Lu sur
RA-forum : Texte paru dans "Temps critiques" (Octobre 2000).(1) "La critique politique des nouvelles morales que nous avons reproduite dans notre première partie correspondait à un texte de circonstance, écrit à chaud. Il nous est apparu aujourd’hui nécessaire, avec le recul et au vu des discussions qu’il a entraînées, de mieux fonder la base de nos critiques. Il nous a donc fallu remonter aux présupposés de ces particularismes et plus précisément aux sources théoriques sur lesquelles ils développent leur « radicalisation ».
Mai 68 et l’éclosion des nouvelles subjectivités.
Le mouvement de la dialectique des classes a porté l’individualisation et la capitalisation de la société à un point tel que les contradictions que le système de production capitaliste croyait avoir englobées, ont ressurgi.
En effet le processus d’auto-création de l’humanité, au moins dans son développement historique,– c’est-à-dire à partir de la dissolution des communautés primitives,– s’est fait sur la base de la production et de la transformation de la seule nature extérieure (ce que communément on nomme « nature ») par le travail, quoique la présupposition de l’humanité vers son devenir humain, – ce que Marx appelle l’activité générique,– implique également sa nature intérieure (déterminations internes comme espèce naturelle, ce qui apparaît comme la sphère du « privé » etc.).
En se posant comme une production qui n’a pas directement pour objet l’humanité mais la nature intérieure, le travail aliène de ce fait le rapport de l’homme à la nature qui devient simple moyen de production. La nature apparaît alors vraiment comme extérieure, comme étrangère à l’homme et même parfois comme une force antagonique qu’il doit dominer. De la même façon qu’il n’a pas encore intégré humainement les conditions naturelles de la production de ses subsistances ( l’aliénation de la nature extérieure ), c’est sa nature intérieure qui se voit aliénée, dans la mesure où il n’a pas encore intégré humainement les conditions naturelles de la reproduction de l’espèce. C’est ce qui produit la définition sociale de l’homme comme travailleur et de la femme comme chargée de la fonction de reproduction physique. Dépendant de facteurs naturels subis, la nature intérieure de l’humanité se scinde en un pôle passif dévolu à la femme et un pôle actif dévolu à l’homme. L’aliénation de la nature intérieure dans le travail se manifeste dans l’opposition entre homme et femme dans la famille. C’est bien le travail qui à la fois unit et oppose l’homme et la femme, en faisant de cette dernière la « proie et la servante » du travailleur [1]. Ce mouvement ne s’est d’ailleurs pas réalisé d’un seul coup. Jusqu’au début du capitalisme, l’activité domestique apparaît directement comme production sociale et ce sont les rapports internes à la famille qui assurent la production en même temps que la reproduction. Le droit bourgeois ne s’impose que peu à peu avec l’incapacité juridique de la femme à partir du XVIe siècle et la famille conjugale moderne ne s’imposera qu’après l’interdiction du travail de nuit des femmes et des enfants et la limitation de la durée du travail. Enfin, l’obligation scolaire qui rend l’enfant improductif consacre la séparation rigoureuse entre rapport à la nature intérieure et rapport à la nature extérieure.
Ce n’est qu’à ce stade que peut se développer un mouvement féministe qui remet en cause cette séparation perçue comme mutilation. Ce féminisme sera appelé « bourgeois » car ce ne sont que des femmes de cette classe qui ont la conscience immédiate de la contradiction entre la possibilité d’affirmer leur individualité libre et la limitation que représente le confinement dans certaines activités. Il est à la fois un mouvement de classe puisque issu de l’intérieur de la classe bourgeoise, mais il ne lui est pas réductible car il dévoile une contradiction du procès d’individualisation. De ce fait il n’est reconnu ni par sa classe d’origine (idéologie de la femme au foyer, pas de reconnaissance des droits politiques), ni par le prolétariat (anti-féminisme de Proudhon et priorité donnée à la revendication sociale par des militantes comme Louise Michel). C’est ce qui le met en porte-à-faux par rapport au conflit central entre les classes antagonistes. Son développement va s’en trouver limité, surtout dans les pays où cet antagonisme est particulièrement fort comme en Europe du sud.
Le mouvement féministe des années 60/70 va essayer de dépasser ce qui fut l’une des bases de son combat originel, la lutte pour l’égalité. Il va d’abord porter son combat sur la lutte pour des droits spécifiques autour des questions de la contraception et de l’avortement. Cette lutte permet une large alliance autour de collectifs mixtes et s’intègre dans ce que l’on peut appeler les « mouvements de libération de la vie quotidienne » d’après 68. Mais après la loi Veil, la lutte contre la domination des hommes va prendre de plus en plus d’importance avec un objectif principal qui devient la lutte contre les violences masculines et particulièrement le viol. La nécessité de constituer des groupes non mixtes rompt l’alliance précédente et assigne les hommes à une position d’ennemis. L’individu masculin serait dominant par nature et volontairement ou involontairement, il ne peut qu’être sexiste comme le dit Christine Delphy dans « Nos amis et nous : le néo-sexisme où le féminisme masculin » (Questions féministes n°1)et « la distinction entre bons hommes et mauvais hommes est illusoire : violeur et mari vont la main dans la main » [2].
« Où est alors, nous demande Christine Delphy, la différence entre ces amis et nos ennemis déclarés ? C’est une différence de moyens et pas de fin [« Nos ennemis »] nous attaquent de front et avouent franchement leur objectif. Nos amis, eux, ne visent à rien moins qu’à maintenir leur pouvoir jusqu’à l’intérieur du petit bastion de résistance à ce pouvoir. »Et encore : « il existe une raison objective et majeure à leur tentative de contrôler la direction des mouvements : la peur qu’ils ne se dirigent contre eux ; mais de surcroît une tendance imprimée en eux dès la naissance, et devenue une seconde nature, est plus forte qu’eux : il faut que cette place soit leur place et leur place c’est devant. » (ibid., p. 23, 24).
Cette insistance sur la violence proprement masculine et l’idée, par exemple exposée par Serge Moscovici dans La société contre nature, selon laquelle l’oppression des femmes n’aurait pas d’autre cause que l’hostilité des hommes, ne pouvait qu’ouvrir sur une guerre des sexes menée sur le modèle de la guerre des classes. Accessoirement le primât donnée, par nature, à la domination des hommes ne peut plus conduire à la moindre critique de ce qui produit pourtant l’aliénation de tous les jours, c’est-à-dire la domination du capital. N’importe qu’elle femme est par principe plus opprimée que le plus dominé ou exploité des hommes. Avec le déclin du mouvement des femmes dès le milieu des années 70, c’est la particularisation achevée qui se met en place dans le « féminisme radical ». Il s’ensuit évidemment que le rôle féminin sera lui-même peu critiqué car perçu comme simple conséquence de la domination des hommes [3].
Les classes sociales face aux autres formes de particularisation de l’humanité.
Dans le rapport à la nature extérieure comme dans le rapport à la nature intérieure, le travail est auto-production de l’humanité dans l’aliénation. Cette contradiction abstraite (le travail comme contradiction de l’activité générique [4] se double d’une contradiction plus concrète ( la contradiction du travail ) qui prend la forme de l’antagonisme des classes dans lequel se font face propriétaires des conditions de travail et non propriétaires. Le caractère moteur de la transformation de la nature extérieure a amené les luttes de classes et la théorie du prolétariat à se focaliser sur cette activité et donc sur la résolution de la contradiction du travail comme base de la révolution [5] . Une contradiction ancestrale et générale du travail se voyait fondue dans cette forme spécifique au capitalisme que représente le travail salarié. L’ordre logique était inversé et le but devenait la libération du travail de son aspect salarié. Toute critique fondamentale du travail s’en trouvait marginalisée.
C’est aussi pour cela que la particularisation de l’humanité sous forme de classes a pu apparaître, aussi bien dans sa forme bourgeoise de l’humanisme que dans celle prolétarienne de l’internationalisme, comme le premier vrai universalisme et non comme une particularisation comme une autre. A ce titre, c’est toutes les autres particularisations qui deviennent secondaires et les contradictions qu’elles révèlent ne peuvent être dépassées que lorsque et seulement lorsque la contradiction principale sera elle-même dépassée. Les premières luttes écologistes et féministes, les luttes autour de la vie quotidienne ont encore été perçues sous cet angle jusqu’au début des années 70, du moins dans les pays qui gardaient une forte imprégnation de la théorie du prolétariat. Certains courants qui ont animé ces luttes ont été conscients de leur caractère particulariste. Pour tenter de le dépasser, Françoise d’Eaubonne a essayé une synthèse, l’éco-féminisme, qui assimile domination sur la nature et domination sur les femmes, de la part des hommes. Mais opposer hommes réels et nature conduit, de fait, à opposer l’Homme abstrait, comme être humain et la nature comme deux entités distinctes qui se font face, comme sont censés se faire face les hommes et les femmes. Or comme nous pensons l’avoir montré plus haut, ces catégories ne sont concevables qu’ à l’intérieur de rapports, rapports à la nature que l’être humain des hommes et des femmes entretient aussi bien avec lui-même (sa nature intérieure) qu’avec le monde (sa nature extérieure). La « Nature », en dehors de ce rapport n’existe pas ; elle est juste le produit d’un nominalisme.
