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refractions : Deux types d’économie se partagent le monde. L’une, fondée sur l’accumulation du capital, date du néolithique, et si on ramenait l’histoire de l’humanité à l’échelle de vingt-quatre heures, elle représenterait les cinq dernières minutes1. L’autre mode de subsistance, qui ne pratique pas cette accumulation, serait présent durant toutes ces vingt-quatre heures puisqu’il persiste jusqu’à nos jours. Indiens du Chiapas, Aborigènes d’Australie, Inuits d’Amérique du Nord, Tsiganes d’Europe, Bédouins d’Afrique, sont partout persécutés mais ces ethnies sans État sont toujours présentes.
Misères de l’économie,Économie de la misère« Le meilleur penseur communiste de la période suivante [après Bakounine], P. A. Kropotkin (1842-1921), représente un cas différent. Il a entrepris des efforts d’analyse non négligeables et sa sociologie de la loi n’est pas sans intérêt, quoique assez pour autoriser son exclusion de notre rapport. Bien sûr, pour une histoire de la pensée économique et politique (en contraste avec l’analyse de celle-ci), aussi bien lui que Bakounine sont d’une importance immense. » (J.A. Schumpeter, History of Economic Analysis,
Deux types d’économie se partagent le monde. L’une, fondée sur l’accumulation du capital, date du néolithique, et si on ramenait l’histoire de l’humanité à l’échelle de vingt-quatre heures, elle représenterait les cinq dernières minutes1. L’autre mode de subsistance, qui ne pratique pas cette accumulation, serait présent durant toutes ces vingt-quatre heures puisqu’il persiste jusqu’à nos jours. Indiens du Chiapas, Aborigènes d’Australie, Inuits d’Amérique du Nord, Tsiganes d’Europe, Bédouins d’Afrique, sont partout persécutés mais ces ethnies sans État sont toujours présentes.
Aux yeux des Occidentaux, elles ne représentent qu’une économie de la misère, comme d’ailleurs les millions de gens laissés pour compte par le système capitaliste. Celuici, triomphant, prétend aujourd’hui que par la globalisation le monde pourrait faire l’économie de cette situation de misère en ouvrant toutes grandes ses frontières à la marchandise.
Porte-parole de cette décision, les économistes se sont hissés au niveau d’une profession scientifique, honorée depuis 1968 par un prix Nobel financé par une banque, et qui élève ses élus au rang de bienfaiteurs de l’humanité. Certains de ces « spécialistes » tiennent les leviers de commande : l’équipe dirigeante de la Federal Reserve Bank, si elle le décide majoritairement, peut en moins d’un an créer 20 % d’inflation aux États- Unis. De même, le FMI a façonné la politique économique d’un grand nombre de pays. À l’instar des médecins, la profession a pignon sur rue, et son avis est demandé avec révérence. Mais contrairement aux médecins, elle n’est jamais poursuivie en justice pour ses erreurs de diagnostic. Des dizaines de milliers d’économistes défendent ainsi une forme ou l’autre du capitalisme, du socialisme ou du marxisme. En comparaison, les « classiques » patentés de l’anarchie se comptent sur les doigts des deux mains. Leurs écrits n’ont pas le prestige de la Richesse des nations ni même du Capital : bref, leur doctrine en ce domaine est « sans envergure ».
J’aurai pourtant l’insolence de comparer ces deux approches, m’efforçant de mettre en évidence leur esprit, ne retenant de l’histoire que ce qui peut éclairer les perspectives de chacune, écartant une analyse détaillée des doctrines, sans doute passionnante, mais qui dépasserait le cadre d’un article. Mon point de vue est que les multiples pratiques libertaires n’ont pas suscité une théorie économique et ne peuvent pas le faire parce qu’elles récusent le discours de l’économie pour se situer dans le champ des relations sociales.
Fondements et nature de la pensée économiqueQue de chemin parcouru depuis l’époque où les Grecs désignaient par oikonomikos, la gestion habile de la maison! Nous n’en sommes plus à l’économie patrifamiliale mais au marché mondial. L’histoire, la méthode et le discours permettent de comprendre ce changement de perspectives.
