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Cependant, dans la vallée le train qui passe ébranle mes cordes sentimentales, mes amis sont absents, j'éprouve une secousse, une douleur passagère. Mes amis ? Quoi que je fasse, presque inconsciemment, c'est toujours avec eux que j'oeuvre et pour moi et pour eux § Il n'est pas un moment où j'agisse, je pense en ne tenant compte que de mes soixante kilos de viande; toujours les idées, les sentiments me relient aux autres hommes, aux amis d'abord, puis par eux au reste de l'humanité et par elle à l'animalité, à la végétation, à l'universalité.
O liberté ! Liberté laisse-moi aimer, choyer, me donner à ceux qui sont toute ma vie, tout mon bonheur, laisse-moi vivre près d'eux dans leur entourage, leur apporter tout ce que mon coeur rêve pour eux de tendresse, d'affection, de pensées, de travail, de soins, de prévenances, de richesse, laisse-moi les faire jouir de tout ce que la force de mon amour peut créer pour eux de bien et de bon. C'est près d'eux, là seulement que je vis réellement, et je les aime et je les embrasse de mes pensées et les leurs s'unissent et s'entrechoquent et nos projets s'harmonisent et s'opposent et je les mords et les égratigne ...mes amis me complètent, car qu'est-ce que ma personnalité, si ce n'est un des produits de millions et de millions d'êtres préexistants et des vivants.
Mentalement, ici je suis en contact constant avec les amis lointains; je juge leurs projets, j'en approuve une partie, je combats l'autre; mon activité physique, intellectuelle est toujours l'expression de mes idées, de mes sentiments conjugués avec ceux de mes amis, mon activité c'est le résultat en moi de la concentration de tout un monde : ma direction personnelle est le fruit d'autrui !
Ermont, Nice, La Croix, Bascon, Paris, Le Bois Fourgon, Arles, Carmaux, Gentilly et tant d'autres lieux qui habritez mes amis connus et inconnus, vous possédez mon âme. Je ne suis pas tout entier sous ma cloche de verre à Vence, je suis répandu. Amis je suis parmi vous, je suis partout où vous êtes, partout où vous avez une joie, une peine, partout où vous respirez et où vous mourrez sans que je sois là pour vous fermer les yeux, ou plutôt je suis Celui qui vous unit tous, je suis l'Ami qui fond toutes les personnalités chéries en une même individualité en mon Moi.
Liberté, tu ne fais pas de miracles; ma liberté a comme limites ma matérialité physique, corporelle. Enfin, je puis quelquefois correspondre et par là entretenir la chaleur de l'amitié, quelquefois en de courts espaces je puis voir mes amis et vivre de leur vie, mais les jours que je passe loin d'eux me laissent les cruels regrets d'une vie incomplète. O mes amis, je voudrais tant être près de vous et vous épargner des fatigues, des peines, des maux, des douleurs que je sais journaliers et nous sommes disséminés luttant chacun de son côté pour l'entretien de notre vie. Seule l'Idée nous est commune, nous relie. Faible lien qui ne remédie à presque rien, qui ne soulage pas. Idéal ! En compensation de tes charges, qu'apportes-tu ? Tu ne soulages pas, tu n'amoindris pas les difficultés de l'existence, tu ne supprimes pas effectivement de la douleur et cependant c'est ceux qui sont épris de mon Idéal qui sont touchés de ta Grâce que j'aime : ceux-là sont mes amis.
J'aime ceux qui, oar le fait qu'ils vivent diminuent la souffrance. A mes yeux, il n'est qu'un titre d'amour qui englobe toutes les virtualités, diminuer de la souffrance ! Et c'est pourquoi j'aime les hommes à des degrès divers, c'est pourquoi je poursuis l'erreur partout, chez moi et chez tous, surtout chez mes amis les plus proches, chez mes soeurs, chez mes frères. Je combats.