Les mouvements des années 70 qui sont liés à ces contradictions, rapports de sexe, rapports homme/nature, ont indiqué ce que la prédominance de la production matérielle puis plus généralement la domination de l’économie avaient fait perdre de vue, que l’exploitation et le travail aliéné ne sont pas les deux seuls pôles qui permettent de critiquer le capital. Ils nous ont montré aussi que c’est de l’intérieur du secteur de la reproduction [6] que peuvent se développer de nouvelles subjectivités et individualités. Les nouvelles formes de lutte qu’elles ont engendrées [7] au sein de ce secteur, ont montré que le mouvement de désaliénation pouvait commencer avant une hypothétique crise économique finale, parce que la crise du capital est générale. C’est une crise qui concerne la totalité des rapports sociaux et l’activité humaine dans son ensemble. C’est pour cela que ressurgissent toutes les contradictions, aussi bien celles qui concernent le rapport à la nature extérieure que celles qui concernent le rapport à la nature intérieure. Toutefois, nous n’est pas équivalent. Nous continuons à penser que c’est le travail comme contradiction abstraite de l’activité générique qui est la clé de voûte de tout le système et non pas le patriarcat ou la croûte terrestre. En effet, mettre par exemple l’accent sur la question du patriarcat, conduit à mettre l’accent sur les rapports de sexes. Or, si ce patriarcat est analysé, comme nous le pensons, comme la résultante de l’absence de maîtrise par les hommes des conditions naturelles de la reproduction de l’espèce, ce qui met en avant la dissymétrie naturelle des sexes, c’est alors le terme même de rapports de sexes qui doit être critiqué parce que ce sont justement ces conditions naturelles qui sont aujourd’hui tendanciellement maîtrisées. Dans la même perspective, c’est alors toute la polémique anthropo-féministe, ou plutôt la tentative féministe de construire sa propre anthropologie sur la distinction matriarcat/patriarcat qui s’écroule et apparaît pour ce qu’elle est : une mystification fondatrice du même ordre que celle du communisme primitif pour la théorie du prolétariat.
Le mouvement de Mai 68 en France comme le « Mai rampant » et le mouvement de 1977 en Italie ont constitué les prémisses de cette crise où se rencontrèrent justement nouvelles subjectivités et les espoirs en une communauté humaine vue encore essentiellement comme communisme. Mai 68 posait aussi la question d’une activité révolutionnaire qui ne soit pas seulement déterminée par un destin de classe qui n’attendrait que le réveil de la conscience du sujet révolutionnaire ou le moment au cours duquel les forces productives seraient enfin trop à l’étroit dans les rapports de production capitalistes.
C’est en cela que nous analysions ce mouvement comme étant à la fois le produit de l’ancien, la dialectique des luttes de classes et le produit du nouveau, l’exigence d’une révolution à titre humain [8] qui soit un dépassement de toutes les particularisations, un nouvel horizon dans lequel pourrait s’exprimer toute la richesse de nos singularités.
Le retournement des pratiques critiques.
Si le mouvement des femmes et le mouvement écologiste, les mouvements de critique de la vie quotidienne pour ne prendre qu’eux, s’inscrivent bien dans une pensée de l’unité du monde et de la communauté humaine, il n’en demeure pas moins qu’ils ont du mal à atteindre une conscience théorique qui pourrait comprendre leurs limites comme des contradictions. Ils développent plutôt des formes de conscience immédiates qu’on pourrait définir comme internes à ce dont elles sont conscience. Elles ne risquent donc pas de s’autonomiser des mouvements de pratiques critiques, mais en revanche, en l’absence de tout mouvement de radicalisation, elles vont s’inscrire dans un double processus de positivation de leurs pratiques et de fixation de leur conscience. Ainsi par exemple, pour ce qui est du mouvement des femmes, dans sa volonté de poser la question de l’antagonisme entre les sexes comme déterminante, il y a consciemment ou non la volonté d’assigner une positivité à un des pôles du rapport : le pôle féminin, alors que pourtant le niveau général atteint par les différentes pratiques critiques inclut la remise en cause de tous les rôles comme l’a montré le mouvement des communautés. La lutte n’a alors pour but qu’un simple renversement des rôles. Ce qui était vu comme passif dans le modèle dominant (le pôle féminin) va devenir actif et inversement. La critique des rôles ne se centre pas sur les rôles, comme par exemple dans les pratiques critiques de la vie quotidienne, mais sur l’antagonisme des rôles. Sous le prétexte d’une dissymétrie entre les rôles, le mouvement des femmes ne peut saisir la misère propre des hommes et leur forme de dépendance aux femmes. Cela accentue l’impossibilité d’une interaction entre sujets hommes et femmes et cela peut produire l’effet inverse de ce qui est recherché, car dans le centrage sur l’antagonisme il y a le risque de réactivation des représentations sociales. La porte est alors grande ouverte pour un féminisme qui « radicalise » sa pratique et sa conscience à l’extérieur du rapport homme/femme, dans l’intersubjectivité des femmes. La tendance à refuser purement et simplement le rapport homme/femme conduit à positiver les rapports entre femmes et particulièrement le lesbianisme. Comme nous l’avons déjà dit, à l’homme il ne restera alors plus que le choix d’être pro-féministe, forme dégénérée de l’ancien mouvement de critique du rôle masculin dans le mouvement des communautés. C’est la contradiction qui est occultée et toute perspective de dépassement, car cela conduit à faire l’apologie de la séparation entre les sexes et finalement à réactiver l’idée de détermination naturelle, à mettre l’accent sur les différences. Mais cette détermination naturelle n’est pas prise en compte comme une contradiction de l’humanisation et de l’individualisation des femmes, ce qui a conduit certains courants du féminisme à en faire l’apologie [9].
Cette contradiction, une femme pourtant, cherchera à l’exprimer, mais en dehors du mouvement féministe. Annie Lebrun, dans sa critique des rôles sociaux [10], de tous les rôles sociaux, rapporte la contradiction au niveau du procès d’individualisation qui englobe le rapport homme/femme et qui détermine la résolution des autres contradictions, y compris celle des classes. A. Lebrun ne voit dans cette « libération » de la Paroles de femmes que la sombre « prison des genres » (p. 110).
Cette configuration idéologique et pratique de l’identité féminine est l’exacte copie de ce qui existait dans la théorie du prolétariat, forme particularisée de la théorie communiste. Le pôle travail cherche à s’affirmer contre le pôle capital et à se poser en dehors de lui dans la dictature du prolétariat, comme si le travail pouvait exister sans le capital ( et la femme sans l’homme ! ), ce que se sont chargés d’infirmer les tristes exemples des divers pays socialistes. Les membres des autres classes et surtout les déclassés (artistes ou intellectuels) n’ont alors pour rôle que d’exalter cette affirmation du pôle travail. L’artiste « engagé », l’intellectuel « compagnon de route » ont aujourd’hui pour successeur l’homme « pro-féministe ». Toujours la répétition de l’Histoire mais en plus farce !
A cette positivation des pratiques correspond une fixation de la conscience immédiate comme le montrent les positions vis-à-vis du processus de dénaturalisation développé par le capital. Celui-ci n’est pas pris comme un mouvement d’auto-production de l’humanité qui produirait une distance par rapport à certaines de ses prédéterminations, d’où l’éclatement des positions féministes sur la question qui recouvrent tout l’éventail possible, du retour à la femme-nature et au « naturel féminin » jusqu’à l’apologie des procédés d’artificialisation de la vie comme prise d’autonomie par rapport aux contraintes naturelles.
Le dépassement de ce mouvement de positivation/fixation ne pouvait venir que d’une exacerbation des luttes anti-capitalistes des années 60/70 qui ne s’est malheureusement pas produite. Une fois passée la tempête, c’est le sens d’aménagement du développement capitaliste qui a prédominé avec l’instauration d’un féminisme et d’un écologisme officiels dont les revendications sont intégrées aux droits de la société (IVG, égalité juridique des femmes, lois sur l’environnement, hédonisme généralisé et triomphant) et à son fonctionnement politico-gestionnaire (les ministres écologistes, la parité femmes/hommes déjà en place dans les pays plus « modernes » que la France). Si ces mouvements expriment bien un progrès, c’est au sens où ils expriment comme « besoins sociaux » immédiat, des potentialités du système capitaliste. Potentialités qui restent aléatoires dans la mesure où il n’y a pas de grand ordonnateur du capital qui serait à même de décider des besoins futurs. Ce progrès est donc étroitement marqué des sceaux conjoints du capital et de l’État. Même l’action d’associations ou de groupes (homosexuels, contre le Sida, féministes) se rattachent à un tel point à celle de l’administration publique (exemple du PACS) que l’on ne sait plus bien, en définitive, qui utilise qui.