1. La mise en place des concepts et théoriesUne perspective aussi ample s’est édifiée en plusieurs siècles. Des générations d’économistes ont assemblé des schèmes de pensée qui, en dépit de leur obsolescence, influencent toujours les esprits. Une mutation d’envergure s’est produite avec le mercantilisme, qui marque un tournant de l’époque féodale et correspond à l’absolutisme royal. Cette philosophie rompt avec les impératifs moraux du Moyen Âge pour faire de la richesse la finalité de l’économie, la lier au pouvoir, et lui donner une dimension nationale que ne nieront pas les physiocrates. D’où l’invention du terme d’économie politique par Antoine de Montchrétien.
Le mercantilisme prend des caractères spécifiques selon les pays mais le raisonnement de base est qu’il faut accumuler les richesses - les métaux précieux - et donc les capter par le commerce ou par la guerre. Cette philosophie introduit une double subversion dans les rapports humains.
1° Auparavant, les biens fonctionnaient comme un système de communication, fournissant à la fois les moyens de subsistance et indiquant la place de chacun dans les relations sociales. Une mère mettait tout son amour dans les plats qu’elle préparait pour la famille et le père, s’il était agriculteur, par exemple, donnait toute son attention aux divers phénomènes naturels. En Europe, au cours des nombreuses processions religieuses, chacun défilait fièrement avec sa corporation. Bref, la production et la consommation des biens donnaient sens à l’expérience du vécu social.
Ces diverses fonctions se trouvent subverties par le mercantilisme qui, en mettant l’accent sur la monnaie, la valeur d’échange et le profit, établit la coercition et le contrôle. « Les biens deviennent instrument de domination, d’exploitation et en dernier ressort de dépendance. »2 Le caractère coercitif du mercantilisme apparaît même après le dépassement de la théorie. Au XIXe siècle, par exemple, l’engouement pour le thé est si fort en Angleterre que ses réserves d’argent s’écoulent vers la Chine. La Grande Bretagne restaurera l’équilibre de l’échange en introduisant l’opium dans l’empire du Milieu, suscitant une clientèle captive, et elle s’engagera même dans la guerre en 1839 pour renforcer ce commerce illégal.3 On peut dire que la reine d’Angleterre est le premier dealer du pays.
2° La richesse étant liée aux métaux précieux, lorsqu’il faut les prendre à l’extérieur, on aboutit à un jeu à somme nulle : ce que l’un gagne, l’autre le perd. On est dans une logique agonistique, qui explique en partie le colonialisme et un certain nombre de guerres. En plaçant ainsi la richesse comme valeur ultime de l’économie, en transformant les échanges en relations de domination et en ouvrant le champ à des dimensions nationales puis internationales, la doctrine économique sera une boîte de Pandore d'où surgiront un nombre illimité de débats et de conflits : oppositions des intérêts individuels et du marché (Adam Smith), des propriétaires ruraux, du capital et du travail (Ricardo), de la croissance démographique et du niveau de vie (Malthus), de la répartition des ressources et des revenus (John Stuart Mill), de la production et de la demande (les marginalistes), de la lutte des classes (Marx), des intérêts privés et de ceux du public (les institutionnalistes), du court et du long terme (Marshall), des salaires et des prix (Keynes), de l’entreprise privée et de l’intervention étatique.
La multiplication des risques ne relève pas du hasard, elle est inscrite dans le système, parce qu’il a inversé la relation du risque et du profit en faisant passer le second avant le premier.4 Même si on peut estimer que l’accumulation du capital est à l’origine des conflits de nos civilisations, l’élargissement progressif de ce processus à toute la Terre ressemble à une fuite en avant et, en tout cas, aboutit à une fragilisation accrue de l’écosystème mais aussi des relations humaines, de plus en plus acculées à devenir antagoniques.
Ces modifications du champ d’investigation ont accompagné l’évolution du capitalisme. Celui-ci est, en effet, l’unique objet de ses attentions.
2. Une méthode au service des pouvoirsL’économie a changé son terrain d’application : elle est passée de la gestion d’un patrimoine familial à celui attribué à la nation, puis à l’exploitation de la planète. Ce faisant, elle a endossé un habit scientifique dont elle a fait un vêtement sacerdotal.
