dans ceux qui se rattachent à cette faction, on reconnaît aisément l'influence des hédonistes libertariens qui nient la lutte de classe, parce que, issus des classes moyennes, ils n'ont jamais vraiment coupé le cordon ombilical avec, le tout saupoudré en permanences d'envolées rophético-mythomaniaques typiques du gauchisme le plus éculé. Les mots du prolétariat, les mots des exploités, les mots simples qui vont droit au coeur, tous ces mots là sont aussi absent de leur prose que des colonnes du Figaro Magazine. Ce n'est pas là en effet qu'on va entendre parler de solidarité de classe, d'espoir social ! Au contraire, on se vautre dans la pourriture ambiante. Ces esthètes, aux manières de petits Nérons, n'ont aucune compassion pour la souffrance d'autrui. Ils hument avec allégresse la puanteur qui monte du système, comme si elle pouvait justifier les instincts les plus vils : "Nous admettons la nécessité de trouver de l'argent, qu'importent les moyens,…"*3 "… de l'argent, qu'importent les moyens ?", voici qu'ils nous présentent comme une de leurs trouvailles l'essence même du capitalisme : faire de l'argent par n'importe quel moyen ! Pour ça non plus le système ne les a pas attendu !
N'empêche, nous vivons un curieux paradoxe : nous sommes dans une période riche de potentialités, dans laquelle les capacités et les envies d'autooganisation collective se font de plus en plus fortes et parfois même parviennent à se concrétiser. Et voici que prétendant parler au nom de tous les révoltés, "ils" surgissent sur la scène autonome. Et, tels de petits joueurs de flutte de Hamelin, qui auraient pris soin de remplacer le trop usé air de pipeau par un verbiage aristocratico-révolutionnaire clinquant neuf, "ils" travaillent à détacher ceux qui les suivraient des luttes sociales pour les fourvoyer dans les chemins boueux d'une dérisoire "démerde" individuelle présentée comme "la vraie vie".
En tout cas, ami lecteur, exerce ton esprit critique. Derrière les grandes envolées lyriques,les propos sulfureux, la terminologie "anar","libertaire" "antiautoritaire", "autonome"… peut se cacher une pensée bien réactionnaire.
Un militant CNT-AIT
_1. J'appelle faction des gens qui visent à former un parti (c'est leur propre terme, voir l’ “Appel”) tout en parlant à la place de larges masses.
_2. Le petit fascicule d'où est extrait ce paragraphe (“Appel) se présentent comme une édition clandestine, sans nom d'auteur, d'éditeur ni adresse. C'est un choix marketing : l'interdit (surtout sans risque) facilite la diffusion, au moins dans certains milieux.
_3. "L'insurrection qui vient" (p 29 -30) par un “Comité invisible” visiblement en recherche de visibilité puisqu’il a cette fois un éditeur (La Fabrique) et une publicité rédactionnelle dans Le Nouvel Observateur.
La Fabrique a publié “Maintenant il faut des armes” de Blanqui, préfacé par “Quelques agents du Parti imaginaire” et s’apprête à publier une oeuvre d’un autre grand révolutionnaire, Daniel Bensaïd (le “philosophe” de la LCR). On l’aura compris, Appel, Comité invisible, et agents du Parti imaginaire sont ceux qui, sous des appellations diverses, mais avec une unité d’autant plus grande qu’ils sont probablement en partie du moins les mêmes, constituent la faction dont il question dans cet article.
à 19:48