Ces actions perdent alors leur caractère de mouvement et ce qui n’était à l’origine qu’une particularité va se transmuer en identité.
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[1] Marx : Les Manuscrits de 1844. La Pléiade, tome 1, p. 78.
[2] Cité par Michèle Solat : « Les féministes et le viol : le temps de la méfiance ». Le Monde du 19/10/1977.
[3] Le deuxième sexe de S. de Beauvoir représente l’exception la plus connue, mais si elle critique le rôle féminin…c’est pour adopter les choix masculins qui glorifient la techno-science, l’économie, la production pour la production du socialisme stalinien !
[4] L’animal fait immédiatement un avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité. L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente. Ce n’est pas une caractéristique avec laquelle il se confond immédiatement (…) C’est par là seulement qu’il est un être générique (…) L’homme appartient à une espèce d’êtres qui, pratiquement et théoriquement, font d’eux-mêmes et de toute chose leur propre objet, en ce sens —mais ce n’est qu’une autre façon d’exprimer la même idée — qu’ils se comportent à leur égard comme à l’égard d’une espèce actuelle et vivante. L’homme se rapporte à lui-même comme à un être universel, donc libre » (ibid. p. 62).
[5] Si Marx a bien anticipé et tracé une perspective communiste dans Les Manuscrits de 1844 en mettant à jour les contradictions de l’auto-production de l’humanité, il a peu à peu sacrifié cette partie de son œuvre pour s’attacher à décrire les développements du capitalisme et le phénomène de l’exploitation à partir de la place centrale que va prendre, dans ses écrits, la théorie de la valeur-travail. Pour une critique de cette position, cf. nos textes dans LA VALEUR SANS LE TRAVAIL. Coll.Temps Critiques, L’Harmattan. 1999
[6] Pour une définition de ce secteur et de son rôle dans ce que nous avons appelé le système de reproduction capitaliste, cf. Temps Critiques n° 9, 1996, pages 11 à 42 et pages 111 à 118.
[7] Plus la prégnance des tâches de reproduction de l’espèce (recherche des subsistances et élevage des enfants) est forte, plus la division du travail qui en découle assure la domination des hommes de par leurs capacités physiques et de déplacement. Même si on tient pour vrai le mythe des Amazones, cela n’a concerné qu’un petit nombre d’individus et n’infirme pas le fait que chasse et guerre ont été le terrain réservé des hommes. Aujourd’hui, cette dissymétrie naturelle des sexes n’a plus guère de raisons objectives de perdurer.
[8] Pour plus de précisions sur notre appréhension de Mai 68, cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn ( sous la dir. de ) L’INDIVIDU ET LA COMMUNAUTE HUMAINE. L’Harmattan, 1998.
[9] Pour Shulamith Firestone, par exemple, la femme vit sur le mode esthétique et l’homme sur le mode rationnel. Le progrès technique est à la base du patriarcat (La dialectique du sexe, Stock. 1972) ; pour Annie Leclerc la supériorité de la femme est dans son antériorité : « Au début donc était la femme. Car rien n’était alors placé plus haut que l’enfantement, l’acte le plus sacré, le plus terrible et le plus merveilleux de la vie. » (Paroles de femmes. p. 124. Grasset) ; enfin pour Luce Irigaray, l’aide de son Speculum l’amène à voir dans « les lèvres de son sexe qui se touchent tout le temps », la cause de l’absence d’agressivité chez la femme (Ce sexe qui n’en est pas un, p. 110. Minuit).
[10] Lâchez tout Sagittaire. 1977.
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(2)
L’État diffus et la fin de la société civile.
La société démocratique moderne était fondée sur un corps politique collectif intégrant l’hypothèse de conflits de classes, mais renvoyant du côté des individus privés, la question des distinctions et différences. Quelle que soit alors la conception de l’État, libéral ou interventionniste, il donnait l’impression d’intervenir de l’extérieur sur des rapports sociaux existant préalablement. Cette situation explique d’ailleurs en partie les hésitations et problèmes qu’ont connu les interprétations marxistes (l’État comme superstructure, comme État de la classe dominante) et anarchistes de l’État (l’État n’est qu’une pure machine répressive), avec les conséquences pratiques qu’on connaît : volontarisme politique et putschisme pour les premières, indifférence à la politique et aux transformations de l’État pour les secondes. Or aujourd’hui, l’État n’est pas que le représentant idéologique et organisationnel de l’unité de la société et donc des rapports sociaux. En digérant, en quelque sorte, l’ancienne société civile, il devient objet de ces rapports sociaux autant qu’il en est encore, par d’autres côtés sujet. L’État actuel, en se multipliant dans le social perd son unité et ce qui faisait la force et la fonctionnalité de ses institutions. Il s’exprime de plus en plus par l’intermédiaire d’organismes spécialisés qui interviennent de façon plus autonome au sein de rapports de forces et parmi des catégories sociales rassemblées en fonction d’intérêts spécifiques, de particularités [1] .
Si le poids de l’État s’est accru au fur et à mesure du procès d’individualisation, ce n’est pas au sens où l’entendait Durkheim, c’est-à-dire d’un État dont la dimension serait rendue monstrueuse par le fait qu’il doit se substituer à toutes les anciennes médiations et solidarités (cela n’a correspondu qu’à un passage historique), ni au sens de H. Lefebvre qui voyait dans le Mode de production étatique la convergence des deux grands systèmes idéologiques concurrents au sein d’un tout-étatique. Il ne s’agit pas non plus d’un État totalitaire au sens orwellien du terme. Orwell a confondu processus de totalisation (l’État moderne couvre et contrôle tout) et totalitarisme. Il n’a pas prévu le succès de la démocratie moderne qui permet une capitalisation de la société sans qu’il soit nécessaire d’ériger une unité politique supérieure (Big Brother) chargée de virtualiser violemment le monde. Si le poids de l’État s’est accru donc, c’est au détriment justement de ce qui en faisait une structure unitaire et repérable dans ses grandes institutions (Justice, éducation, armée) qui sont entrées en crise et sont l’objet de diverses restructurations. De la forme unifiée de l’État-nation on glisse progressivement vers des formes fragmentées auxquelles correspondent de nouvelles séparations dans les rapports sociaux.
L’État finit par se brancher lui-même sur tout ce qui était branché sur lui et les forces « privées » qu’il contrôlait perdent leur caractère privé sans pour autant prendre un caractère public [2] . Inversement les interventions de l’État perdent de plus en plus leur caractère public en pénétrant la vie des individus, mais sans prendre pour autant un caractère privé. Du coup c’est toute la sphère du privé qui s’ouvre au champ du politique…pour y perdre son autonomie. Tout peut devenir identité à partir du moment où on peut la raccrocher à un ensemble de besoins reconnus ou qui cherchent leur reconnaissance. Dans le même temps où ce privé se « politise », le politique se réduit au privé (Clinton-Monika aux États-Unis, mouvement du politiquement correct un peu partout, classe politique et homosexualité en Grande Bretagne). C’est la distinction traditionnelle entre public et privé qui devient inopérante.
Il y a donc une grande difficulté à saisir les nouvelles formes de l’État. S’il avait conquis complètement le social en s’infiltrant dans ses pores comme une seconde peau, il n’y aurait plus aucune résistance possible. Mais en même temps, il n’est plus possible d’en rester à la vision anarchiste traditionnelle d’un État imposant unilatéralement la soumission ou même à une vision libertaire modernisée qui voit simplement dans « l’État néo-libéral » un « super ministère de l’Intérieur » [3] .
L’affirmation des particularités.