L’enseignement de l’économie s’est doté d’une aura scientifique en se parant de mathématiques, notamment dans l’économétrie, discipline assurément moins utile qu’un bon manuel de mécanique automobile. Elle a privilégié le scientisme positiviste, c’est-à-dire le culte du fait pour le fait. Or, un fait social n’est jamais innocent ; il est construit par l’observateur, et tout fait de connaissance est d’abord fait de conscience. Mettre celleci entre parenthèses, c’est écarter les questions épineuses. Par exemple, pourquoi choisir comme angle privilégié l’entreprise privée et ce qui peut l’affecter? Comme le disait de manière pittoresque le philosophe anarchiste Stephan Pearl Andrews, les économistes ne regardent le château que du point de vue de la cuisine. Ils observent le dispositif en place, ils refusent de regarder ailleurs. En bornant leur horizon au capitalisme, pour le défendre ou le critiquer, ils font de leur discipline une sorte d’ethnographie de boutiquiers, sans situer tous leurs « faits » dans le tragique de l’histoire, et donc en se privant d’une approche anthropologique ou scientifique. Comme l’écrit Thomas Kuhn, les postulats de départ ne sont pas acceptés seulement parce qu’ils sont intellectuellement cohérents et féconds ; ils correspondent aussi à des intérêts, par exemple la possibilité de recevoir des subventions.
Les économistes se posent en conseillers de gestion de la planète et renouent ainsi avec la tradition du Moyen Âge qui, dans le domaine économique, ne distinguait pas le positif du normatif, et avec leur père commun, Adam Smith, professeur de philosophie morale. Ils sont devenus des intendants jouant aux grands-prêtres d’un nouveau messianisme et parfois même d’un millénarisme. 5 Ils ne se contentent pas de prophétiser les événements du monde, ils veulent aussi le transformer.
L’apogée de ce pouvoir est atteint dans les rencontres « au sommet », qui se voulaient des manifestations magiques du bonheur annoncé, mais qui sont maintenant désacralisées par les masses protestataires. Néanmoins, le monde reste dominé par l’économie, comme il le fut en d’autres temps par la cueillette ou la chasse, la mystique ou l’art. L’arrogance du pouvoir n’est plus déployée par des pyramides, des cathédrales, des mosquées, des édifices publics ou des monuments à la gloire de la technique, comme la tour Eiffel : ce sont les gratte-ciels de la finance et des affaires qui aujourd’hui surplombent les villes. Les empires financiers et industriels gèrent des continents et des océans. Les institutions économiques telles que le FMI ou l’Union européenne - car est-elle vraiment autre chose? - l’emportent largement sur des associations politiques internationales comme l’UNESCO ou le Bureau international du travail.
Cette emprise s’exerce sur le monde des idées. Les prix, le travail, l’emploi ne relèvent plus de la vie sociale mais du symbolique. L’exemple le plus net est celui de la cyberfinance, faite de transactions intangibles, sans lien avec l’économie concrète des biens et des services, ne s’appuyant que sur l’information. Pour un euro utilisé à l’achat d’un bien « réel » - une place au cinéma, une machine à laver -, il y en a au moins trente dépensés dans des actions ou des assurances privées, dont le prix variera en fonction du marché. L’agent boursier d’une mutuelle vivra ainsi dans un monde symbolique, sans voir l’impact de son action sur la perte d’un emploi, la mort d’un enfant ou le déclin d’une nation, de la même manière que le militaire qui lance une bombe propre ignore le résultat pour ne voir que son écran. L’éthique, la vision du monde, la structure même des temps sociaux se sont ainsi métamorphosées. Le monde des « valeurs » est celui du marché, géré par des gourous, pour lesquels l’existence humaine n’est plus un bouillonnement dynamique mais se mesure comme une « ressource » et se jauge en termes de « niveau de vie », c’est-à-dire en rente de situation, dont on peut établir la hiérarchie.
L’éthique tourne autour de quelques termes : ressources, répartition, avantages, profit, richesse. Le calcul marchand s’est étendu à tous les champs de la vie : le don et le contre-don des sociétés premières, la gestion des vacances, l’économie du plaisir. Le non-économique n’est qu’un résidu, pour parler comme Pareto. L’envahissement du tout-économique aboutit à un message totalisant et même totalitaire. Il l’est, en premier lieu, parce qu’il ne tolère pas la coexistence avec d’autres systèmes d’échange, par exemple ceux qui l’ont précédé et se maintiennent de nos jours. Il l’est aussi parce qu’il suit le modèle eurocentrique d’un savoir universel, lequel rejette les savoirs locaux et les cultures différentes. Il l’est enfin par sa volonté du « tout-économique ».
