« Le monde pourrait être un jour libéré de tous ses « représentants » sans rien perdre d'essentiel! Et même en y gagnant une vie sociale nouvelle? » Louis Janover (1)
Je prendrai pour point de départ une réflexion de Luciano Canfora, historien italien de l'Antiquité, mais dont les travaux ont conduit à jeter un regard lucide sur notre actualité. « Le capitalisme a une résilience (2) immense qu'aucun système économique et social antérieur (à notre connaissance) n'a jamais possédée. Son appareil de manipulation des consciences a même mis à contribution les mots subversifs par excellence: la liberté, par exemple. » On pourrait en dire autant de la démocratie.
Qu'est-ce que la démocratie? Question paradoxale. L'article défini laisse penser qu'elle ne devrait pas être posée. Il semble indiquer, en effet, que le sens de ce terme a été défini une fois pour toutes, de manière définitive, en quelque sorte, mettant donc fin aux débats sans fin que sa définition avait pu susciter à l'époque où les régimes qualifiés de « démocratiques » étaient contestés(3).Aujourd'hui, « la » démocratie fait l'unanimité. Pour paraphraser Jean-Paul Sartre, elle aurait succédé au marxisme comme « horizon indépassable de notre temps », non seulement aux yeux de ce qui demeure de progressiste dans l'intelligentsia européenne, mais, et cela est nouveau, pour les partisans du statu quo. Et cela, à un double titre.
Au plan des principes, tout le monde s'accorde à reconnaître qu'elle constitue la valeur cardinale qui donne sens à l'évolution des société. Sauf à l'extrême droite du champ politique, nul ne s'affirme contre « la » démocratie (4). Publiquement du moins, car, en pratique - pratiques discursives inclues -, c'est l'élitisme qui prédomine dans les cercles dominants.
Au plan du contenu, le type de régime que ce concept désigne n'est plus l'objet de litiges. Personne = ou presque, sinon nous ne serions pas ici - ne s'avise de remettre en cause la signification officielle et désormais communément admise qui lui est donnée: une « économie de marché » accouplée à un système politique fondé sur la délégation de pouvoir des gouvernés aux gouvernants par le biais d'élections pluralistes. Bref, une « démocratie de marché », selon l'appellation chère à ses plus fervents partisans. Appellation quelque peu pléonastique puisqu'il ne saurait y avoir, à leurs yeux, de démocratie sans marchés.(5)
En d'autres termes, marxistes, cette fois-ci, la démocratie est synonyme de « capitalo-parlementarisme », pour reprendre la dénomination pertinente du philosophe Alain Badiou qui réfute ce « consensus démocratique » tant célébré, un oxymore, selon lui. Car, qui dit démocratie dit rupture du consensus par l'irruption pratique de la négativité sociale, c'est à-dire du refus en actes par les couches populaires de ce qui est au profit de ce qui pourrait être. J'y reviendrai par la suite.
Même les gens qui critiquent l'ordre social existant ne remettent plus en cause son caractère démocratique. Les uns le qualifient de « démocratie inachevée » parce qu'elle resterait toujours à compléter, à améliorer. Ainsi les verra-t-on se faire les avocats d'une « démocratie participative » pour pallier les carences de la « démocratie représentative ». D'autres jugent la démocratie « menacée » ou, pire encore, « dénaturée » par des forces nocives logées au sein de la société, qui pourraient l'« affaiblir » ou la « pervertir », tels l'argent, les médias, la technocratie ou les « dérives autoritaires » auxquelles conduisent de nos jours la « lutte contre l'insécurité », en général, et le terrorisme, en particulier(6). Cependant, mis à part ce dernier adversaire (7), « la démocratie n'a plus d'ennemi », ainsi que le réitère triomphalement le philosophe allemand Ulrich Beck, l'un des nouveaux maîtres à penser de l'intelligentsia sociale-libérale européenne.