Les individus, en tant qu’ils sont individus sociaux ont toujours fait référence à une norme, concrète dans les sociétés traditionnelles (sous forme de rattachement plus ou moins direct à une nature qui n’est pas encore considérée comme extérieure), abstraite dans la société bourgeoise (humanisme, universalisme), mais représentée par les institutions de l’État ou par des médiations comme les syndicats. C’est justement la crise de ces institutions, et en dernier ressort la crise de l’État au sens moderne de transcendance laïque [4] qui amène un émiettement de pratiques qui ne sont plus conçues sur le modèle d’une praxis, mais uniquement de façon empirique et pragmatique. Les identités éclatent, se heurtent, se repoussent ou s’attirent et ces moments empiriques de la subjectivité des individus s’en vont mendier une reconnaissance auprès d’autres éléments d’identités éclatées, reconnaissance qui, finalement, devra être légitimée par un État chargé de gérer les conflits et digérer les contradictions. La médiation fondamentale qu’a pu constituer le syndicat a elle aussi suivi ce mouvement de l’universalisme vers le particulier : transformation des syndicats professionnels en syndicats de branches, multiplication des catégories scindant la classe en divers statuts. Les affrontements entre classes antagonistes s’en sont trouvés transformés en simples conflits entre protagonistes puis finalement, en négociations entre partenaires sociaux. La médiation se fait médiateur, gestionnaire d’intermédiaires, et tout conflit est perçu comme problème de communication [5] , dans un système de reproduction capitaliste qui semble épouser le modèle du réseau impulsé par les nouvelles techniques de l’information. Il ne reste plus alors qu’une vision fonctionnelle du pouvoir en termes de relais et transmissions. Dissolution de la politique, consensus et pensée molle produisent alors les différentes pratiques de retrait de l’individu égogéré de la Cité des ego [6]. On a l’impression que la société n’existe plus et que c’est une idéologie qui doit la recréer : idéologie des droits de l’Homme ou idéologie des identités.
Ce que nous appelons la tension individu/communauté semble alors atteindre son niveau minimum et ne se manifeste que dans les revendications des diverses particularités ou dans les communautarismes, sauf dans des moments comme celui du Tous ensemble de 1995, même si la référence communautaire paraît si lointaine qu’elle ne transparaît alors que sous la forme d’une exigence de « collectif ».
L’État intervient alors de plus en plus dans les micro-conflictualités d’un « social » élargi, mais qui correspond en fait à l’ancienne sphère du « privé », en y dévoilant rapports de forces et conflits potentiels jusque là endigués par la prégnance des principes abstraits de l’universalisme et de l’égalité. Les droits remplacent alors le Droit [7], les conventions et les contrats remplacent la Loi [8] . Sans idée d’une totalité, sans objectivité sur laquelle fixer des normes communes, toutes les pratiques deviennent aussi « nécessaires » les unes que les autres (instrumentalement parlant) ou/et aussi "arbitraires" [9] (expressivement parlant).
Les fondements théoriques des particularismes
Utilitarisme et intérêt.
La société néo-moderne, au sens de toujours plus moderne, c’est-à-dire la société des individus-démocratiques est celle qui cherche à faire de ces différences et même de ses goûts des enjeux politiques. Pour cela elle puise dans des références qui peuvent être aussi anciennes que récentes.
La philosophie de Bentham, par exemple, est particulièrement mise à contribution. Bentham sépare utilité et usage en vidant l’utilité de toute référence au monde pour la rattacher au moi. Par extension, ce que les hommes ont en commun ce n’est ni le monde ni les objets de ce monde [10], mais l’identité de leur nature qui fait que tous calculent et font le total de leurs joies et de leurs peines. Cette philosophie s’appliquant à tout être vivant, y compris donc aux animaux, les anti-spécistes et autres tenants de la libération animale n’ont pas manqué d’exploiter la veine, comme Peter Singer l’a fait, dans Le mouvement de libération animale [11], en revendiquant clairement les fondements utilitaristes de ses thèses. Cette capacité à souffrir serait la preuve qu’un être vivant a un intérêt et Singer défend justement l’idée de l’égalité des intérêts. Mais comme les animaux ne peuvent défendre leur propre intérêt, au moins au sein des sociétés humaines, la libération animale devient une cause à défendre et suppose des représentants de ces intérêts dont on ne sait qui les contrôle et dont les actes ne sont pas justifiés par leurs propres intérêts. Pour déterminer les limites que le mouvement ne doit pas dépasser Singer invoque alors la Raison qui implique que la violence ne soit pas employée parce que c’est par sa supériorité éthique que le mouvement triomphera ! Pourtant, si on en reste au niveau simple de la mise en avant des intérêts il n’y a aucune chance, sauf à accepter l’idée libérale [12] de la fameuse main invisible de Smith, que se produise une harmonisation des différents intérêts et on ne voit vraiment pas pourquoi les humains trouveraient tout à coup l’intérêt des animaux supérieur à leur propre intérêt. Tout juste peut-on espérer aboutir à des lois contre la cruauté et contre des expérimentations absurdes sur les animaux. Ne retombe-t-on pas en fait sur une question de goût ? et par extension, sur la question des limites. Qui déterminera exactement la barrière plancher de la sensibilité et donc des intérêts ? La thèse sur la sensibilité des plantes trouve déjà de nombreux adeptes, non seulement chez les militants de la tendance Deep ecology, mais aussi auprès d’un certain public qui, comme le dit Yves Bonnardel [13] y croit parce qu’il désire y croire. Ce problème nous fascinerait, au point de nous inciter à mettre en veilleuse une partie de nos connaissances et de notre sens critique (p. 37). Leur attribuer une conscience ou une sensibilité permet d’éloigner de nous l’idée d’une Nature qui nous serait totalement étrangère (ibid. p.37). On ne peut mieux dire qu’il s’agit là de goûts qui sont fondées en nature ! Dans l’utilitarisme, ce que les hommes ont en commun, ce n’est pas un monde, mais une nature, ici la nature sensible. A partir de là on peut se livrer à toutes les [14] extrapolations et élucubrations. Y. Bonnardel ne s’en prive pas, quand dans son dernier article [15] il cite les raisons qui font que les femmes sont plus facilement végétariennes que les hommes ou qu’au minimum elles sont plus consommatrices de viandes blanches que de viandes rouges, sous-entendant je suppose que le rouge c’est pire (tiens, tiens !). Dans sa démonstration, il y a constamment confusion entre d’un côté des représentations qui peuvent avoir ou avoir eu des effets en termes symboliques ou/et concrets et d’un autre côté une sorte de bonne nature, d’harmonie originelle…dont la femme serait restée plus proche. Cette argumentation n’a aucune cohérence. Soit les femmes ont une éthique plus ou moins inconsciente qui les fait aller plus facilement vers le refus de la viande rouge comme symbole de la violence et du meurtre, et alors cela renvoie à une « nature », ce que dénoncent en général les anti-spécistes et les féministes radicales (« Nature elle ment » titrait un numéro de Questions féministes) ; soit cette différence d’avec les hommes provient de la spécificité des rôles et alors le rôle dominé est positivé et il n’y a plus de possibilité de critiquer ce rôle.
Une autre idée de Bonnardel est que les femmes sont souvent animalisées par les hommes ce qui ne peut que provoquer leur solidarité avec les animaux et renforcer l’alliance anti-spécisme-anti-sexisme. Mais depuis quand a-t-on vu des dominés faire alliance avec des encore plus dominés pour combattre des dominants ? C’est bien malheureusement toujours l’inverse qui se produit comme le montre à l’envie le phénomène du racisme si on fait l’effort d’en rechercher les fondements. Ni la vie ni la révolution ne sont un roman ou un tissu de projections. S’il y a effectivement des passerelles idéologiques entre les différents particularismes, cela n’induit pas forcément des intérêts communs, puisque paraît-il c’est de cela qu’il s’agit. Alors il ne s’agira que de faire un forcing activiste, dans la bonne tradition gauchiste : les anti-spécistes au coude à coude avec l’éleveur de brebis Bové et l’éleveur de moutons Riesel, cela ne posera de problème à personne à l’époque du zapping et de la schizophrénie sociale.
Dans une ultime envolée, Bonnardel nous conduit à un dernier parallèle entre la chair des animaux et la chair des femmes qui seraient également consommées par les hommes [16]. Les hommes ne considéreraient donc pas les animaux et les femmes comme des individus mais comme des objets à consommer. On peut quand même être surpris de voir ressurgir deux vieilleries qu’on croyait un peu dépassée : la séparation chrétienne entre la matière et l’esprit, entre la chair et l’âme ; et l’idée réactionnaire et sexiste selon laquelle la femme n’a pas de sexualité mais est seulement objet de sexualité. C’est toute l’histoire récente du mouvement des femmes et sa participation à la libéralisation des mœurs et des pratiques sexuelles qui se trouvent niées ici. On aboutit à une position extravagante : l’idée que tout peut être ramené aux rapports de sexes et en fait à la sexualité, mais en même temps que la femme n’y met jamais le petit doigt ! Les développements de la loi sur le harcèlement sexuel aux États-Unis en fournissent un exemple. Bonnardel nous en donne un autre en citant Colette Guillaumin pour qui ce qui caractérise la rencontre entre d’anciens amants, c’est le fait que l’homme n’aura de cesse que de réussir à coucher à nouveau avec son ancienne partenaire. Comme dans toute morale puritaine on trouve beaucoup, décidément beaucoup, d’hypocrisie.
