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Barbant, le droit ? Pas sous la plume alerte et pleine d'humour de
Marcela Iacub. C'est que cette juriste, chercheuse au CNRS, en a fait
son outil principal pour mieux décortiquer nos moeurs et notre société.
Libertaire et volontiers provocatrice, elle a souvent choqué par ses
prises de position, qu'elle dénonce le pouvoir des mères et la « loi du
ventre », qu'elle défende la pornographie ou encore s'élève contre
l'immixtion croissante de l'Etat dans la sexualité individuelle. Dans le
droit fil de Michel Foucault, Iacub défend l'idée d'une liberté
sexuelle fondée sur le consentement des individus, où l'Etat
n'interviendrait pas : une liberté sexuelle aussi libre que celle du
commerce. Dans son dernier livre, Par
le trou de la serrure (1), elle revient sur ses thèmes de
prédilection, nous plongeant cette fois dans l'histoire de la pudeur
publique, du XIXe siècle à nos jours. Et nous raconte comment les juges
ont peu à peu substitué la notion de sexe à celle de pudeur,
transformant nos espaces, nos vêtements, notre culture... Un ouvrage
réjouissant où l'on retrouve la « marque de fabrique » de Marcela Iacub :
un vrai talent pour traiter du droit comme d'une matière vivante,
infiniment humaine. Et une capacité à bousculer les idées reçues et à
nous prendre à rebrousse-poil.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à
la « civilisation de la pudeur » de nos anciens ?
J'essaie de poser un regard moins idéologique et plus curieux sur notre
histoire, en particulier l'histoire des moeurs. Dans ce domaine, les
spécialistes sont tellement soucieux de glorifier notre « modernité » et
de dénoncer un passé forcément honni qu'ils ne prennent pas le temps de
réfléchir au fonctionnement des institutions révolues. La plupart ont
oublié que la France a été un pays d'avant-garde en matière sexuelle
jusqu'au XXe siècle ! Après la révolution de 1789, le droit pénal s'est
séparé de la religion et la France est alors le seul pays occidental à
abolir les crimes liés à l'hérésie, comme la zoophilie, la sodomie ou
l'inceste (2). En 1860, les Anglais pendent encore les sodomites et les
homosexuels, les Autrichiens punissent l'inceste entre adultes et les
Suisses interdisent le concubinage...
Cela dit, la société est alors
dominée par le père, qui a toute autorité sur la famille... Ce n'est pas
vraiment un modèle d'avant-garde en matière de moeurs !
Effectivement, la société post-révolutionnaire s'est construite sur
l'idée que le père était tout-puissant et disposait de pouvoirs
politiques délégués par l'Etat, avec tous les risques d'autoritarisme
que présentait cette situation. Je ne fais pas l'apologie de cet
ordre-là ! Mais je constate que l'Etat n'intervenait pas dans l'espace
privé quand il n'y avait pas de violence. L'article 330 du Code pénal de
1810, qui définissait l'« outrage public à la pudeur », avait bâti un «
mur de la pudeur » départageant les mondes privé et public. Vous étiez
libre de faire ce que vous vouliez dans le premier. Dans le second,
l'Etat réprimait toute expression de la sexualité : il fallait alors
accorder une attention au moindre de ses gestes, et vous méfier des
fenêtres, des braguettes ou des portes mal fermées... Cette séparation
totalement étanche et qui nous semble aujourd'hui impensable était une
solution de compromis. Et une forme de libéralisme puritain ! Un peu
comme si l'Etat disait : « Je ne me mêle pas de votre vie érotique mais
surtout ne me la montrez pas ! Le sexe est répugnant et source de
troubles, alors ne me demandez pas de le reconnaître dans l'espace
public. » A la différence des autres infractions contre les moeurs,
l'article 330 ne cherchait pas à s'immiscer dans les rapports entre les
individus ni à juger les comportements sexuels. Il se contentait de les
qualifier spatialement, selon l'endroit où ils avaient lieu. L'Etat
napoléonien y a d'ailleurs trouvé l'occasion de rompre avec les
pratiques envahissantes et violentes des siècles précédents.
Sauf que le monde privé était une
zone de non-droit ?
