Dans cette période de confusion, où l’économie financière planétaire impose sa dictature "à perpétuité", détruisant les conditions de survie de ses habitants, les solutions de changement actuelles se sont avérées inopérantes, car inadaptées aux nouveaux conditionnements de la société du spectacle. Nos expériences d’échec ont construit nos croyances limitantes.
Résister, du latin « résistare » qui signifie « s’arrêter », c’est
rester intact, ne pas être altéré, endurer, bien supporter, s’opposer,
se retenir de faire une offensive, un changement radical.
Après le temps des revendications où l’on quémandait quelques miettes
de plus, s’est installé le temps des résistances réactives qui tentent
de conserver quelques miettes d’une exploitation sans limite. La
résistance aux pressions antisociales et inhumaines est réactionnaire.
Elle limite tout désir de changement à une seule réaction, dans les
règles du jeu d’une politique d’asservissement, réduite au contexte
spectaculaire de sa domination. Une résistance dans la perspective des
contraintes n’est qu’une résistance au changement.
La résistance à l’envahisseur étranger, place les résistants dans la
marge de la société. Pour considérer les politiques anti-sociales comme
envahissantes ils doivent se placer à l’extérieur, et créer ainsi une
séparation entre eux et la société. S’excluant de la vie sociale, ils
s’économisent toute possibilité de transformation réelle. Les « antis »
de tout bord, chacun dans sa spécialité, bien séparés des autres, se
placent d’emblée dans une opposition de dépendance, stérile et
inopérante.
Par la résistance à une réforme, on fixe le changement à un retour en
arrière. Comme but unique à un mouvement, il ne peut que générer un
problème paradoxal sans fin. La résistance n’a jamais réalisé de la
libération que son aspect spectaculaire, réduit à son espace restreint
vicié, elle ne peut que conserver l’essentiel de sa servitude aux
dimensions de l’exploitation.
« [les syndicats] manquent entièrement leur but dès qu’ils se bornent à
une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu
de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur
force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la
classe travailleuse, c’est à dire pour l’abolition définitive du
salariat. »
Karl Marx,
Salaire, prix et profit, 1865.
Depuis, les syndicats sont devenus maîtres en compromissions et
divisions, champions en traîtrises. Les dirigeants syndicaux ont bien
su défendre leurs intérêts en bloquant la plus grande grève générale
sauvage, en mai 68. Leur opposition à tout changement radical leur
permet d’être reconnus d’utilité publique par le pouvoir. Certains
syndicats qui ne veulent pas jouer leur rôle conservateur sont relégués
aux oubliettes du spectacle et condamnés à l’opposition active de tous
les syndicats reconnus officiels.
La représentation de la contestation prête une autorité fantasmagorique
à un pouvoir qui en est dépourvu. La soumission des révoltes aux modes
des résistances, les installe dans un fatalisme où tout changement
radical est impossible. Réduites dans leur forme, leur communication et
leurs actions à une simple opposition parcellaire, de convenance et
d’apparence, les résistances se montent en festival pour terminer en
spectacle. C’est une rébellion sans lendemain, pour la forme, sans
conséquence sur le fonctionnement du système. Les opposés
s’équilibrent, et tout se perpétue dans la continuité de la soumission.
Les « contristes » des résistances cherchent à se faire passer pour des
experts, s’affichant en tant que spécialistes : anticapitalisme,
antiG8, antimondialisation, anticroissance, antipollution,
antinucléaire, antiOGM, antipub, antifascisme, antiracisme,
antisexisme, antirépression, antitout et même anti-anti...
La conscience de l’aliénation conforte son emprise quand elle occulte les moyens de s’en émanciper.
La volonté de pouvoir sur les autres entraîne une surenchère de
domination où les forces qui se combattent s’annulent dans une
opposition perpétuelle, s’empêchant d’agir autrement, occultant toute
possibilité de changement. De l’insatisfaction à la frustration, de la
dévalorisation à l’ennui, des comportements tellement prévisibles
entretiennent les conflits dans leur permanence immobile. Absorbés par
des attitudes répétitives préconçues, les belligérants limitent leur
espace de liberté en réduisant leurs possibilités de dépasser ce
conditionnement.