Tom Regan, l’un des théoriciens du mouvement anti-spéciste avec Peter Singer, est conscient des problèmes théoriques qui se posent au mouvement de libération animale. Il prend bien soin de dégager la thèse de la libération animale d’un simple utilitarisme vulgaire [17]. Pour lui, ces utilitaristes vulgaires ne tiennent compte que de la satisfaction des intérêts et non pas des individus eux-mêmes. Dit autrement, dans cette conception l’individu n’a pas de valeur. Il n’est que le récipient d’intérêts et de comportements qui eux possèdent une valeur et dont l’individu cherche la satisfaction. A partir de là on peut très bien envisager que la satisfaction des ces intérêts entraîne de mauvaises actions contre certains individus, au profit d’autres ou même d’un seul. La fin justifie les moyens. C’est ce contre quoi s’élève Regan en attribuant une valeur inhérente aux individus qu’il étend aux animaux. Cela débouche sur une théorie des droits élargie à tout ce qui peut souffrir [18] . Mais Regan est incapable de dépasser la position vitaliste qui lui fait accorder des droits non seulement aux individus humains, mais aussi à tous les non humains qui sont sujets d’une vie et ont donc une individualité.
Pour nous, s’il y a une valeur inhérente aux êtres vivants humains, c’est parce qu’ils n’existent pas seulement comme manifestation de la vie. Ils n’existent que dans leurs rapports sociaux qui confèrent justement, à une certaine période historique, ce caractère de valeur. C’est ce qui ne peut être accepté par David Olivier, l’un des fondateurs des Cahiers anti-spécistes lyonnais, pour qui autrui est toujours un objet, même quand je le prends en compte, ce qui serait vrai quel que soit l’objet : humains ou non humains ! [19] Mais cette valeur est une construction sociale, elle n’est pas une caractéristique originelle de l’espèce. La notion de valeur inhérente n’a de sens que dans une vision essentialiste, or cette valeur se développe au contraire de façon chaotique au travers de l’aventure humaine qui est à la fois activité et liberté et non pas essentiellement intérêt.
Pour les animaux il en va tout autrement. Leur rapport à la nature ne leur garantit aucune valeur, inhérente ou non, ni face à leurs congénères, ni face aux humains. La chasse, au moins à l’origine semble s’insérer dans un cycle général de reproduction des espèces qui tend à l’équilibre. La valeur du bison ne lui est pas inhérente, elle est incluse dans la civilisation du bison. Il est tué avec les honneurs dus à son rang dans cette civilisation et dans les bonnes proportions. Dans un deuxième temps, les humains se sont attachés à la transformation de la nature et ont progressivement, dans l’élevage, produit des animaux comme leurs ressources et même plus tard, des animaux qui n’existent pas dans la nature. Par définition, ils n’existent donc que par l’homme et pour l’homme et il ne peut être question de valeur inhérente pour eux. Cela ne justifie pas de faire n’importe quoi avec eux, mais cela fait partie de l’expérience humaine. Le terme de libération animale est d’ailleurs ici impropre, puisque cette vision entraînerait la disparition de ce type d’animaux. Toutefois le terme n’est pas anodin car il se réfère à tous les autres mouvements de libération pour les droits des femmes, des minorités, des travailleurs, des peuples colonisés. D’une morale (il invoque Dieu à son secours pour réaliser sa tache (ibid. p. 16, ), Regan veut faire une politique. Il ne nous dit pas pourquoi il lui est insupportable de manger de la viande et il est obligé de faire intervenir un principe explicatif extérieur, philosophique. Il ne remet pas en cause les présuppositions humanistes à la base de l’ordre social-politique, mais ne visent qu’à étendre aux animaux les prérogatives des êtres humains [20].
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[1] Ces organes spécialisés n’ont que peu de rapports avec ce que Althusser et Poulantzas désignaient comme Appareils idéologiques d’État et qu’ils concevaient surtout à partir de leur dimension politique (les institutions de la démocratie) ou idéologique (famille, école). Quand l’État se dissout dans un social qui ne semble plus composé que de partenaires, d’usagers et de clients, c’est alors la gestion technique des différents domaines et rapports de forces qui prévaut : ministère de l’agriculture contre ministère de l’environnement et contre ministère de la santé publique, chasseurs contre écologistes etc.
[2] Pour des développements théoriques très importants et intéressants sur ces questions, mais qui manquent néanmoins de force politique, on peut se reporter au volume 2 de Dialectique et Société de M. Freitag, L’Age d’Homme. Genève.
[3] Cette vision est celle d’une mouvance libertaire assez large que des revues ou groupes comme No pasaran et Reflex représentent assez bien. Pour une critique de cette position on peut se reporter aux trois articles sur les nouveaux visages de l’État dans J.Guigou et J.Wajnstejn (sous la dir. de), L’individu et la communauté humaine L’Harmattan. 1998, pp. 275-312.
[4] D’où les appels récurrents à la citoyenneté, à un allègre « enseignement juridique, civil et social », enfin à la lutte contre les incivilités.
[5] Cf. les accusations contre la méthode Juppé pendant le mouvement de 1995 ; cf. aussi les attaques contre la méthode Allègre dans l’Éducation nationale.
[6] Jacques Guigou : La Cité des ego, L’Impliqué, 1987.
[7] Les États-Unis offrent une caricature de cette situation où chacun réclame des droits particuliers alors qu’il a oublié ses droits fondamentaux qu’on lui demande pourtant de réciter (cf. la formule consacrée au moment d’une arrestation ).
[8] « La généralisation de la forme juridique se superpose aux rapports rationalisés du capitalisme et peut être considérée comme une expression de la réification ». Jakubowsky : Les superstructures idéologiques et la conception matérialiste de l’histoire, Épi, p. 160.
[9] Contrairement à l’idée couramment répandue, Bentham n’est pas un utilitariste au sens vulgaire du terme, ce qui fait que des individus d’horizon très divers peuvent s’y référer.
[10] Contrairement à l’idée couramment répandue, Bentham n’est pas un utilitariste au sens vulgaire du terme, ce qui fait que des individus d’horizon très divers peuvent s’y référer.
[11] Peter Singer : Le mouvement de libération animale. Françoise Blanchon éditeur. 1991.
[12] Les militants des particularismes ne sont opposés qu’à ce qu’ils appellent les idées néo-libérales, jamais aux idées libérales en elles-mêmes. Cela leur permet accessoirement de manger à tous les râteliers, ceux des universités « branchées » ou des institutions communautaires européennes pour l’égalité et contre les discriminations côté respectabilité, ceux du milieu libertaire côté radicalité.
[13] Y. Bonnardel : « Quelques réflexions au sujet de la sensibilité que certains attribuent aux plantes », n°5-6 des Cahiers Antispécistes lyonnais,(C.A.L ), p. 37.
[14] Mais par ailleurs Bonnardel nous indique que les femmes mangent la viande qu’elles ont l’habitude de tuer, c’est-à-dire la volaille ! Est-ce encore une question de goûts et de couleurs…de chair ?
[15] « Antisexisme et antispécisme : rapport d’un dominant », article du livre collectif Nouvelles approches des hommes et du masculin, coordonné par Weltzer-Lang. Presses Universitaires du Mirail. 2000.
[16] La mode des animaux de compagnie tendrait pourtant à montrer que nous ne sommes pas que des monstres assoiffés de chair et de sang.
[17] Tom Regan : The case for animals rights, traduit et reproduit dans le n°5 des C. A. L.
[18] Ainsi, la formule de Bentham : « La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? » se trouve-t-elle mise en exergue de l’ouvrage de Singer.
[19] D. Olivier, « Luc Ferry ou le rétablissement de l’ordre », C.A.L n°5-6, p. 30.
[20] Pour une critique libertaire de l’anti-spécisme on pourra se référer à D. Colson : « Anarchisme et anti-spécisme » dans le n°11 de la revue La Griffe (p. 12 à 14).
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(3)
Une éthique pratique qui se prend pour une politique.