Tout était possible, sauf la violence. Mais il fallait la prouver, ce
qui était bien plus difficile qu'aujourd'hui en raison d'un système de
preuves exigeant. D'ailleurs toute la rationalité juridique s'articulait
autour de la défense de la famille : il ne pouvait pas y avoir de viol
entre époux. Les rapports sexuels brutaux entre époux pouvaient à la
rigueur être qualifiés d'«attentats à la pudeur avec violence », quand
il ne s'agissait pas de coït classique...
Cela dit, nous ne sommes pas pour autant passés d'un monde dans lequel
on était accablés par des contraintes injustes à un régime de liberté
sexuelle et procréative. Le mariage, qui organisait la vie privée de
façon rigide et terrifiante, a été remplacé par un autre concept tout
aussi arbitraire : le sexe. La terreur est toujours présente, mais
elle s'applique de façon différente et porte sur d'autres aspects que
par le passé.
Terreur, vous y allez fort !
Nous sommes convaincus que notre modernité a atteint une sorte d'optimum
et, du coup, nous oublions qu'elle a aussi contribué à miner l'autorité
des instances intermédiaires : les Eglises, l'école et la famille, une
instance autonome qui avait la capacité de gouverner les individus et de
créer des règles morales. C'était un ordre conservateur et autoritaire,
mais il présentait un avantage : éviter aux individus d'être
directement confrontés à l'Etat.
Or, en supprimant ces instances intermédiaires, l'Etat est devenu
omniprésent dans notre vie privée. Et il nous a imposé SA vision de la
sexualité : une activité dangereuse, capable de nous traumatiser à vie
et de ruiner notre existence.
En même temps, jamais on n'a aussi
librement et autant parlé de sexe : celui-ci a envahi l'espace public,
les médias...
La sexualité a fait irruption dans l'espace public en même temps que la
montée du contrôle des pulsions sexuelles par l'Etat. Car celui-ci
cherche désormais à les maîtriser, à faire en sorte que les individus ne
se transforment pas en pervers dans un espace où ils sont sans cesse
tentés... Comme si on mettait le pécheur à l'épreuve en permanence ! Et
c'est en cela que le sexe a permis à l'Etat de légitimer une répression
pénale de plus en plus forte et l'inflation carcérale que nous
connaissons depuis les années 80. Voilà bien le paradoxe de notre
modernité : jamais le sexe n'a été autant pénalement réprimé, dans un
espace aussi érotisé. La France détient le record du nombre de détenus
pour crime sexuel parmi les pays du Conseil de l'Europe. L'Allemagne en
compte deux fois moins, l'Italie, six fois moins et le Danemark, cent
dix-huit fois moins.
Y aurait-il plus de pervers en
France ?
Sans doute pas. C'est surtout le signe de la démagogie pénale actuelle.
Nous avons inversé le modèle du XIXe siècle. Jadis l'Etat ne s'occupait
pas de nos pulsions. Il se contentait d'élever des digues entre les
deux mondes, public et privé. Les limites étaient posées à l'extérieur
des individus. Aujourd'hui, on interroge de l'intérieur nos désirs et
nos mobiles. Jadis, on traquait les « débauchés », ceux dont les moeurs
sexuelles contrevenaient à la morale, mais pas les malades qui
souffraient de pathologies comme l'exhibitionnisme. Aujourd'hui, c'est
le contraire : on tolère les « débauchés », dans les boîtes échangistes
par exemple. Et on punit les malades : être exhibitionniste est ainsi
devenu une forme de pollution de l'espace public, mais aussi un signe de
dangerosité sociale. L'expertise, qui leur avait permis dans le passé
de bénéficier de circonstances atténuantes, voire d'être tenus pour
irresponsables, s'est mise à jouer dans le sens contraire. Plus
l'exhibitionniste est malade, plus il fait l'objet de punitions et de
mesures de sûreté. Car toute personne dont les symptômes se manifestent
par une déviance sexuelle est perçue comme hautement dangereuse, à
terme.
La façon dont on traite l'exhibitionnisme est révélatrice de l'esprit
démagogique qui inspire les réformes votées en France depuis une
quinzaine d'années. On suit la croyance populaire, largement véhiculée
par les médias, selon laquelle les criminels et délinquants sexuels ne
peuvent que récidiver et commettre des crimes toujours plus atroces. La
fascination pour le viol et le meurtre des enfants infléchit l'ensemble
des infractions sexuelles, fait de tout agresseur sexuel un tueur
potentiel.
Si on vous suit, on se dit que la
révolution sexuelle n'a vraiment pas eu lieu en 1968...