Le combat, c'est ma vie. Je ne suis que le produit d'oppositions, de décompositions et de synthèses. Quand elles ne se manifesteront plus dans ma chair, dans mon esprit, je ne serai plus qu'un cadavre, que je vous prie de donner à vos chiens, pendant le temps qu'ils rongeront ma carcasse, pas trop grasse hélas ! Ces pauvres bêtes économiseront le pain que par aveugle bonté vous geignez de leur produire !
Mais je ne combats pas pour combattre, pour la joie du combat. Mon combat n'est pas une création voulue de mon intellect, de mon imagination, mon combat n'est pas celui d'un gladiateur contre un autre gladiateur, il n'est pas personnel et purement individuel, si mon cerveau et mon bras agissent, c'est en concordance avec d'autres cerveaux, avec d'autres bras qui sont dans le même atmosphère, sous les mêmes cieux, sous la même direction de l'Idée conjugant nos efforts pour augmenter les bienfaits de la vie, en diminuer les charges.
Je sais que mes châssis, pour moi seul abritent fort bien mes laitues et mes plants, et je sais pertinemment que si au lieu d'être une unité, je pouvais agir collectivement, si au lieu de quatre châssis j'avais une immense verrerie, j'aurais avec beaucoup plus de facilité des laitues et des plants. De cette serre j'aurais des jouissances de toutes sortes, car au milieu de mes verdures, par les temps de frimas, j'aurais chaud - nous aurions chaud. J'y aurais et ma cuisine - mot impropre pour moi crudivore - et mon lit et mon poêle et ma bibliothèque - comme je suis personnel, je dis toujours "je" au lieu de "nous" - et je vivrais parmi mes amis présents.
Mais les uns sont là, les autres là-bas, et chacun ici ou là a ses chassis - ses moyens particuliers et personnels d'avoir ses laitues ! Chers amis, ne fermons aucune avenue, ne nous interdisons aucun sentier. Que chacun prenne le chemin, la route droite ou tortueuse, plate ou monteuse qui lui convient pour qu'un jour les plus prêts parmi les hommes à vivre une bonne vie aient la serre commune à Vence, à Paris, une autre encore là, là-bas, en aient partout ...
Ce qui nous attache à nos châssis personnels c'est notre matérialité, notre physique, puisque notre pensée - l'Amour - est une quoi que diverse dans ses aspects. Pourquoi sommes-nous différents dans les manifestations diverses de notre activité physique, puisque les mêmes lois universelles nous régissent ?
Si les lois sont mêmement impérieuses pour chacun de nous et si cependant chacun de nous a une façon différente de vivre - qui crée le personnalisme, s'oppose à l'harmonie, maintient la propriété individuelle, nécessite l'autorité - c'est que relativement aux inéluctables nécessités physiologiques, produits des lois naturelles, nous vivons d'une façon fantaisiste.
L'Unité de la vérité relative, l'Unité qui forme l'ensemble des phénomènes vitaux et dont nous possédons la connaissance d'une partie, nous a placés, nous, végétaliens, sur le chemin de l'Unité des efforts pour la satisfaction des nécessités physiologiques humaines. Il viendra un temps où les besoins matériels de certains de nous seront si normaux et simples que naturellement au lieu d'avoir chacun des châssis nous aurons communément par toute la terre des verrières où tous les amis mangeront, travailleront, aimeront, vivront supérieurement dans la simplicité du savoir.
Mes amis, nous approchons les uns des autres, j'entends vos pas, vos voix, des montagnes de préjugés ne nous séparent plus, le jour approche où chacun de nous sera supérieur aux difficultés de la vie qui actuellement pour chacun de nous renaissent à chaque matin - car elles sont en germe en chacun.
Ce sera chaque jour un jour de fête, un nouveau jour de fraternité, la serre donnera des laitues à tout le monde, facilement ...et selon nos gais désirs nous irons momentanément parmi les betteraves, les figuiers, les orangers ou parmi les pommiers - auprès des amis.
G. Butaud
Le Végétalien décembre 1924