Cette position est très bien exprimée par Paola Cavalieri, quant elle essaie de définir les liens qui unissent féminisme et antispécisme, les liens entre féminisme et écologisme :
« Après une longue période de divorce entre politique et éthique est réapparu en Italie aussi, anticipée et favorisée par la publication de la Théorie de la justice de John Rawls, cette approche qui voit au centre de la philosophie politique un examen systématique des principes et les valeurs éthiques qui devraient constituer le fondement de la société bonne ou juste. En même temps, une direction convergente était prise par le lent mais constant développement de l’éthique pratique – c’est-à-dire de cette application de l’éthique aux problèmes moraux concrets qu’exigèrent et obtinrent, au début des années 70 les étudiants sur les campus des universités américaines. De fait l’éthique pratique n’embrasse pas seulement des domaines d’étude, comme la bioéthique ou l’éthique des affaires, mais aussi d’authentiques mouvements politiques. Parmi ceux-ci, le plus affirmé et historiquement enraciné est peut être le mouvement féministe. Le féminisme existait, naturellement, bien avant que l’éthique pratique ne fît son apparition. Et pourtant, dans ses versions les plus récentes, il est redevable du climat philosophique des vingt dernières années. Le féminisme récent a aiguisé ses armes dans la discussion bioéthique sur l’avortement, et se base en outre sur d’importantes prises de position éthiques, comme le refus d’une vision hiérarchique et dualiste de la communauté morale et la mise en valeur de notions comme celle de soin (care) et de responsabilité par opposition aux normes abstraites et universelles du monde de l’éthique masculine. C’est à partir de ces bases que les nouvelles auteures ont développé une critique globale de la perspective androcentrique du monde, touchant à des domaines aussi divers que l’éthique environnementale, qu’elles se sont réappropriée dans un mode holistique et organiciste sous la forme de ce que l’on appelle l’ « écoféminisme », ou que l’histoire de la science, dont elles ont opéré une déconstruction fondée sur la prétendue objectivité scientifique n’a d’autre fonction que celle, idéologique de cacher les présupposés théoriques dont est imprégnée cette activité.
Il était naturel qu’au long de tels parcours, le féminisme rencontrât un autre mouvement politique qui doit beaucoup à la réflexion en éthique pratique : le mouvement de libération animale. Née d’un raffinement de l’idée d’égalité, et dorénavant enracinée dans les zones de tradition philosophique anglo-saxonne, l’opposition théorique et pratique au traitement actuel des animaux constitue une réalité qui (…) est en train de se répandre dans des pays comme l’Italie ou la France. La rencontre entre les deux mouvements ne vient cependant pas seulement de raisons contingentes : la remise en question de ce que Harriet Taylor Mill au siècle dernier définissait comme la « distinction dégradante » unit en un sens profond la lutte pour les droits des femmes et la lutte pour les droits des animaux.
A cette affinité naturelle, le féminisme récent a ajouté la forte connotation politique qui le caractérise. Comme l’écrit Norma Benney :
« Le renversement du patriarcat est la raison d’être du féminisme (…) Mais si pendant que nous poursuivons cet objectif nous ne prenons pas conscience de la souffrance des non-humains, je crains que nous n’ayons pas compris le concept de liberté. »
Les liens idéologiques qui sous-tendent la double exploitation fondée sur le sexe et sur l’espèce sont donc mis à nu et approfondis par la théorie critique développée par beaucoup d’écrit féministes récents. Si Carol Adams, en particulier, repère dans l’utilisation de la violence instrumentale et dans la privation des êtres de leur individualité vive de profonds parallèles entre le fait de tuer des animaux pour en faire de la nourriture et la violence sexuelle contre les femmes, d’autres auteures imputent au « regard patriarcal » non seulement la réduction des femmes à des machines de reproduction, mais aussi l’assujettissement inconditionnel des individus animaux et de la nature. De plus à la culture masculine est dans l’ensemble attribuée la responsabilité de la disparition de la scène occidentale de cette empathie et de cette « sagesse biologique » qui seules auraient pu empêcher l’actuelle totale réification des non-humains dans les laboratoires et les élevages. » [1]
Si j’ai cité si longuement cet article, c’est qu’il est emblématique de ces positions. Tout ce qui fait la base de ces particularismes s’y trouve condensé : la philosophie morale et la lutte pour les droits, l’éthique comme politique, le refus de l’universalisme, l’idée post-moderne de la déconstruction qui ouvre la voie aux cultural studies, la naturalisation de la personnalité féminine (empathie et « sagesse biologique »), l’association domination sur la nature-domination sur les femmes, l’association viandisme-sexisme ( tuer un animal=violer une femme ). Nous avons déjà critiqué tous ces points mais le dernier mérite qu’on s’y arrête dans la mesure où il a tendance à produire d’étranges rejetons. Par association idéologique, mais est-ce autre chose qu’une association d’idée d’une pensée inconsistante, viandisme et sexisme peuvent être assimilés à racisme et nazisme. Ainsi on peut trouver chez J.F. Leménicier, représentant de l’association végétalienne Vegan [2] : « Je ne néglige aucune souffrance d’aucun être, passées, présentes ou futures. J’ai le courage de m’opposer à tous les massacres. Ceux des racistes aussi bien que ceux des viandistes. Les atrocités faîtes aux juifs et aux juives en 1943 et celles d’aujourd’hui faîtes aux nonhumain(e)s dans les laboratoires de vivisection, dans les fermes industrielles, dans les basses-cours « bio-écologiques-artisanales » et sur les bateaux sont des crimes spécistes et découlent de la même logique de domination de certaines personnes et multinationales, et de l’indifférence et de la complicité des gens » Sentant le roussi et le vent du boulet notre auteur précise effarouché de sa propre audace : « Je ne veux surtout pas qu’on oublie la Shoah qui montre jusqu’où peut aller la cruauté de certains humains. Rien que par mes actes de propagande végétarienne antispéciste, je suis déjà à l’opposé du révisionnisme ». Laissons de côté la pauvreté de l’argument quand on sait qu’Hitler était lui aussi végétarien et antispéciste. Ce qui est étonnant, c’est de voir qu’une morale pratique qui pendant longtemps n’a pas présenté de classement politique (on trouve beaucoup de végétariens antispécistes parmi les anarchistes individualistes au tournant du siècle précédent, ainsi que parmi les groupes d’extrême-droite), devient tout-à-coup une sorte de passeport de radicalité libertaire ! Cette morale psychologise les rapports sociaux en recherchant les fondements de la propension à faire le mal, la propension à la cruauté. Le « spécialiste » de la Souffrance en France, Christophe Dejours définit par exemple la virilité à l’aune de la violence que l’on est capable de commettre contre autrui, notamment contre les dominés, à commencer par les femmes : « Est un homme, est un homme véritablement viril, celui qui peut sans broncher, infliger la souffrance (…). Elle est socialement construite et doit être distinguée de la masculinité qui est distanciation par rapport aux stéréotypes de la virilité" (p.100). Le mal aurait fondamentalement partie liée avec le mâle et Dejours de citer les travaux de Welzer-Lang sur la question. Jusqu’où peuvent aller ces questionnements, la dernière polémique autour des indiens Yanomamis nous l’apprend. Cette population particulièrement « primitive » aurait été perçue par certains sociobiologistes comme idéale pour tester leurs hypothèses sur la génétique du leadership et le modèle des mâles dominants. Ils font clairement le lien entre agressivité sexuelle et agressivité générale des hommes yanomamis et ceci dans une perspective eugéniste à caractère raciste. L’anthropologue J. Lizot, spécialiste des Yanomamis [3] nous donne une idée de la hauteur atteinte par ces (d)ébats : « Mais Chagnon (l’un des biosociologues incriminé) allait trop loin. J’ai toujours combattu ses thèses ; il déraillait avec ses histoires de mâles qui s’emparaient des femmes par la violence. Lui, il y voyait la preuve de leur supériorité, alors qu’ils étaient seulement plus cocus que les autres, c’est tout ! ». Il est remarquable que la sociobiologie, fortement critiquée en France, soit très à l’honneur dans le monde anglo-saxon où certains militants homosexuels, par exemple, pensent que leur combat passe par la reconnaissance d’un gène homosexuel.
L’individu rationnel et sa fonction d’optimisation.
D’une manière générale, les seules raisons de nos choix correspondraient au désir positif de satisfaire des besoins et au désir négatif d’éviter la souffrance et cela doit s’apprécier dans le cadre d’une éthique individuelle Cela rejoint la vision néo-classique des sciences sociales qui tend à produire des « économies du comportement » à partir du modèle de l’homo economicuss. Comme chez les libertariens américains on retrouve une conception a-sociale de l’individu. L’individu abstrait de l’humanisme et de l’universalisme est critiqué au nom de l’individu concret défini comme être sensible et porteur d’intérêts dans un cadre relativiste des valeurs. Cet homo economicus n’est d’ailleurs pas qu’un individu dirigé ou dominé par l’économie car la vision néo-classique cherche à dépasser le paradigme économique du producteur qui est à la base de la théorie classique de Smith et Ricardo, mais aussi de la critique de l’économie politique de Marx. Elle cherche à recomposer un individu complet à partir du paradigme du consommateur et des besoins (ce qui reste donc de l’économie : la production matérielle en vue des besoins, mais aussi la production des besoins). C’est un mélange de l’Unique et sa propriété de Stirner (dans sa version libertaire comme le montre l’importance de la notion d’appropriation dans l’anti-sexisme et l’anti-spécisme) et de la théorie des choix de von Hayek (dans sa version libérale).