Croire qu’il n’existe qu’un seul chemin pour atteindre un objectif
conduit à une pensée conflictuelle et réductrice. La persistance d’un
conflit d’opposition réside dans la rigidité et la perpétuation de la
manière linéaire de les appréhender, qui veut qu’il n’y ait qu’un seul
coupable et qu’une seule cause.
Lutter uniquement contre des objections et des interdits revient à les
renforcer, à ramer à contre-courant et à revenir un peu plus en
arrière. Il ne s’agit pas d’opposer la force à la force mais de la
réorienter dans une direction favorable, en transformant le frein de la
résistance en énergie pour le changement.
N’ayant d’existence que dans le domaine du spectacle de l’économie
régnante, l’opposition morcelée et divisée s’est réduite à n’exister
que dans des réponses limitées aux mesures du pouvoir, sur le terrain
de la propagande médiatique, là où elle est sûre de réussir à échouer.
Certains s’imaginent dans le rôle de résistant révolutionnaire. Mais se
croire révolutionnaire quand il n’y a pas de révolution est une utopie
sans devenir, qui crée elle-même son propre malheur.
Il s’agit maintenant de sortir de ce cadre réactionnaire préétabli
d’opposition en abordant la situation dans un contexte élargi, par un
point de vue décalé où tout devient possible. Le « mal à vivre »
peut-être appréhendé aujourd’hui dans toutes ses dimensions.
L’immobilisme perpétuel de l’activisme routinier réside dans sa quête
de l’idéal. La certitude de l’idéal n’est pas une preuve de vérité.
Celui qui pose le bien absolu pose aussi par là même le mal absolu. La
poursuite de l’idéal, qu’il soit mystique, spectaculaire, politique ou
scientifique, est une force qui cherche toujours le bien ou le vrai et
crée toujours le mal ou le faux. L’un est impensable sans l’autre.
L’hypothèse de départ qui permet de réussir à échouer, est de croire
que le monde est divisé en deux, le bien et le mal, le vrai et le faux.
Mais le monde est peuplé de deux sortes de gens : ceux qui croient
qu’il existe deux sortes de gens, et ceux qui ne le croient pas. Toute
théorie idéale ne donne jamais, au mieux, qu’une image, ou une
interprétation figée du monde.
Nous sommes dans une situation où la recherche d’une solution crée un
problème sans choix possible. En s’efforçant d’atteindre
l’inaccessible, l’utopie idéalisée rend impossible ce qui est
réalisable.
« Le concept d’utopie m’irrite. Ce lieu qui n’est nulle part, je le perçois partout. »
Raoul Vaneigem,
Journal imaginaire, 2006.
Pour réussir à échouer à tous les coups, il suffit de chercher la
solution des solutions, la résolution finale du jour de la révolution
où l’on aura gagné lorsque tous les autres auront perdu. La guerre de
tous contre tous, résultat de la dénaturation humaine, est un vieux
réflexe prédateur qui ne conçoit d’alternative qu’entre écraser ou être
écrasé. Les prédateurs se combattent, mais ne combattent jamais la
prédation. Les énoncés des problèmes de changement vagues et globaux,
qui dépendent entièrement d’un aboutissement fixé dans un futur
hypothétique, comme le mythe du Grand Soir, ne trouveront que des
solutions falsifiées, car certaines constructions de la réalité ne
peuvent qu’enfermer les individus dans l’impasse de leur objectif
absolu. Ceux qui croient aux vertus de la révolution l’érigent en
profession de foi, appliquant à l’histoire l’aberration de l’au-delà
céleste. Une seule règle simple peut mettre fin à ce jeu apparemment
interminable, mais cette règle n’appartient pas à ce jeu.
La volonté d’émancipation est contagieuse, mais elle ne peut s’imposer.
Un programme politique, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire, se
présente comme la solution bienfaitrice qui tend vers la perfection. Un
programme se construit sur une interprétation de la réalité qui se
prétend vraie. Elle n’est pas la réalité elle-même mais seulement une
interprétation parmi d’autres. Ce système interprétatif est
difficilement définissable et impossible à contrôler. Il n’est pas
perçu comme une interprétation par celui qui interprète mais comme une
évidence qui va de soi. L’observateur influe sur son observation d’une
réalité qu’il se construit par l’interprétation de ses perceptions.