Un tel discours entend abolir les autres langages et d’autres conquêtes précieuses, telles que la distinction entre le public et le privé, adoptée par les classes moyennes. Celles-ci, par exemple, estiment que le mode d’alimentation relève d’un choix individuel ou familial que remettent en cause des technologies telles que celle des OGM. Le monde de l’esprit, si prisé par les cultures qui accordent une place insigne au savoir, est à son tour colonisé, avec l’approbation des intellectuels qui espèrent recueillir quelques épaves. Le dernier cri consiste, en effet, à révéler une nouvelle source de richesse, l’exploitation de l’information. Que celle-ci se situe dans l’électronique ou dans l’ADN, il s’agit de tout mettre sous brevet et sous copyright, au bénéfice des transnationales. On réclame ainsi la colonisation du monde des idées, qui était déjà bien dominé par l’univers de la finance et de l’industrie6,mais qu’on souhaite désormais transformer en espèces sonnantes et trébuchantes, en attendant de s’approprier d’autres ressources premières, comme l’eau ou la lumière.
Le propos économique est totalitaire, enfin, parce qu’il exclut tout le reste : ne font pas partie de sa réflexion ce qui n’appartient pas au marché, c’est-à-dire la vie privée et les actes non comptabilisables comme la cuisine dans un ménage ou l’éducation des enfants. Dans un débat économique au sujet des impôts, qui s’interroge sur l’impact de ceux-ci sur le travail féminin ? Le propos économique écarte aussi les exclus du système, les populations rejetées à la périphérie du capitalisme, les pratiques hétérogènes - les mafias, les paradis fiscaux, les marchés noirs. Le modèle du choix rationnel de l’individu isolé, qui enferme une large partie de la réflexion, ne laisse aucune place à un débat sur l’oppression. L’obsession du marché n’accorde aucune valeur à la visite que je vais faire à un ami malade. Finalement, même comme science, l’économie n’est pas à la hauteur, car s’il s’agit de gérer des ressources qui ne sont pas illimitées, la question de la responsabilité devrait se poser.
En résumé, le discours économique est un dialecte qui se prend pour une langue universelle.
L’approche anarchiste : un kaléidoscope sur la vieDeux siècles de domination par l’économie capitaliste ont exclu l’anarchisme des manuels et des travaux de recherche. Dans la citation en exergue, l’un des grands historiens des doctrines économiques, Schumpeter, mentionne élogieusement Kropotkine pour le conjurer aussitôt. En effet, l’histoire de ce mouvement d’idées - et c’est particulièrement vrai du courant positiviste de Schumpeter à Pareto et Samuelsson - ressemble à un Ancien Testament, destiné à préparer le Nouveau, c’est-à-dire le « règne capitaliste ».Toute doctrine qui ne va pas dans le sens de cet Évangile est ainsi écartée.
On reproche sans doute à la lignée anarchiste la faiblesse de sa réflexion, voire son caractère « utopique ». Mais si les économistes marxistes se comptent par milliers et les autres tendent à être aussi nombreux que les étoiles, la somme de toutes ces réflexions ne semble pas avoir produit des effets mirobolants : la pauvreté des pays du Sud relève moins de leur refus du capitalisme que de leur exploitation par ce même système, qui s’est efforcé de les maintenir à sa périphérie; quant aux conceptions marxistes de l’économie, leur application en Union soviétique et chez ses satellites s’est terminée par un des plus grands échecs de l’histoire. Les tenants d’une économie libertaire n’ont donc pas de complexe à avoir, d’autant plus que la richesse de leur pensée dépasse, et de loin, les quelques célébrités de ce milieu dissident.
Il faudrait sans doute tout un traité pour exposer l’ensemble des théories et des pratiques de l’économie libertaire. On esquissera ici quelques caractéristiques de cette pensée : sa critique, ses perspectives et surtout son esprit. On abordera successivement, mais de manière succincte, des concepts essentiels : la propriété, l’argent, le salariat, le productivisme, la consommation, le besoin. Pour terminer, on examinera l’esprit de cette démarche.
1. La critiqueIl n’existe pas une mais des critiques anarchistes, très différentes, au-delà desquelles on dégagera plus loin l’esprit commun. Le trait commun de ces analyses est leur rejet du capitalisme et du socialisme étatique. Elles questionnent aussi les concepts fondamentaux de l’économie dominante.
