Retrouvé par Carlo Cecchi et Cesare Garboli dans les papiers d'Elsa Morante, partie d'une lettre qui ne fut jamais expédiée, ce texte a sans doute été écrit aux environs de Pâques 1970 ou 1971.
1. Un monstre parcourt
le monde : la fausse révolution.
2. L'espèce
humaine se distingue des autres par deux éléments
essentiels. Le premier constitue le déshonneur de l'homme ;
le second est à son honneur.
3. Ce qui fait le
déshonneur de l'homme, c'est le pouvoir, qui apparaît
avec la société humaine, toujours et partout fondée,
établie sur ce binôme : maîtres et subordonnés
– exploiteurs et exploités.
4,
Ce
qui fait son honneur, c'est la liberté de l'esprit. Et il ne
devrait pas être nécessaire de préciser que le
mot esprit (ne serait-ce que sur la base de la science actuelle) ne
signifie pas ici quelque entité métaphysico-éthérée
(et quelque peu suspecte) évoquée par des
"spiritualistes" ou des habitués du café du
Commerce, mais plutôt la réalité pure, propre et
naturelle de l'homme.
Cette liberté de l'esprit se
manifeste de multiples manières, qui sont rassemblées
sous une même unité, sans hiérarchie de valeurs.
Par exemple: la beauté et l'éthique ne sont qu'une.
Rien ne peut être beau s'il participe à la servitude de
l'esprit, c'est-à-dire s'il soutient un pouvoir. Et
vice-versa. Par exemple, le Sermon sur la Montagne, ou les dialogues
de Platon, ou le Manifeste de Marx-Engels, ou les traités
d'Einstein sont beaux ; comme sont moraux l'Iliade d'Homère,
ou les auto-portraits de Rembrandt, ou les madones de Bellini, ou
les poèmes de Rimbaud. En fait, toutes ces œuvres (ni plus ni
moins que les actions
possibles dont elles sont des équivalents) sont, en
elles-mêmes, des expressions de la liberté de l'esprit
et, par conséquent, quelque soient l'historique et le contexte
social dont elles ont émergé, elles ne sont pas,
essentiellement, déterminées par une classe sociale,
disons qu'elles appartiennent à toutes les classes. Parce que,
par définition, elles récusent le pouvoir, dont la
division des hommes en classes est une des manifestations les plus
aberrantes.
5.
Comme honneur de l'homme, la liberté de l'esprit qu'on la
définisse en termes d'expression ou de jouissance, est due à
tous les hommes. Tout homme a le droit et le devoir d'exiger pour
lui-même et pour tous les autres la liberté de
l'esprit.
6.
Cette exigence universelle ne peut être exercée tant
qu'il existe un rapport de pouvoir. En effet, il est clair qu'elle
est refusée dans le principe autant à l'exploiteur qu'à
l'exploité, à la fois au maître et au
subordonné.
7.
Il en résulte que la révolution est absolument
nécessaire, qui doit libérer l'homme du pouvoir afin
que son esprit soit libre. Le seul objectif de la révolution
est de libérer l'esprit des hommes, grâce à la
totale et définitive abolition du pouvoir.
8.
Par une loi inévitable (et toujours confirmée par les
faits), il est impossible de parvenir à la liberté
commune de l'esprit au moyen de son contraire. La révolution,
pour réaliser son objectif de libération, doit poser ce
principe depuis le début jusqu'à la fin. Tout homme qui
asservit son esprit et celui de l'autre suivant une promesse de
libération "mystique" et ultérieure est
lui-même asservi, et en plus un escroc et un exploiteur. Ni
plus ni moins que les jésuites et les contre-réformateurs
- que Mohammed qui menait ses "fidèles" au massacre
avant d'arriver au "paradis" – que Hitler et Mussolini
qui exterminaient les nations pour atteindre à leur "gloire
nationale" - que Staline qui châtrait et martyrisait les
peuples pour leur "bien-être", etc. etc. etc.
9.
Une révolution qui rétablit un pouvoir est une fausse
révolution. Aucun prolétariat (ni plus ni moins qu'une
monarchie, ou une aristocratie ou une théocratie, ou la classe
moyenne, etc) ne pourra jamais s'attribuer ou réaliser la
révolution, s'il n'est dégagé des germes du
pouvoir. Nul ne peut communiquer aux autres ce qu'il n'a pas, et il
ne peut arriver à guérir avec les germes de la
peste.