Ce qu’à peu près à la même époque Lukàcs, dans le sillage de Weber, analyse comme la perte de la totalité que seul le prolétariat pourrait reconquérir s’il rend effective sa conscience dans la praxis, les libéraux, eux, pensent construire la par l’interaction des individus rationnels…et sans avoir recours à l’État ! Est-ce cette possibilité théorique de se passer de l’État qui fait que cette démocratie directe des intérêts séduit tant de libertaires ? C’est fort possible, mais alors c’est aussi une défaite des théories libertaires, car il ne s’agit alors que d’une « fausse reconstruction de la totalité comme dictature du fragment [4] », qui ne peut déboucher sur aucune unité. Unité qui pourtant doit être produite dans le rapport entre particularité et totalité qui assure la tension de l’individu vers la communauté humaine.
Désir et vitalisme.
Cet utilitarisme du goût et des plaisirs débouche sur une philosophie de la vie qui peut rencontrer ses hérauts modernes chez les théoriciens du « bio-politique » en lutte contre les « bio-pouvoirs » [5]. Le pouvoir ne serait finalement plus nulle part, parce que les pouvoirs sont partout. Il ne s’agit donc pas de faire le siège du pouvoir d’État mais de faire un état des pouvoirs, afin de s’attaquer concrètement aux dominations qu’ils engendrent.
Il ne faut donc pas s’attaquer à une domination ou même à un système de domination, mais à des dominations particulières et concrètes. Il n’y aurait plus de sens qu’au niveau du vécu et les pratiques significatives sont celles des individus concrets. Il va donc falloir partir des particularités des individus. Pour les inscrire dans le social, il faut alors les affirmer en tant qu’identité des individus ou bien, contradictoirement, les combattre en tant que purs rôles ce qui revient à réduire les individus à ces rôles : par exemple cela consistera à réduire les sexes à leurs rôles sociaux. Le concept de genre est construit par Christine Delphy [6] sur le modèle des classes chez Alain Touraine. Les groupes n’existent pas sui generis. Il s’agit donc de découvrir les pratiques qui en constituant la division sexuelle créent les groupes de sexe, c’est-à-dire les genres.
Une fois cette opération faite on pourra s’appuyer sur une dissymétrie dans l’aliénation des individus qui permet de poser un pôle et un rôle dominants, un pôle et un rôle dominé. L’antagonisme entre les rôles est placé au cœur de la question et on peut alors positiver le pôle dominé du rapport des sexes, sans se poser la question de l’aliénation propre au rôle féminin.
Chez R. Vaneigem, mais aussi pour J. Zerzan comme nous le verrons plus loin, cela conduit à une mythification de la femme et de l’enfant au nom de la lutte du vivant contre la mort : Il existe un signe visible d’une évidence que tout conjure à occulter : la présence — attestée sur tous les fronts où la mort est combattue — de la femme, de l’être par excellence qui offre à l’humanité le modèle de sa propre réalité en devenir : créer la vie et recréer le monde en sa faveur. » [7] Si Vaneigem se félicite bien du déclin des valeurs patriarcales qui font les conquérants, les chefs, les militaires et les flics, c’est pour mythifier en retour « l’intelligence sensible, sensitive et lucide de l’enfant et de la femme » (p. 140). De la même façon qu’en 1968, il ne comprenait pas que le pôle travail ne peut exister sans le pôle capital (son apologie de l’autogestion), il ne comprend pas plus que les caractéristiques du pôle féminin ne peuvent exister sans celles du pôle masculin et que ce n’est donc pas cela qu’il faut viser, mais la destruction du travail et des rôles, si on définit le travail comme activité aux ordres et les rôles comme une construction sociale en grande partie subie.
Opposer la critique prétendument abstraite du « vieux militantisme » au profit d’une pratique des désirs dans laquelle la volonté de puissance doit se dissoudre dans la volonté de vivre et faire « prévaloir sur les préoccupations de survie, un véritable style de vie » (p.168) est donc assez loin du compte.
Fausse totalité et pensée plurielle
La pensée de la contradiction (dialectique des classes) ne serait plus que nostalgie de la synthèse et de l’universalisme abstrait. Mais attention, ce n’est pas seulement parce que « Le tout est le faux » comme le disait Adorno dans les Minima Moralia après « l’expérience » d’Auschwitz, mais parce que le tout est trop hégélien, pensée du négatif. Il faut la remplacer par une pensée de l’affirmation (là encore Deleuze et Guattari) et en l’occurrence ici une affirmation des différences.
Cette affirmation des différences participe de la critique de la totalité car la totalité ne peut qu’être répressive pour Deleuze et Guattari, comme le montrent leur analyse de la famille et leur refus du triangle oedipien [8] , le refus des statuts comme structuration de la personnalité. Par extension, tous les rôles sont répressifs et participent des pratiques de domination. C’est ce qui autorise Deleuze et Guattari à annoncer le « développement d’un fascisme généralisé ». Ce type paranoïaque fascisant (p. 309 de L’ Anti-Œdipe ) investit tout discours et ne respecte pas les anciens clivages droite/gauche. Foucault reprend cela en précisant que le pouvoir politique dissous dans la généralité du social devient inlocalisable et même invisible. Il faut donc le traquer dans le moindre comportement, le moindre discours. La théorie ne peut plus être explicative de tout car alors elle ne serait qu’une autre forme de pouvoir. Elle doit se faire modeste, elle ne doit être qu’une boîte à outil (Deleuze) adaptée à chaque lutte spécifique [9]. On voit bien pourquoi et en quoi nos philosophes français ont acquis une si grande notoriété aux États-Unis. Ils sont au fondement des cultural studies et du mouvement de la political correctness. Certaines féministes reprennent cette analyse en faisant du patriarcat le premier fascisme : « Le fascisme représente l’épanouissement naturel des valeurs du régime patriarcal appliquées aux conditions (et contradictions) des sociétés de « masse » du XXe siècle. Dans cette perspective Virginia Woolf avait raison d’affirmer dans un texte remarquable, écrit peu avant la Seconde Guerre mondiale sous le titre Trois Guinées, que la lutte pour la libération des femmes est un combat contre le fascisme » [10]. Le fascisme devient la nature véritable de l’État moderne, donc, par un raccourci facile, les femmes et les homosexuels en luttant contre le patriarcat portent l’attaque au fondement même de l’État et obtiennent ainsi leur bâton de maréchal de la Révolution. Dans le journal Tout on traquera « la bête immonde », qu’on voit d’ailleurs partout, et le maoïste futur gaulliste Glücksmann, nous décrit dans Les Temps Modernes, ce fascisme qui vient.
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[1] Paola Cavalieri : « Féminisme et antispécisme » Cahiers antispécistes lyonnais n°8.
[2] Lettre du 4/07/1992 à la commission Femmes de la Fédération Anarchiste.
[3] Le Monde du 1-2 octobre 2000, p. 10 et 11.
[4] Cf. Guy Debord d’Anselm Jappe, Sulliver-Via Valerianno. 1999.
[5] « La vie devient résistance au pouvoir quand le pouvoir prend pour objet la vie » (Deleuze).
[6] Ch. Delphy : Avant-propos à L’ennemi principal, Syllepse 1999. On peut mesurer le chemin parcouru (à l’envers !) entre cette position de la directrice actuelle de la revue Nouvelles questions féministes et celle de l’animatrice de Questions féministes Emmanuelle de Lesseps dans les citations suivantes tirées du n°5 de Février 1979 : « Essayer d’instaurer l’égalité des sexes ne signifie pas tenter de remplacer un conditionnement par un autre, mais au contraire supprimer l’étanchéité des filières. C’est en posant a priori le plus grand dénominateur commun qu’on prend le moins de risque pour la liberté. Le choix politique qui se pose est celui de la prééminence de l’individu sur la catégorie. Or l’encouragement des différences de groupe est une démarche qui va en sens inverse de l’encouragement des différences individuelles » (page 25) et encore : « Réintégrer la position du sujet, c’est cesser de se définir du point de vue de la position de l’autre, c’est-à-dire dans la différence. Nous ne pouvons être sujets de l’Histoire qu’en cessant de nous définir comme cas particulier du genre humain : il est nécessaire que nous nous pensions d’abord comme représentantes du genre humain, avec toutes les aptitudes propres au genre humain. Il n’y en a qu’un ». Cette position souffre simplement du fait qu’elle n’envisage le dépassement des catégories-médiations que dans l’ordre des sexes et non pas aussi dans les rapports aux classes par exemple (même si c’est implicite au vu de l’argumentation), ce qui fait qu’on comprend mal pourquoi cette exigence s’impose maintenant et seulement maintenant.