Mai 68 a été le chant du cygne d'un monde voué à disparaître : le monde
organisé autour du mariage. Toute la société était d'accord pour changer
de modèle, depuis longtemps déjà. Le mariage, comme forme
d'organisation de la vie sexuelle et reproductive, était entré en crise
depuis 1900. Souvenez-vous que les enfants illégitimes ont obtenu des
droits à héritage plus importants dès la fin du XIXe siècle, que la
recherche en paternité a été autorisée en 1912. Autant d'étapes qui se
sont inscrites dans un processus de remise en question croissante du
mariage. Je suis donc convaincue que cette institution allait
s'effondrer, que la libération des moeurs allait avoir lieu, avec ou
sans Mai 68. C'est ce qui s'est passé dans tous les pays occidentaux.
Même les Allemands de l'Est, plongés en pleine ère soviétique, ont
choisi d'autoriser l'avortement...
Mais, après coup, les gens ont tendance à attribuer aux périodes
révolutionnaires la fin de règles que les institutions elles-mêmes ne
peuvent plus supporter et qui doivent être changées. Cela n'empêche que
Mai 68 ait été une véritable époque révolutionnaire qui a laissé un
large espace pour produire un monde nouveau. C'est pour cela que cette
période a été aussi joyeuse, audacieuse et insolente. Mais la société a
fait par la suite les choix les moins émancipateurs parmi les
possibilités qui s'offraient à elle, aussi bien dans le domaine de la
famille que dans celui de la sexualité. L'Etat n'a pas laissé à la
société civile la liberté de construire sa relation au sexe, d'avoir des
cultures sexuelles différentes, tout en respectant bien sûr un certain
nombre de limites. Il aurait fallu instaurer deux paramètres minimaux :
punir les violences et empêcher qu'on abuse des enfants. Mais, pour le
reste, libre à nous de développer notre idée du sexe !
Et dans le domaine de la famille,
que faites-vous des grandes réformes des années 70 : l'autorité
parentale conjointe, l'égalité entre enfants légitimes et naturels, le
divorce par consentement mutuel, l'avortement, etc. ?
Notre nouvel ordre sexuel et familial n'a pas été réorganisé autour de
l'idée de consentement. La filiation a été pensée autour de la mère et
de son ventre fertile, qui décide de faire naître ou pas, quelle que
soit la volonté du père. Sur le plan de la vie privée, je crois hélas
que nous avons raté la révolution des moeurs. Ce qui explique, par
exemple, que les femmes soient toujours moins bien placées que les
hommes sur le marché du travail, car on leur a donné beaucoup de
pouvoirs privés et, en conséquence, beaucoup d'impuissance publique. Et
puis, nous avions peut-être d'autres solutions que d'aller au poste de
police ou chez le juge pour régler tous nos conflits privés ! Après
tout, la modernité n'est pas une, on peut toujours débattre des formes
qu'elle peut prendre. Regardons autour de nous ! Certains pays ont réglé
les choses différemment : on y accepte les mères porteuses, on y a
légalisé la prostitution...
A l'époque de la discussion sur le pacs, certains avaient proposé de
créer des liens de solidarité entre plusieurs individus, et pas
uniquement au sein du couple, qu'il soit hétérosexuel ou homosexuel. Le
pacs aurait pu permettre, par exemple, d'associer des personnes au moyen
de liens juridiques alternatifs qui ne soient pas forcément fondés sur
la famille. Voilà une proposition sociale intéressante, qui aurait
permis d'inventer des formes de vie à plusieurs. Mais nous sommes loin
d'une telle réflexion : le gouvernement Fillon a récemment augmenté les
avantages pour les héritages, mais toujours dans le cadre familial.
??'aurait été intéressant de l'amplifier, de pouvoir en faire bénéficier
des amis, pour favoriser la création de liens avec d'autres gens. Nos
sociétés démocratiques auraient intérêt à inventer de nouvelles formes
d'association entre individus, comme les socialistes avaient pu en rêver
à la fin du XIXe siècle.
(1) Ed. Fayard, 354 pages, 20 EUR.
(2) Les abus sur les mineurs étaient réprimés avec circonstances
aggravantes quand il y avait un rapport d'autorité, et non pas en raison
de liens familiaux.
photo (licence creative Commons) http://flickr.com/photos/gaelturpo/