Lu sur
Nefac : À la demande de militant-e-s de longue date, issu-e-s de traditions marxiste ou chrétienne, le Centre justice et foi (CJF) organisait à Québec, le 30 mars dernier, une « Soirée Relations » sur le thème de la rencontre entre les mouvements communautaire et anarchiste. Concrètement, il semble que certain-e-s « vieux de la vieille » cherchent à comprendre le sens de l’implication des nombreux/nombreuses « jeunes » anars qui débarquent dans les groupes communautaires depuis quelques années.
Pour lancer le débat, les organisateurs et organisatrices avaient réuni un panel composé de trois libertaires pour discuter du potentiel et des limites de leurs implications dans les groupes communautaires « mainstream ». Le texte qui suit résume ma contribution au débat, à titre de militant communiste libertaire et de salarié d’un groupe populaire.
De quoi parle-t-on?
Avant de parler de rencontre entre « mouvement communautaire » et « mouvement anarchiste », il faudrait réussir à s’entendre sur ce que recouvrent ces termes. Comme l’ont souligné plusieurs participantes au débat du CJF, dans les deux cas on peut difficilement parler de « mouvement » tant les réalités, les analyses et les pratiques diffèrent d’une organisation, voire d’une personne, à l’autre.
L’anarchisme
Dans le cas des anarchistes, l’appellation « mouvement » est encore plus inappropriée dans la mesure où il n’y a aucune espèce de réalité organisationnelle commune entre la plupart des libertaires. Pour qui a connu les courants communistes bien organisés des années 1970, les termes « mouvement anarchiste » peuvent porter à confusion. Contrairement aux marxistes-léninistes de jadis, il n’y a jamais eu de congrès où l’entrée en masse dans les groupes communautaires aurait été votée, pas plus qu’il n’y a d’instances pour élaborer de « ligne juste ». Si les libertaires sont souvent d’accord dans les groupes, ce n’est pas parce qu’il y a eu une réunion la veille pour décider de « la ligne » mais bien parce qu’ils et elles partagent un ensemble de valeurs et de pratiques propres à leur courant politique.
L’anarchisme est pour moi une façon d’appréhender le monde, une façon de « lire » la société. Même s’il y a des similitudes, il s’agit d’une « grille d’analyse » différente du marxisme. S’il y a un accent mis sur le matérialisme, l’exploitation et les classes sociales, ce qui différentie l’anarchisme du marxisme, c’est l’attention égale portée aux rapports de domination, la sensibilité antiautoritaire et le respect de l’individu et de son autonomie. Tous ces aspects se trouvent au coeur du projet libertaire. Cette « grille d’analyse », qui est essentiellement une critique de la société en regard des rapports d’exploitation et de domination, se traduit en un programme. Réduit à sa plus simple expression, le programme libertaire veut l’abolition du capitalisme, de l’État, du patriarcat et de tous les autres rapports de domination afin de construire une société égalitaire, libertaire et fédéraliste. Notre organisation va un peu plus loin en se positionnant clairement en faveur d’un communisme antiétatique, mais c’est loin d’être le cas de tous/toutes les anarchistes.
Les valeurs principales des libertaires sont l’égalité, la liberté et la solidarité. Le respect de la personne amène une actualisation un peu particulière de ces valeurs. Les libertaires, par exemple, croient fondamentalement que non seulement tout le monde est égal mais aussi que chaque individu à un très grand potentiel d’autonomie et peut ultimement le réaliser (la même chose valant pour les groupes et les communautés). Tout cela se traduit par un attachement parfois maladif au processus qui est souvent vu comme aussi important que le résultat. Afin de laisser toute la place possible aux individus et à leur autonomie, les libertaires prônent une organisation horizontale basée sur l’autogestion, la prise de décision en assemblée où tous et toutes sont appelé-e-s à s’exprimer. Ajoutons à cela le refus d’élire des représentant-e-s et des dirigeant-e-s (qui sont tant bien que mal remplacé-e-s par des délégué-e-s révocables, chargé-e-s de relayer les décisions des assemblées ou d’en exécuter les mandats). Quand vient le temps d’agir, les mêmes valeurs poussent les libertaires à favoriser les rapports de force et l’action directe sur les causes des problèmes plutôt que de s’en remettre à des politicien-ne-s ou aux « autorités compétentes ».
