DURANT UN DEMI-SIÈCLE, les industries de l'amiante et les pouvoirs publics, qui n'ignoraient rien du redoutable pouvoir cancérigène de ce matériau, n'ont rien fait ou presque alors que la souffrance, l'agonie entre morphine et masque à oxygène, ou la mort de milliers de salariés auraient pourtant pu être évitées. À ce jour, personne n'a eu de compte à rendre à la justice, suite à la maladie professionnelle qui, après la silicose, aura tué le plus grand nombre de personnes. Tout au contraire, la quasi-totalité des plaintes déposées par les victimes, il y a plus de dix ans, est toujours au point mort, les juges s'abstenant parfois de la moindre investigation. Qui peut accepter de mourir au travail, sans que son patron soit responsable?
Ce mercredi 9 novembre et ce, depuis le 15 décembre 2004, comme toutes les trois semaines, les 140 veuves de Dunkerque, aujourd'hui 227, et leurs proches, soutenues par (Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva), défilent autour du palais de justice: elles manifestent pour réclamer le procès pénal des décideurs publics (et, plus encore, des industriels du Comité permanent amiante, CPA, le «faux nez » du lobbying de l'amiante), qui en toute connaissance de cause ont laissé des milliers d'ouvrières et d'ouvriers exposés. Le portrait de leurs époux défunts au bout de leurs panonceaux - rappelant en cela les Mères de la place de mai en Argentine -,elles ont toutes ce même regard, sans animosité, juste fatigué par une question qui les ronge: pourquoi?
Classe fantômeOn se pince pour y croire, mais un savant mélange d'intérêt financier et d'indifférence en est la raison. Oui, la maladie de l'amiante est une maladie inégalitaire, car le cancer de l'amiante est d'abord un cancer d'ouvrières et d'ouvriers: outre ceux qui travaillaient à sa transformation, il a empoisonné les travailleurs des métaux, de la construction et de la réparation navale, de la construction de matériel ferroviaire, du bâtiment et des travaux publics. Or, au cours de ces trente dernières années, la société n'a eu que faire de ces ouvriers, a fortiori malades, ces victimes appartenant à un groupe social « désuet », déjà en voie de disparition. Si les pouvoirs publics ont été complices des industriels au sein du CPA, afin d'étouffer toute information sur les risques, c'est que notre siècle « moderne » avait dit adieu à la classe ouvrière et par conséquent à ses victimes. Il a fallu attendre que l'amiante sorte des usines et répande son mal sur la fac de Jussieu pour que la prise de conscience ait lieu. La société n'a rien fait pour protéger ces travailleurs en danger et, aujourd'hui, elle leur refuse jusqu'au droit de savoir pourquoi.
Des patrons récidivistesIl faut savoir que le risque d'exposition et de contamination n'appartient pas à un passé industriel révolu, et que ce n'est pas simplement une affaire de reconnaissance de maladie professionnelle: le danger est toujours présent. En effet, il va falloir maintenant dépolluer l'équivalent de 80 kg d'amiante par habitant, un business très lucratif, et plus la concurrence s'accroît, plus les mauvaises pratiques se multiplient. Aujourd'hui, deux tiers des entreprises ne respectent pas la loi, et quand une société propose un prix bien inférieur à celui du marché, il n'y a pas de doute, c'est qu'elle le rogne sur la protection.
La catastrophe de l'amiante n'en est qu'à ses débuts: le recours au pénal est, pour les victimes, une façon d'espérer obtenir la vérité sur le scandale de « l'air contaminé ». Au lendemain de la manifestation nationale en soutien aux victimes de l'amiante,, le 15 octobre 2005, la Cour de cassation a demandé (annulation du non-lieu rendu en 2003, confirmé en appel en 2004, et faisant suite à la plainte déposée il y a sept ans pour empoisonnement. Mais nous qui ne sommes pas dupes du système savons pertinemment que la justice est elle aussi complice et qu'il ne faut rien en attendre!
Thierry
Groupe de Rouen
Le Monde libertaire #1417 du 24 au 30 novembre 2005