La propriétéEt d’abord celui de propriété. On connaît la fameuse affirmation de Proudhon, « la propriété c’est le vol », mais on sait moins qu’il avait établi une distinction entre la propriété, fondée sur le droit et donc arbitraire, et la possession, justifiée par l’usage. Cette idée fut reprise par les proudhoniens, par exemple aux États-Unis, qui l’acceptèrent notamment au sein du courant individualiste. Le courant communiste insista surtout sur la gestion collective des moyens de production, établissant qu’une société juste devait donner à chacun selon ses besoins. Les moyens de production, par exemple les usines, furent d’abord conçus dans un cadre autogestionnaire et fédératif, contrôlé par les travailleurs, et ceci fut mis en pratique à grande échelle au cours de la Révolution espagnole de 1936. Les débats plus récents ont insisté sur le contrepoids que devaient constituer les consommateurs, d’une part, la perspective écologique de l’autre.
L’argentDes courants anarchistes ont préconisé l’abolition de l’argent et, aux États-Unis, avant la guerre de Sécession, un très fort mouvement dont la figure de proue était Wendell Phillips réclamait l’abolition du salariat. À cette même époque, des personnalités de renom, comme William B. Greene, tentaient d’organiser une banque ouvrière fondée sur le mutuel- lisme proudhonien tandis qu’un Josiah Warren, inventeur et musicien, discutait de l’importance du temps dans l’estimation de la valeur d’un produit, et ses réflexions se répercutèrent jusqu’au conseil général de l’Association internationale des travailleurs.
La production et la consommation Bien en avance sur son époque, hantée par le productivisme, Kropotkine reproche aux économistes, d’Adam Smith à Marx, d’accorder plus d’intérêt à la production qu’à la consommation : ne fautil pas d’abord considérer les besoins avant de s’interroger sur les moyens de les satisfaire?
Cette réflexion sur la production et la consommation a entraîné plus récemment un écrivain comme Murray Bookchin à réclamer une économie fondée sur des niches écologiques, des moyens de production sophistiqués mais à taille humaine, tandis qu’en France les situationnistes ont insisté sur l’importance du désir, comme fondement d’une société humaine, tout en entreprenant la critique de la société du spectacle et du consumérisme, que les Tatcher et Bush identifient à des affirmations de citoyenneté.
2. L’esprit libertaire en économieUne caractéristique fondamentale de l’approche anarchiste est son ampleur. Elle refuse le vocabulaire du langage économique, sa logique d’enfermement, son système d’organisation et son monisme. Bref, elle remonte aux sources de production de ce discours.
Le vocabulaire des économistes, comme celui des militaires, est une forme de propagande invisible. L’euphémisme n’est pas réservé à la censure prude de l’époque victorienne : nous sommes au siècle de la litote. Pour ne pas effaroucher le public, qu’elle traite comme un enfant, l’armée ne parle pas des morts et des malheurs mais de « dommages collatéraux ». De même, le plaidoyer des économistes ne signale pas les catastrophes que provoquent leurs orientations ; il parle de « risques ». Il invoque la « compétitivité », pour signaler l’attrait d’une opération pour les investisseurs et donc réclamer un relâchement des régulations et des impôts sur les sociétés ; un pays est « compétitif » dans la mesure où il régresse au statut d’un État du tiersmonde. Le « développement » consiste à restructurer un pays pour que les transnationales puissent maximiser leur profit. « L’aide au tiers-monde » donne le droit de décider des priorités de ces pays, gérer leur classe dirigeante, et réduire leur autonomie économique.8 Enfin, cette rhétorique écarte soigneusement toute allusion à l’exclusion, aux catastrophes provoquées par le système - qualifiées de « risques » - aux sans-abri, aux précaires, etc. Quant aux chômeurs, ils ne sont signalés que comme des « indicateurs » de l’état de l’économie.
On a déjà mentionné le caractère totalitaire de la doctrine, qui entend se substituer aux décisions de la politique, et donc aux choix démocratiques de la population. Assurément, la domestication des représentants élus par les classes dirigeantes n’est pas un phénomène nouveau; ce qui l’est depuis la Ve République, du moins en France, c’est un parlement de godillots soumis aux décisions d’organisations technocratiques qui planifient le destin collectif des régions et de la nation tout entière. Le vocabulaire de la bonne parole économiste et sa logique constituent une chasse gardée, réservée aux spécialistes, hors de laquelle les coups de fusil peuvent attirer un succès d’estime mais ne sauraient troubler le bon déroulement de la chasse. Au pire, les récidivistes se trouvent rejetés dans la marginalité.
