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Indymédia Grenoble : "Cure Breuss, Kinésiologie, EMF balancing, urinothérapie... Alors que de prévenir un ami de l'inefficacité d'une lessive, d'un régime minceur ou de la mauvaise qualité d'un produit nous vaut une certaine reconnaissance, prévenir de l'inutilité d'une thérapie dite alternative nous réserve les plus sévères réprimandes, comme si, profanes, nous touchions au sacré. Critiquer une médecine
douce revient à critiquer, mettons, un projet humanitaire au Burkina faso, c'est presque du lèse-bonne conscience. Et malheur à celui par qui la critique arrive.
Pour comprendre la virulence des réactions, il faut comprendre les
origines des adhésions aux thérapies alternatives. L'une d'entre elles,
la plus importante à mon avis, est la contestation politique que cette
adhésion revêt. On entre dans une thérapie complémentaire par déni de
la médecine scientifique, par déni de l'autorité médicale, par rejet
des services publics de santé, moralistes et sous-financés. Autant de
bonnes raisons, certes. On entendra nos proches, nos amis, nous-mêmes
déclarer avec emphase le « naturel » plutôt que les lobbies industriels
pharmaceutiques, l’homéopathie plutôt que les antibiotiques, l’extrait
de pépin de pamplemousse plutôt que le comprimé bourré d’effets
secondaires… autant de faux dilemmes, autant d’impasses de réflexion.
Pas besoin de faire Science Po pour voir que le « naturel » est une
valeur économique capitaliste sûre, et que l’industrie du bien-être est
florissante. Ceux qui prennent de l’homéopathie pour lutter contre les
lobbies devraient dessiller leurs yeux devant la machine industrielle
qu’est Boiron. À écouter les discussions, l’alternative est bien
balancée, avec les méchants industriels d’un côté, les gentils
marchands de best-seller de développement personnel de l’autre. J’ai
l’impression parfois d’être dans un rêve, assis à la terrasse d’un
estaminet, n’ayant pas d’autre choix sur le menu qu’entre un Big Mac
graisseux au goût d’hormone de bœuf et une mousse d’agar-agar pleine
d’air, sans goût, et qui ne nourrit pas.
Sauf que pour faire comprendre qu’une thérapie est moisie, il faut
utiliser la science (comme démarche intellectuelle d’objectivation du
réel). Or, la démarche scientifique n’est pour beaucoup que l’outil
générateur d’informations commerciales et publicitaires, de lavage plus
blanc, de peau plus lisse, d’effet peeling et d’action anti-peau
d’orange. La démarche scientifique ne semble être rien d’autre qu’un
argument d’autorité, qui arrête le nuage de Tchernobyl à la frontière,
qui tempère les risques quels qu’ils soient, qui comme le dit le
philosophe Dutronc nous cache tout nous dit rien. La science semble
fautive, tant on s’en sert mal. Je pense que la scandaleuse affaire de
l’amiante est par exemple l’un des épisodes qui a fait le plus de mal à
la culture scientifique française : non par les drames et les
souffrances engendrés, non par les décès et les familles meurtries,
mais par la manière dont les médiatisations scientifiques ont tu un
fait vraiment scientifique cette fois, la toxicité des fibres
d’amiante, et ce sans aucune vergogne pendant des décennies [1].
Avec un pareil coup de rabot, normal que le fil de la confiance
populaire s’émousse complètement. Il devient alors compréhensible que
l‘honnête individu en vienne à se méfier de tout, de n’importe quoi, du
portable aux OGM, des antennes relais à l’aspartame, du lait aux
édulcorants… C’est comme lorsqu’on regarde l’histoire coloniale et
post-coloniale des États-Unis ou de la France : la CIA a tellement
menti, et si souvent, que comment la croire lorsqu’elle dit ne pas être
impliquée dans les attentats du 11 septembre 2001 ? L’Armée Française a
fait tellement de coups tordus en Afrique que personne ne doute de son
implication dans l’assassinat du président rwandais Habyarimana en 1994
[2]. C’est une variante de l’enfant qui a tellement crié au loup que
personne ne l’a cru le moment fatidique.
Chaque scandale médicamenteux, chaque mensonge d’information, chaque
rapport bidonné sur les armes irakiennes de destruction massive, chaque
nuage de Tchernobyl, chaque Vioxx nous assure une forte contre-réaction
populaire. La traduction en est un retour à des pratiques les plus
anti-science possibles. C’est pourquoi je suis d’autant plus désemparé
quand j’apprends qu’il est prouvé depuis quelques jours que les
industries du tabac ont caché la présence d’un poison dans leurs
clopons. Philip Morris, RJ Reynolds, British American Tobacco et toutes
les « majors » de l'industrie du tabac ont volontairement caché au
public pendant plus de quarante ans la présence dans les cigarettes
d'un élément radioactif dangereux et cancérigène, le polonium 210.
Paul Eichorn, dans un mémo de 1978 au vice-président de Philip Morris,
conseillait de taire la présence du 210Po dans le tabac : « Nous
risquerions de réveiller un géant endormi ! » Géant endormi qui,
réveillé, écrase sur son passage veaux, vaches, couvées.
Je sais qu’il y a là un effet kiss-cool : non seulement des gens sont
morts ou vont mourir par le mensonge industriel, mais d’autres encore
par dégoût de ce qu’ils pensent être la science se mettront
indirectement en danger par des pratiques faussement alternatives. Les
tabaccos sont donc doublement criminels : d’une par les cancers qu’ils
permirent, de deux par le rejet allergique de la science et de ses
méthodes, qui entraînent parfois aussi leur lot de décès.
À bas les manipulateurs de l’information de tout poil, de tout crin,
qu’ils soient dans leur prétention de fausse médecine ou dans la
publicité technologique dégueulasse.
Et puisse le lecteur se rendre compte que c’est une démarche
scientifique saine qui permet aujourd’hui de montrer en quoi ces
industriels ont menti — pour le cas présent, la scientifique Monique
Muggli et ses collègues, dans le numéro de septembre de l’
American Journal of Public Health
[3]. En ce qu’elle a autant pour objet de pointer les faussetés et les
mensonges que de dire des vérités, la démarche scientifique, zététique,
comme vous voulez, est un outil puissant pour déshabiller les menteurs,
de quelque chapelle qu’ils proviennent, et quelle que soit la marque de
leurs vêtements.
La démarche scientifique non dévoyée est un outil politiquement
subversif. Et si se faire mordre par une araignée radioactive permet
comme chez Peter Parker de développer des sens bizarres, rêvons que
l’affaire des cigarettes radioactives développera chez nous un sens
critique très corrosif.
R. Monvoisin
Notes
[1] Depuis 1906 exactement, avec le premier rapport de Denis Auribault.
[2] D’ailleurs ?
[3] Monique E. Muggli, Jon O. Ebbert, Channing Robertson, and Richard
D. Hurt, Waking a Sleeping Giant: The Tobacco Industry’s Response to
the Polonium-210 Issue, Am J Public Health, Sep 2008; 98: 1643 - 1650.