À l'extérieur, les « totalitarismes » ont été vaincus ou se sont effondrés les uns après les autres. Certes, quelques tyrannies et dictatures subsistent. Mais, outre qu'elles ne manqueront pas d'être défaites à leur tour, elles ne constituent plus un danger... sauf pour les peuples qui vivent sous leur coupe (8). À l'intérieur, les partis communistes et même les organisations « révolutionnaires » , devenus minoritaires, qui opposaient jadis « démocratie formelle » et « démocratie réelle » ont fini par reconnaître, à l'exception de quelques groupuscules de l'« ultra-gauche », l'inanité de cette opposition: sous prétexte que les formes juridico-institutionnelles de la « démocratie réellement existante » (État de droit, libertés d'expression et de réunion (9), pluralisme...) ont une effectivité indéniable et appréciable, et qu'elles se distinguent en cela des régimes « non démocratiques » , on en déduit que nous vivons bien « en démocratie » , fut-elle, pour les esprits demeurés critiques, « limitée » .
En France, par exemple, la Ligue communiste révolutionnaire n'appelle plus, en dépit de son appellation, à « détruire l'État bourgeois » et à en finir avec le « régime capitaliste » . Seule la version hard de ce dernier, le néo-libéralisme », doit être désormais combattue. Pour ce faire, la LCR présente des candidats, noue des alliances avec les anciens « sociaux-traîtres » et envoie ses élus siéger, en attendant mieux, au Parlement européen ou dans les conseils , municipaux. Quant aux « altermondialistes », s'ils proclament qu'« un autre monde est possible » , c'est d'un monde autrement capitaliste qu'il s'agit, et non d'un monde autre que capitaliste.
Pourtant, « sauvage » aujourd'hui ou « civilisé » demain sous les effets conjugués de la pression des « citoyens globaux » et de la prise de conscience par les « maîtres du monde » de leur intérêt bien compris, ce monde capitaliste est tout sauf démocratique. D'abord, parce qu'il est régi, comme chacun sait, par des oligarchies, étatiques ou économiques, dont le titre à gouverner repose sur la naissance, la richesse ou la science. C'est - à dire sur ce dont la majorité est dépourvue, ôtant, de ce fait, à celle-ci le droit à (s'auto) gouverner. Ensuite, et plus fondamentalement, parce que la démocratie n'est pas un système politique, ni un type de société, contrairement à la présentation qui en est faite depuis le siècle des Lumières.
Si cela était, on pourrait reprendre la vieille critique marxiste selon laquelle la référence à la démocratie et les. institutions qui la matérialisent joueraient le rôle de façade juridicopolitique masquant un édifice . social pyramidal et inégalitaire. Or, le « pouvoir » du peuple n'a pas le même statut que celui des oligarques. C'est celui des « incompétents » qui viennent de temps à autre, sans qu'on le leur ait demandé, faire reconnaître leur volonté de ne pas être représentés par les « compétents ». Et affirmer, par là, leur propre compétence à juger par eux-mêmes des rapports entre individus et collectivité, au présent comme dans l'avenir. Et à agir en conséquence en arrachant aux oligarchies gouvernementales le monopole de la vie publique, et en s'attaquant à la toute-puissance des oligarchies de la richesse sur l'existence des humains.
Les classe dominantes et leurs laquais politiques ou médiatiques n'ont donc pas tout à fait tort de crier à « l'anarchie » pour conjurer l'indistinction du gouvernant et du gouverné qui se donne à voir quand l'évidence du pouvoir normal, pour ne pas dire naturel, des meilleurs ou des mieux nés se trouve dénudée de ses prestiges. Quand l'autorité des politiciens, le savoir-faire des gestionnaires et le savoir des experts sont contestés voire ridiculisés par des gens qui ne possèdent ni cette autorité, ni ce savoir-faire ni ce savoir postulés, et qui ne s'en soucient guère. Des an - archistes, en somme, au sens étymologique du terme, puisque c'est le « titre propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés » (10). Le « bon gouvernement », sous cet angle, serait, paradoxalement, le gouvernement de ceux qui ne désirent pas gouverner. D'où la nécessité de disjoindre l'exercice du gouvernement - si l'on doit garder ce mot - de l'exercice d'un pouvoir désiré et conquis, et donc d'exclure de la liste des gens aptes à gouverner tous ceux qui briguent et intriguent pour obtenir le pouvoir. « Démocratie veut dire d'abord cela: un « gouvernement » anarchique, fondé sur rien d'autre que l'absence de tout titre à gouverner." »
C'est pourquoi il faut rejeter les modèles de gouvernements et les pratiques d'autorité basés sur la distribution des « compétences », c'est-à-dire des fonctions et des places - la « police », au sens où l'entend le philosophe J. Rancière (12) - qui assure la double domination de l'oligarchie dans l'État et dans la société. Ainsi en va-t-il de la classification qui distingue l '« homme » et le « citoyen », dualité séparant (individu privé et le sujet public conformément à la logique « policière » de séparation et de spécialisation des domaines d'activité. L'action politique, en tant qu'irruption démocratique, a pour effet de bouleverser cette distribution imposée des termes et des places, quitte, s'il le faut, à prendre le discours bourgeois au mot, « en jouant l'homme contre le citoyen et le citoyen contre l'homme(13) ».
