C’était il y a très longtemps, c’était à l’époque d’«il était une fois», c’était aux temps du
NOUS.
En ces temps-là, voyez-vous, la terre était vivante, il n’y avait ni
bien ni mal car la vie ça n’est ni bien ni mal, voyez-vous, mais la vie
ça meurt.
En ces temps-là donc, voyez-vous, il y avait toutes sortes de formes de
vie, car la vie est généreuse, voyez-vous, car la vie ça donne, et ça
se donne, et ça s’abandonne.
Et dans toutes ces formes de vie, voyez-vous, apparurent de nouveaux
animaux. Ceux-là étaient étranges, voyez-vous, et bien démunis,
peut-être pourrait on dire pas très réussis ou pas bien finis,
voyez-vous : pas de plumes, guère de poils, un peu fripés avec leurs
peaux lisses, et pas de griffes, et pas de becs, et pas de cornes, et
pas d’épines, et pas de crocs, et pas de groins, pas de racines, ni de
branches, ni de pollen, pas d’ailes, ni de fleurs, ni de pistils, ni
d’écailles, ni de dards, ni d’étamines, ni de carapaces, ni de gros
points rouges pour dire aux autres «je suis pas bon à manger»... Enfin,
franchement, à l’époque, personne n’aurait pu imaginer qu’ils allaient
prendre autant de place. Ils mangeaient un peu de tout et n’avaient
guère d’utilité. Mais la vie est gratuite, voyez-vous, et se soucie peu
d’être rentable ou efficace.
Alors ceux-là en leur enfance durent bien se débrouiller ensemble, et
ils inventèrent bien des choses pour se débrouiller ensemble,
voyez-vous, et toutes ces choses, bien des personnes, et des très
savantes en ont parlé et mieux que moi, voyez-vous. Mais ce dont je me
souviens, c’est de cela : pour vivre, il fallait vivre ensemble, il
fallait le
NOUS.
On m’a raconté que pas très loin d’ici, au bord de la mer du milieu, certains de ces aimaux imaginèrent que
NOUS, ça pouvait s’écrire, et ils l’écrirent ainsi :
nouV,
et ils dirent que ça voulait dire connaissance. En tous cas, ceux-là
inventèrent diverses choses comme les catégories, la politique, les
atomes, la philosophie, l’histoire, l’éthique, la rhétorique et bien
d’autres choses que l’on continue de transmettre aujourd’hui. Leurs
voisins qui n’étaient pas de reste inventèrent quant à eux le
monothéïsme. Il paraît qu’ailleurs, dans d’autres terres, vers d’autres
mers, d’autres inventèrent d’autres formes encore et que tout cela,
c’est ce que l’on appelle la culture, et que sans la culture ces
animaux seraient peut-être morts en bas âge. Ce qui est sûr, c’est que
les
NOUS se multipliaient et que plus ils se multipliaient plus ils avaient de chance de rencontrer d’autrs
NOUS et donc d’inventer des
VOUS ou des
EUX.
Avez-vous déjà constaté comment l’âge transforme les êtres ? Je connais
un platane sauvage, jamais taillé en trois cents ans, qui abrite
généreusement sous ses feuilles les êtres assommés de soleil au mitan
d’août. Je connais un tilleul, de six cents ans celui-là, vaillant
malgré la foudre qui le fendit en deux voilà bien longtemps, et
vaillant malgré le muret qui l’encercle, et vaillant malgré le goudron
qui le cerne. Et je connais des oliviers sans âge, modestes et noueux,
silencieux et austères... Je connais aussi des arbres étriqués que par
pudeur je ne nommerai pas, de ceux qui luttent droits bien serrés les
uns contre les autres pour dresser leur tête jusqu’à la lumière qu’il
faut gagner l’un contre l’autre, l’un par dessus l’autre, et leurs
troncs sont secs et gris, et leurs branches meurent l’une après
l’autre, et elles meurent en bas près d’eux tandis qu’ils se dressent
bien droits, si droits, si hauts, et rien ne pousse à leurs pieds, et
rien ne vit sous leurs feuiillages. J’en connais d’autres encore, des
isolés ceux-là, qu’on a oubliés dans un coin et qui se ratatinent et
qui dépérissent et qui n’en finissent plus de dépérir.
Ce n’est pas facile, voyez-vous, écoutez les arbres... Les animaux étranges ont oublié d’écouter les arbres...
Pourtant
NOUS vieillit lui aussi. Et il faut avoir bien
vécu pour bien vieillir. Et il faut avoir bien nourri pour être bien
nourri. Et il faut avoir été bien nourri pour bien se nourrir. Tout ça
n’est pas facile, vous savez. Tout ce qui vit meurt un jour et ce n’est
pas triste, et ce n’est pas mal, vous savez. L’âge du
NOUS a
vieilli, voyez-vous, et puis il est mort. Alors les animaux étranges,
les descendants de ceux de la mer du milieu, vous vous rappelez, ceux
des catégories, de l’atome, de l’histoire, du monothéïsme, etc... et
bien figurez-vous qu’ils ont inventé le
JE et le
TU et ils ont appelé ça l’individu.
Provisoire