Le communautaire
Le terme « communautaire » recouvre tout et n’importe quoi en Amérique du nord, jusqu’à la police qui se dit parfois « communautaire » ! À priori, ce qui nous intéresse ici est assimilable à un mouvement social. Ce sont des groupes autonomes qui émergent depuis les années 1960 dans les quartiers ouvriers des villes pour s’occuper des questions liées aux conditions de vie des pauvres. Théoriquement, ces groupes sont fondés et animés par les gens directement concernés, plus souvent par des « alliés » (militant-es politiques ou organisateurs communautaires de CLSC). Si à l’origine on parlait de « mouvement populaire » et de « deuxième front » (le premier étant le mouvement ouvrier), aujourd’hui on parle plus souvent « d’action communautaire autonome » pour marquer la différence avec les patentes étatiques, caritatives ou religieuses. Dès l’origine, le mouvement s’est scindé en deux : d’un côté, les groupes dit « de service » (qui offrent des alternatives plus ou moins autogérées au secteur public), de l’autre les groupes dit « de défense de droits » (qui organisent des luttes sociales, en général sur une question en particulier).
Des rencontres
Il y a une convergence qui me semble évidente au niveau des valeurs et des pratiques entre les libertaires et une partie du communautaire (voir le texte sur l’éducation populaire autonome). Bien sûr, il arrive qu’on ne nomme pas les concepts de la même façon de part et d’autre, mais au delà des mots, on parle souvent de la même chose. Là où il y a divergence, c’est sur la finalité : il y a un malentendu sur la portée de la transformation sociale recherchée. Plusieurs libertaires ont l’impression que l’action communautaire ne réussi qu’à rendre le monde plus tolérable, qu’elle accouche d’une souris. C’est indéniable, le communautaire porte des valeurs et emploie des moyens proches de ceux des libertaires mais avec un résultat essentiellement réformiste.
Qu’est-ce que les anarchistes présent-e-s dans le communautaire viennent changer à ce mouvement? Pas grand chose en fait : les libertaires viennent renforcer un tendance traditionaliste et « puriste » de l’action communautaire. Pour la « ligue du vieux poêle » du communautaire, l’arrivée de libertaires ressemble à un « retour aux sources » (ou au retour de « vieux démons » selon le point de vue). Simple constat générationnel, l’arrivée de libertaires à tendance à rajeunir et redynamiser un mouvement qui, disons le, à tendance à se faire vieux.
Après avoir milité et travaillé des deux côtés de la barrière pendant plusieurs années, des limites évidentes m’apparaissent d’un bord comme de l’autre.
Des limites de l’anarchisme
D’après mon expérience des militant-e-s et des groupes anarchistes, j’estime que le milieu manque souvent de maturité politique. Encore aujourd’hui, nous en sommes encore à l’étape du « tout ou rien » et nous sommes souvent incapables de mesurer les gains et de capitaliser sur les victoires partielles. Nous manquons cruellement de pragmatisme. Résultat, nous sommes rapidement déçu-e-s et, malheureusement, peu de libertaires s’engagent dans les luttes sur le long terme (ce qui fait qu’on est vu-e, comme les autres militant-e-s politiques, comme étant « pas fiables »). Dans le même ordre d’idée, trop de libertaires sont imprégné-e-s d’un indécrottable idéalisme à la limite de l’élitisme et du mépris (« nous, nous avons compris, les autres sont aliéné-e-s »). Pour une critique plus en profondeur du milieu libertaire, voir le texte sur les ,a href=http://nefac.net/node/1830>cinq ans de la NEFAC dans le dernier numéro de Ruptures.