Dans son acception politique, et non sa signification juridique, constitutionnelle et conventionnelle, le citoyen oppose la règle d'égalité fixée par la loi aux inégalités concrètes caractérisant les « hommes », c'est-à-dire les individus privés soumis aux rapports de domination. Et, à l'inverse, la référence à « l'homme » met en avant l'égale capacité de tous face à toutes les privatisations (et privations de fait) de la citoyenneté: celles qui excluent du règne de l'égalité citoyenne tel ou tel groupe social (étrangers vivant et travaillant en France) ou domaine de la vie collective (rapport salarial, droit au travail ou du travail). Toute lutte politique vise donc à affirmer le caractère public d'espaces et de relations d'ordinaire considérés comme privés, laissés de ce fait à l'arbitraire du pouvoir des dominants. Des espaces et des relations qui pourront alors (re) devenir le lieu et l'enjeu de débats et de combats.
Les bonnes âmes qui nous reprochent d'être restés fidèles aux idéaux de la Révolution des? illets et à ses « excès », me font penser aux membres de cette instance, peu démocratique puisqu'elle réunissait, à l'abri de tout contrôle, de tout regard et même de toute connaissance populaire, des hommes d'affaires, des hommes d'État et des experts étasuniens, européens et japonais: la Commission trilatérale. Dès le début des années soixante-dix, cet aréopage dessinait déjà à grands traits ce que serait, une fois le « péril rouge » écarté, le « nouvel ordre mondial ». Parmi les hypothèses de ce travail prospectif, il en est une qui mérite de retenir l'attention: celle d'une « crise de la démocratie ».
Qu'entendaient-ils par là? Précisément, une crise provoquée par les « excès » de la démocratie. L'intensité de la participation populaire - baptisée « contestation » à l'époque, empêcherait son bon fonctionnement. Un excès d'activité collective entraverait donc l'action des gouvernements. Quand le peuple intervient trop dans les affaires publiques, les démocraties deviennent « ingouvernables ». Ce qui confirme qu'elles doivent donc être elles-mêmes gouvernées! Voici ce que l'on peut lire dans un texte qui deviendra le bréviaire des dirigeants capitalistes: « La démocratie signifie une accroissement irrésistible des demandes qui fait pression sur les gouvernements, entraîne le déclin de l'autorité et rend les individus et les groupes rétifs à la discipline et aux sacrifices requis par l'intérêt commun. (14) » Bref, la démocratie comme forme de vie politique et sociale est le règne de l'excès. Un excès qui conduit à la ruine du gouvernement démocratique et doit donc être réprimé par lui. Tel est le « paradoxe démocratique » vu par les dominants: trop de démocratie tue la démocratie. On sait les enseignements qui en ont été tirés: tuer les « ennemis de la démocratie » Application au Chili en 1973.