À l’opposé de ce rabâchage monomaniaque, la réflexion libertaire replace l’économie dans un champ plus vaste, celui des engagements. Engagement des responsabilités, sous forme de contrats et d’accords formels ou non, engagement des passions aussi : faut-il rappeler que, dans la lignée de Fourier, les situationnistes avaient mis l’accent sur le désir?
Ni collection de recettes ni contestation purement négative et stérile, l’approche anarchiste écarte pourtant le discours économiste dans la mesure où elle pose son auteur en donneur de leçons. Elle le refuse, même si elle n’exclut pas la nécessité de recourir à une certaine rationalité, parce que le monopole d’un discours par une collectivité donnée place les autres dans une situation de dominés. La seule doctrine acceptable est celle qui est élaborée collectivement – et qui laisse toute leur place aux minoritaires et aux dissidents, car la majorité n’a pas forcément raison (pas plus que la minorité, d’ailleurs). C’est pour cela que les propositions anarchistes ne peuvent être que diverses et ne se limitent pas à une libre fédération des diverses collectivités. Elles admettent la coexistence d’une pluralité de systèmes d’échange, du moment que ceux-ci ne sont pas fondés sur une exploitation de l’homme par l’homme.
Les prendre au sérieux serait un enjeu majeur dans le dialogue avec les pays du Sud, car cette pensée ouvre des voies différentes. Considérer comme économiques certaines activités du tiersmonde qui, chez nous, se traduisent par un échange monétaire, n’est-ce pas encore utiliser notre univers particulier pour définir l’autre? À la misère de notre économie s’opposent les leçons des économies de la misère. Au-delà des unes et des autres, existe une dialectique de ces contradictions que l’approche libertaire permet d’éclairer.
Ce refus d’imposer aux peuples une doctrine est sans doute déconcertant pour des individus habitués à se soumettre à des organisations hiérarchiques et autoritaires. Il leur demande de se prendre en charge, individuellement et collectivement, ce qui est bien plus exigeant, sans doute, mais c’est la seule voie d’une libération.
Le chemin qui conduit vers un tel régime social relève de la pratique libertaire de l’organisation, pratique nullement réservée aux anarchistes, d’ailleurs. En effet, un système peut s’organiser de deux façons : par autonomie et par hétéronomie. Celle-ci implique le contrôle et la définition de l’intérieur par l’extérieur. Dans le monde actuel, cela s’opère par la consommation, avec son input et son output. On se situe en achetant du camembert et du gros rouge plutôt que du caviar et du champagne pour agrémenter son repas. En consommant telle marque de chaussures ou encore du rap plutôt que du Beethoven. À l’opposé de cette organisation hétéronome de la société, l’autonomie signifie auto-législation ou auto-gouvernement; elle est de l’ordre de la génération, la régulation interne, la définition par l’intérieur de ce qui est extérieur.9
C’est dans cette optique que la plus audacieuse des propositions libertaires consiste à substituer des structures sociales alternatives à l’État-providence, si cher à une certaine gauche politique. Ces formes nouvelles et multiples ont même fonctionné sur une grande échelle et elles ont regroupé des masses : ce fut le cas de l’autogestion dans l’Espagne révolutionnaire; et un grand nombre de pays ont vécu des expériences aussi variées que les coopératives, le mutuellisme, des associations de secours mutuel, des communautés intentionnelles et, dans la vie quotidienne, des mouvements de solidarité spontanément organisés par des personnes aux idées les plus diverses. L’écrivain anglais Colin Ward en a donné de très nombreux exemples, laissés pour compte par les historiens de la pensée économique. Ainsi, entre juin et octobre 1946, 40 000 personnes sans abri, agissant de leur propre initiative, ont occupé un millier de camps militaires en Angleterre et au pays de Galles. Ils ont organisé ces lieux mornes et désolés pour les rendre semblables à des foyers, avec des services communs de cuisine, de blanchisserie et jardins d’enfants.10
Une conception anarchiste se décentre de l’idée du marché, noeud de toute théorie économique, construit avec des présuppositions imaginaires au sujet du choix libre et rationnel de l’individu, d’une main invisible, car il est clair que l’individu construit l’échange mais qu’il est aussi construit par cet échange, que l’offre et la demande n’obéissent pas à un équilibre magique : elles sont interdépendantes. Sans se désintéresser des échanges, l’anarchiste s’intéresse à la vie, à son renouvellement, à son développement. C’est pour cela que des questions comme la procréation librement choisie, l’éducation, la transmission du savoir, le souci écologique, toutes données non chiffrables, occupent une place si cruciale dans la culture libertaire.