Des limites du communautaire
Avec les années, le communautaire s’est institutionnalisé et professionnalisé. À bien des égards, il s’agit d’un mouvement social sclérosé, voire d’une coquille vide dans certains cas. Il y a une distance et une tension relativement grande entre le discours (voir l’autre texte sur l’Éducation populaire autonome) et les pratiques. Une bonne partie de cette distance vient du point aveugle du communautaire : les permanent-e-s salarié-e-s. Ceux-ci et celles-ci sont globalement absent-e-s du discours du communautaire sur lui-même. À la limite, ils et elles ne sont vu-e-s que comme des outils plus ou moins neutres et ne sont pas vraiment intégré-e-s comme partie prenante des processus, comme des militant-e-s au même titre que les autres (bonjour l’aliénation!). Dans les faits, les permanent-e-s ont un pouvoir énorme dans les groupes et ce pouvoir est rarement reconnu. C’est ce qui explique en partie pourquoi il est parfois si difficile d’être un-e militant-e politique dans un groupe communautaire. Plusieurs permanent-e-s ont été traumatisé-e-s par l’expérience des « marxistes-léninistes » des années 1970 qui ont tenté d’instrumentaliser les groupes communautaires. Souvent, même si ce n’est jamais dit comme cela, les permanent-e-s ont une image du « vrai monde » comme étant plus ou moins « vierge politiquement », des « cruches vides » qu’il faudrait remplir (ou conscientiser et politiser). À ce titre, les militant-e-s politiques ne sont pas vu-e-s comme du
« vrai monde » et on les soupçonne souvent d’avoir des arrières pensées, d’être là uniquement pour « faire de la propagande », bref de ne pas être sincères dans leur démarche. Les militant-e-s politiques sont souvent des empêcheurs/empêcheuses de tourner en rond, entre autre parce qu’ils et elles sont en mesure de remettre en cause la parole et les analyses des permanent-e-s. Il faut dire que permanent-e-s et militant-e-s politiques sont souvent sorti-e-s du même moule (l’université) et qu’ils et elles ont souvent plus en commun les un-e-s avec les autres qu’avec les membres de la base de la majorité des groupes communautaires (d’ailleurs, ce que je viens de dire des permanent-e-s en général s’applique aussi à bon nombre de militant-e-s politiques). Le communautaire a des limites qui lui sont propres, mais tout n’est pas non plus la faute des méchant-e-s permanent-e-s. Souvent, à entendre certain-e-s libertaires, on croirait presque que c’est la faute aux permanent-e-s si les groupes ne sont pas plus radicaux. Il faut reconnaître que si c’est souvent le cas, il arrive aussi que les groupes ne sont pas plus radicaux tout simplement parce que ce n’est pas là que les membres sont rendu-e-s…
On a tout à gagner à se mêler…
À force de se frotter à l’action sociale « réelle », les anarchistes ont beaucoup à apprendre. Entre autre, apprendre à « partir des préoccupations des gens » et non pas décider ce que le peuple devrait dont vouloir (et se surprendre ensuite que notre « comité de quartier » ou notre « centre communautaire » ne soit peuplé que de libertaires). Dans le même ordre d’idées, les libertaires auraient tout intérêt à cesser de mépriser les gains qui se font. Il faudra bien un jour re-développer une perspective politique qui fasse le lien entre le besoin de réformes ici et maintenant et le désir de révolution (ce que l’on nomme dans le jargon communautaire « la poussée du besoin et la tirée de l’espoir »). Le communautaire, quant à lui, peut renouveler ses pratiques et prendre un bain de jeunesse avec l’arrivée de libertaires. Qui sait, peut-être qu’ensemble libertaires et communautaires trouveront une voie pour sortir de la lutte sociale « symbolique »?
Marc-Aurel
(Québec)