En fait, si excès il y a, c'est celui du caractère illimité des exigences du capitalisme mondialisé, devant lesquelles la politique doit s'effacer au profit de la gestion significativement rebaptisée « gouvernance », notion forgée dans les business school anglo-saxonnes et importée ensuite en France par le bais des « sciences politiques » qui n'ont de scientifiques que la réputation. Ce qui conduit les élites dirigeantes à stigmatiser comme arriération « populiste » tout combat politique contre cet effacement. Ce qu'elles appellent « démocratie », en fin de compte, c'est-l'idée d'un système de lois, d'institutions et de moeurs qui neutralise et annihile l'« excès » démocratique en homogénéisant l'État et la société. Autrement dit, qui inclue dans les formes instituées du politique les excès de la politique. Comme l'écrit J. Rancière, « il n'y a pas de science de la juste mesure entre égalité et inégalité. Et il n'y en a moins que jamais quand le conflit éclate à nu entre l'illimitation capitaliste de la richesse et l'illimitation démocratique de la politique » (15).
Conclusion: soyons excessifs. Nous ne le serons jamais autant que nos ennemis.
Jean-Pierre Garnier
1. Louis Janover, « La démocratie comme science-fiction de la politique », Réfractions, n° 122, ler sem. 2003.
2. Reprise d'une notion psychanalytique élaborée à partir d'un usage métaphorique d'un concept tiré de la physique. Dans la phrase citée, la résilience fait référence à la capacité de récupération et de détournement par le capital de la contestation dont il peut faire l'objet pour poursuivre son mouvement sur des bases et selon des modalités renouvelées.
3. Ainsi fût-il une époque où l'intelligentsia progressiste ironisait sur ce « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » qui n'était en fait que le « gouvernement du peuple pas d'autres et pour d'autres que le peuple ».
4. Ce ne fut pas toujours le cas. Dans la Grèce antique, le terme de démocratie fut inventé par ceux qui, tel Platon, voyaient dans l'innommable gouvernement de la multitude - le demos - la ruine de tout ordre légitime. À leurs yeux, « le pouvoir d'une assemblée d'hommes égaux ne pouvait être que la confusion d'une tourbe informe et criarde, équivalent dans l'ordre social de ce qu'est le chaos dans l'ordre naturel » (J. Rancière, La Haine de la démocratie).
5. Un pléonasme auquel fait rétrospectivement et de manière antagonique écho un autre, forgé par les idéologues staliniens du socialisme réellement inexistant: la « démocratie populaire » .
6. Du Patriot Act étasunien aux lois Perben françaises en passant par les directives édictées sans aucun contrôle par les bureaucrates-policiers de l'Union européenne, on assiste à la mise en place d'un appareil législatif et réglementaire permettant d'abolir du jour au lendemain les libertés fondamentales dans la plupart des pays du monde où elles sont encore plus ou moins respectées.
7. Il est qualifié de « combattant ennemi » par le gouvernement des É-U pour légitimer la suspension, à son encontre, des droits de l'homme censés fonder la démocratie. Ce qui autorise les arrestations, mises au secret, tortures et « disparitions » . Autrement dit, « pas de démocratie pour les ennemis de la démocratie! »
8. Le listing des « États voyous » regroupant ces survivances de l'âge pré-démocratique (Corée du Nord, Cuba, Iran... ) exclue évidemment, comme par le passé, des régimes qui, pour être « amis des démocraties », rien foulent pas moins les principes les plus élémentaires (ex: Égypte,Tunisie, Pakistan...).
9. Les libertés de manifestation et d'association sont soumises, pour leur exercice, à des conditions de plus de plus en plus restrictives qui les vident de leur potentiel subversif.
10. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.
1 1. Ibid.
12. Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995.
13. La Haine de la démocratie, op. cit.
14. Michel Crozier, Samuel E Huntington, Jôji Watanaki, « The Crisis of democracy: report on the governability of democracies to the Trilateral Coission » , NewYork University Press, 1975.
15. Comme le proclamait cyniquément Claude Bébéar, fondateur de la multinatinale de l'assurance AXA et président de l'Institut Montaigne, think tank de la droite française sur les « problèmes de société » : « Les grands patrons ne sont jamais trop payés. La limite, c'est l'acceptabilité sociale » . (Le Nouvel Observateur, 24 au 30 novembre 2005)
Le Monde libertaire #1475 du 26 avril au 2 mai 2007