L’anarchisme est du même ordre que la vie, il est une interrelation non hiérarchique de systèmes et de sous-systèmes autonomes. Naturellement, l’équilibre n’existe jamais et l’accouchement de monstres toujours possible. Car cette pensée est tiraillée entre divers courants, notamment le « primitivisme » et l’esprit des Lumières. Le premier, conservateur, propose un retour à des sources imaginaires; il invite à redécouvrir la simplicité de vie des premiers hommes. Il relève d’une longue tradition qui s’est exprimée dans certaines pratiques alimentaires, dans l’intérêt pour le naturisme, pour les philosophies orientales, l’importance de l’inconscient, et il a donné son essor à de nombreuses formes de l’art. L’esprit des Lumières, la recherche d’un progrès dirigé par la raison, font honneur à l’inventivité humaine; ils ont eux aussi leurs apologistes et leurs promoteurs, telle cette communauté libertaire de Modern Times, près de New York, où fut inventée une des premières bicyclettes, une imprimerie pour permettre à tout individu d’avoir son propre journal et même un restaurant d’un nouveau type. Une autre opposition, également vivace, s’exprime dans le contraste entre l’esprit de coopération, si cher à Kropotkine, et l’individualisme que préconise, par exemple, un E. Armand. Ces diverses tendances, et d’autres qui ne manqueront pas de se faire jour, continueront de s’opposer, et la prédominance de l’un au détriment des autres pourrait engendrer une mutation dangereuse. La liberté est un risque, mais la fortune sourit aux audacieux. La réflexion libertaire sur l’économie est une mine inépuisable d’idées et d’expériences. Elle attend encore ses explorateurs.
Ronald Creagh
1. À partir du néolithique, les populations ont pu faire des réserves de grains et de fruits séchés pour passer l’hiver, ce qui représentait la survie hors d’Afrique. Ce processus d’accumulation évitait les aléas de la cueillette et de la chasse et il aboutissait à l’élevage et à l’agriculture. Cette révolution « capitaliste », c’est-à-dire basée sur une capitalisation des ressources qui n’avait jamais existé auparavant, est à l’origine de la sédentarisation et donc des cités, ce qui a évidemment entraîné les razzias des tribus voisines vivant sur des terres pauvres, d’où la mise en place d’armées et de chefferies, bref le début de la « civilisation » (Information aimablement communiquée par P. Jouventin).
2. Mark Burch, « Plateaus of Consumption.The Biosemiotics of Consumer Fascism », Anarchives, < http://collection.nlc-bnc.ca/100/202/300/anarchives- a/1995/v.2_no.20_1995.txt>
3. Marshall Sahlins, « Cosmologies of Capitalism: The Trans-Pacific Sector of 'the World System' », Proc. Brit. Acad. LXXIV (1983) 1-51.
4. Cf. Ulrich Beck, la Société du risque, Aubier, 1986.
5. Jean Comaroff and John L. Comaroff, Millenial Capitalism and the Culture of Neoliberalism, Duke University Press, 2001.
6. Dans certaines villes de France, par exemple, c’est une Compagnie de distribution des eaux qui décide des « bouquets » de chaînes du câble qu’elle propose au consommateur.
7. Pour la situation au Royaume-Uni, voir David T. Evans, Sexual Citizenship: The Material Construction of Sexualities (Routledge) qui explique comment Tatcher a cherché à restreindre la citoyenneté à la consommation et au paiement des impôts. L’incitation à la consommation a connu un regain aux États-Unis après les événements du 11 septembre 2001 mais on en voit de beaux exemples dans la trilogie de Dos Passos, U.S.A.
8. Richard K. Moore, « Doublespeak and The New World Order », New Dawn, March-April 1996, Theory and Praxis, June 1996. < http://cyberjournal. org/cj/rkm/ND/mar96NWODoublespeak .shtml>
9. F. Varela, Principles of Biological Autonomy. North Holland, New York, 1979.
10. Colin Ward, Anarchy in Action, New York : Harper & Row, 1973, p. 29. L’ensemble de l’oeuvre de cet auteur mériterait d’être lue dans cette perspective.