Construire un programme parfait et définitif n’est qu’une prétention
irréalisable. Nous ne pouvons jamais prétendre qu’à des approximations
d’une vérité multiple qui reste toujours en partie incompréhensible.
Le politicien considère comme inacceptable cette imperfection. Il
présente son interprétation du monde comme absolument vraie, ce qui
implique que toutes les autres positions sont hérétiques, d’influence
maléfique. L’idée d’une interprétation du monde absolument vraie
exclut, par définition, la coexistence d’autres interprétations. Aucune
autre interprétation n’a le droit d’exister.
Posséder l’ultime vérité consiste à s’accrocher à la croyance stupide
que la vérité s’imposera d’elle-même un jour ou l’autre. Face à
l’adversité, le recours à la force et à la violence contre tous les
autres s’auto-autorise paradoxalement, pour le bien de tous. Ce
bienfaiteur universel ne veut pas la violence, mais la réalité, celle
qu’il a inventée, le contraint malgré-lui à y recourir. La croyance
illusoire d’être le seul au monde à détenir la vérité conduit à une
paranoïa destructrice et suicidaire.
Un programme se construit sur l’uniformisation des personnes et sur la
négation de toutes différences, de toutes individualités. La population
est dépersonnalisée. Tout programme politique, ne tenant pas compte des
individus dans leurs différences et leur socialité, se présente comme
une autorité supérieure à laquelle on doit se soumettre. Tout
programme, comme prédiction inévitable, tend, par son fonctionnement
même, vers une dictature qui s’impose d’elle-même. De son point de vue,
quiconque ne l’accepte pas prouve par là sa dépravation et sa
sournoiserie maléfique, et doit être converti ou éliminé.
Il serait stupide de croire que tout le monde puisse se convertir à nos
convictions. Il est temps de sortir de sa petite famille politique
engluée dans ses habitudes compétitives et ses croyances réductrices,
et de se remettre en question en se recomposant avec les différences
des autres dans une co-dérive structurelle d’où émergeront des
changement inévitables. La démocratie sera effectivement l’affaire de
tous ou ne sera pas.
Ce que le futur sera, on ne le connaît pas. Quand on ne sait pas, il
est prudent d’assumer son ignorance. Le futur sera ce que nous en
ferons avec tous les autres dont on ne connaît pas encore les réactions
et les désirs, dans des situations différentes de celle d’aujourd’hui
qu’on ne peut prévoir avec notre manière de voir d’aujourd’hui. Nous ne
sommes plus prisonniers du futur du passé, car nous avons choisi de
prendre le présent dans son devenir.
La confusion disséminée par le grand spectacle de la marchandise toute
puissante a effacé des mémoires reprogrammées tout projet de changement
effectif au profit d’investissements dans l’agressivité d’un
consumérisme insatisfait. La victoire de cette société apparaît dans
son entreprise de saccage de la planète qui a réussi à infecter ses
ennemis de cette rage de tout dévaster, déshumanisant les forces vives
qui veulent l’anéantir, en les réduisant à une résistance destructrice
et inefficace. La rage contre l’autorité est rongée par
l’autoritarisme. Le nihilisme, l’inertie du désespoir se faisant passer
pour lucidité de la souffrance, tient pour aveuglement surréel
l’émergence du bonheur possible, sans laquelle les tentatives de
changement n’auraient pas bouleversé le cours de l’histoire.
Chercher à détruire un monde qui se nourrit de ses propres ruines sans
chercher à en construire un nouveau, travaille effectivement à
conforter celui qu’on voudrait éradiquer. Ce qui ne s’implique pas
totalement dans la vie et son incessante invention aboutit à cette
destruction, qu’est le changement dans l’impossibilité de changer, là
où tout devient interchangeable.
Ni soumission, ni résistance, ni programme, ni utopie, ni oui, ni non,
sont la base d’un recadrage nécessaire pour devenir opérationnel, pour
jouer un autre jeu qui s’amuse avec les règles tout en allant dans le
sens où ça va bien, où c’est facile, par plaisir, là où on peut prendre
et donner sans rien attendre.
Lukas Stella
Extrait de "STRATAGÈMES DU CHANGEMENT,
De l’illusion de l’invraisemblable à l’invention des possibles"
Chapitre II,
Éditions Libertaires / Courtcircuit-Diffusion
http://inventin.lautre.net