10.
Dans une société fondée sur le pouvoir (comme
dans toutes les sociétés qui ont existé jusqu'à
présent ou qui existent aujourd'hui) un révolutionnaire
ne peut que s'opposer au pouvoir (même s'il est tout seul), en
affirmant (avec les moyens et dans les limites de chacun, naturelles
et historiques qui lui ont été accordés) que la
liberté de l'esprit est un droit pour tous. Et c'est son droit
et son devoir de le faire à n'importe quel prix, même,
en fin de compte, au prix d'y laisser la peau. Et c'est ce qu'ont
fait le Christ, Socrate, Jeanne d'Arc, Mozart, Tchekhov, Giordano
Bruno, Simone Weil, Marx, Che Guevara, etc. etc. etc. Et c'est ce que
fait un manoeuvre qui s'oppose à un abus, un jeune qui récuse
un enseignement dégradé, ou un enseignant de la même
manière, un forgeron qui fabrique un clou à quatre
pointes contre les véhicules nazis, un travailleur qui fait la
grève pour s'opposer à l'exploitation, etc. etc. etc.
Ces œuvres, ou ces actions, chacune avec leurs moyens propres, quand
elles affirment la liberté de l'esprit contre le déshonneur
de l'homme, elles sont toutes à leur manière belles et
morales. Et par définition, elles ne sont ni distinction ni
propriété d'une classe, mais elles sont de l'homme tel
qu'en lui-même, comme on l'a indiqué aux paragraphes 2
et 4.
11.
Si, au nom de la révolution, on rétablit le pouvoir,
cela signifie que la révolution était fausse, ou
qu'elle a été trahie.
12.
Tout révolutionnaire (même Marx ou même le Christ)
qui s'adapte au pouvoir (qu'il l'assume ou l'administre ou le subit)
à partir de ce moment cesse d'être un révolutionnaire,
et devient un esclave et un traître.
13.
Imaginons maintenant un individu seul, devant un immeuble en feu. Par
une fenêtre ouverte (et accessible uniquement par ce passage,
même s'il est risqué) il aperçoit un enfant seul,
sur le point d'être saisi par les flammes. Il entre dans la
pièce et, en dépit du danger, réussit à
sauver l'enfant. Seul un fou criminel pourrait l'accuser d'avoir
commis un acte antisocial et injuste parce que, dans l'incapacité
de sauver les autres habitants de l'immeuble, il n'aurait pas aussi
laissé brûler vif ce seul enfant. L'homme qui (avec ses
moyens et dans les limites personnelles, naturelles et historiques
qui lui ont été accordées) affirme la liberté
de l'esprit contre le pouvoir, et donc également contre les
fausses révolutions, poursuit la véritable longue
marche, même s'il reste enfermé pour le reste de son
existence dans une prison. Comme Gramsci. Même sans camarades
ou disciples, sans auditeurs ou spectateurs, l'esprit libre est tenu
d'accomplir sa propre longue marche, ne serait-ce que pour lui-même
ou devant Dieu. Rien n'est perdu (tel la graine de moutardier ou une
pincée de levain) et donc, quiconque se fait complice de
l'esclavage, sous quelque prétexte que ce soit, dans son
propre esprit libre, alors il participe au déshonneur de
l'homme. Deux fois misérable se retrouve celui qui diffuse
cette malédiction parmi les autres et surtout s'il le fait par
plaisir ou pour accroître son propre pouvoir.
Se servir des
exploités pour le pouvoir (ne serait-ce qu'en leur nom), voilà
la pire forme d'exploitation possible. Plus grave encore s'il le fait
pour son propre bénéfice. Proclamer son amour pour les
ouvriers peut révéler un alibi pratique pour celui qui
n'aime aucun ouvrier, et aucun homme.
Une foule consciente qui
affirme la liberté de l'esprit, c'est un spectacle sublime.
Une foule aveugle qui exalte le pouvoir, c'est un spectacle obscène
: celui qui se rend coupable d'une telle obscénité
ferait mieux de se pendre.
Elsa
Morante
Traduction par Borogove
http://www.sergiofalcone.blogspot.com/
Elsa
Morante
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Elsa_Morante)