[7] R. Vaneigem : Nous qui désirons sans fin, Gallimard, coll. Folio. 1996, P. 108.
[8] Cf. Deleuze G. et Guattari F. : L’anti-Œdipe, Minuit. 1972.
[9] Ce langage est aujourd’hui assez utilisé dans des revues comme Alice, Vacarme, Multitudes qui reprennent l’idée des micro-conflictualités avec un zeste de modernité branchée. La topologie des révolutions moléculaires (Guattari), celle des machines désirantes épousent pourtant les flux tendus des entreprises et la dérive communicationnelle des manipulateurs de signes, sans sembler pouvoir sortir de ce qui n’est qu’un mouvement d’affirmation au sein du capital.
[10] Susan Sontag : « Réflexions sur la lutte des femmes » dans Les Temps Modernes n°317. 1972.
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(4)
L’idéologie des dominations.
Même si certains aspects de l’analyse reprennent des schémas marxistes (pas les plus heureux !) en les détournant, comme la division de la réalité en un niveau infrastructurel représenté ici par la production désirante et un niveau superstructurel (social-politique), il y a abandon d’une vision dialectique au profit d’une vision manichéenne qui oppose dominants et dominés, système de domination et victimes. Stade suprême du raffinement de l’analyse, cette opposition dominant/dominé passe aussi à l’intérieur des individus qui peuvent être dominants dans un secteur et dominés dans un autre.
Cette pensée qui cherche à structurer tous les rapports sociaux autour de ce couple dominant/dominé est une pensée de la dissémination qui développe l’idée de la coexistence des particularités au sein d’une réalité multiple (« plurielle » disent les universitaires et les journalistes). Elle est aussi compréhension des dominations par empathie et compassion par rapport à des victimes. Le « Bourdieu nouveau » en fournit un exemple avec ces derniers ouvrages, La misère du monde pour ce qui ressort du descriptif et La domination masculine pour ce qui se veut plus théorique. Il est vrai que la théorie bourdieusienne des champs et des dominations spécifiques qu’on y rencontre ne peut que rencontrer ce mouvement des particularités et cela d’autant plus que ça s’emboîte très bien avec ses interprétations des comportements par la logique de l’intérêt et ce qu’il nomme économie générale de la pratique (42). La domination masculine serait donc le produit du champ constitué par la lutte intemporelle des sexes. Mais Bourdieu est fin politique et il sait que rien ne naît de la dissémination. Il faut donc unir les dominés des divers champs, mais attention, tous les champs n’étant pas d’égale importance et tous les dominés n’étant pas dominés au même degré, il faut ici jouer tactique : loin de penser comme les féministes radicales que c’est aux plus dominés parmi les dominés que revient l’honneur de mener la lutte en montrant la voie, il en appelle, cohérent toujours avec sa théorie des différents types de capital, à une catégorie de « dominés-dominants », les homosexuels qui par leur fort capital culturel moyen doivent offrir leurs services (travail théorique et action symbolique) aux « dominés-dominés » dépourvus de capital. On aboutit à une sorte d’alchimie structuraliste qui clôt tout le champ (sans jeu de mot !) du possible. Il n’y a pas de sortie car la domination est tellement générale ! La tension entre les sexes, bien réelle, n’est vue que sous son aspect asymétrique, alors qu’elle est aussi un élément de leur égalité qui suppose une interaction entre des individus qui ne peuvent être réduits à leurs sexes et à leurs fonctions.
Cette critique de la totalité est un point commun des théories post-modernes et des pratiques visant à la déconstruction et au relativisme. Mais pour ce qui nous préoccupe, c’est-à-dire les positions à prétention radicale, cette critique de la totalité s’exprime par l’idée que tout est domination puisque tout est pouvoir. Le Foucault des années 70 est le grand prêtre de cette interprétation du politique comme stratégie qui ne peut aboutir, au mieux, qu’à des contre-pouvoirs et donc à terme à des pouvoirs. La politique est le mal car elle a la volonté de tout englober afin de tout maîtriser [1]. Il faut donc l’abandonner au profit d’un engagement ponctuel et mesuré qui est l’ancêtre du minimalisme politique [2] que nous connaissons aujourd’hui.
Or pour nous, tout n’est pas pouvoir et donc tout n’est pas domination. Ces deux termes doivent être réservés à l’expression, par des institutions, de rapports qui sont régis par un appareil juridico-répressif concernant aussi bien vie publique que vie privée. Les rapports de domination, dans ce cas, peuvent être définis comme la fixation le plus souvent institutionnalisée, de rapports de forces produits dans des rapports sociaux spécifiés historiquement. Dans ce cas de figure il ne peut y avoir de réversibilité des positions comme on peut le voir dans l’ordre de la production où la classe dominée n’a jamais exploitée la classe dominante, y compris dans ce qui s’est présentée comme la dictature du prolétariat. Cela doit être distingué des situations où s’exerce la puissance qui relève plutôt de tout un appareillage symbolique et culturel, faisant intervenir tradition, mythes, coutumes, fantasmes au sein de rapports inter-individuels. Dans ce cas la réversibilité des positions est possible et même courante comme on la rencontre dans les rapports affectifs ; cela doit aussi être distingué des rapports bio-psychologiques qui engendrent influences et autorité comme dans les rapports parents-enfants.
Sur cette question comme sur les autres on retrouve bien ce qui fait l’unité de ces divers particularismes : le fait qu’ils prospèrent sur les limites de la période révolutionnaire précédente. Ainsi, ce qui était critique révolutionnaire de la famille dans les années 60/70 devient critique au nom de la nature car si l’acquis tue l’inné toute éducation devient répressive [3]. Toute perspective historique est abandonnée (comme par ailleurs dans l’analyse du patriarcat !). Une idéologie de la pureté de l’enfant se développe aussi au prétexte que ne connaissant pas encore la notion de temps, il se trouve en quelque sorte hors du temps et donc près de l’harmonie primitive et de l’état originaire de plaisir qu’on aurait jamais du quitter [4]. Ce raisonnement peut bien sûr être étendu aux animaux comme ne manquent pas de le faire les militants de la libération animale.
On peut voir aussi dans cette recherche d’un état originel pur, l’une des sources des polémiques anthropologiques autour du matriarcat, du caractère originellement végétarien des humains. Prenons par exemple la « méthode » zerzanienne [5]. Elle consiste à bâtir une anthropologie qui soit en adéquation avec des principes moraux et des goùts personnels. Zerzan est non violent, végétarien et féministe donc la cueillette doit être l’état naturel de la bonne humanité. La chasse, le viandisme sont immoraux, mauvais pour la santé et demandent une organisation complexe qui amène la division sexuelle du travail que Zerzan condamne. Il cherche donc les preuves de l’absence de pratiques bouchères avant l’arrivée des Néandertaliens porteurs de tous les maux. Dans le cadre de son féminisme, Zerzan produit aussi une théorie de la réduction du dimorphisme sexuel et en particulier de la disparition des grandes canines chez les mâles que les femelles auraient sélectionnés en fonction de leurs caractères sociables et partageux, au détriment des méchants mâles à grandes dents. Le problème de ces cultural studies, c’est qu’elles sont obligées de tenir compte des travaux « scientifiques » des anthropologues, au niveau des sources du moins, mais en occultant leurs interprétations, dans ce cas précis l’allongement de la durée de l’enfance et de l’adolescence sous la protection des adultes. Ce qui compte pour Zerzan, c’est de plaquer sa vision, qu’il pense féministe alors qu’elle n’exprime que son fantasme d’une guerre éternelle des sexes, masquant ainsi la réalité d’une socialisation complexe dès les débuts de l’humanité. Son hypothèse sur une domination de la nature par les hommes dès le néolithique n’est pas plus fondée. La domination de la nature n’est pas la destinée des humains. Ils ne cherchent pas à maîtriser un « milieu naturel » qui de toute façon, pour eux, n’existe pas. Ce qui se passe, c’est qu’à un certain moment, la reproduction de leurs rapports sociaux passe par un nouveau rapport à la nature extérieure, ne serait-ce qu’à cause d’un phénomène d’accroissement démographique. Tout ne s’exprime donc pas toujours en terme de domination !
Pourtant Zerzan, dans Aux sources de l’aliénation, va enfiler les équations simplistes du type : agriculture/élevage=maîtrise de la nature=domination sociale. Il s’agit de chercher le « mal absolu », celui par qui le malheur serait advenu. La pratique de l’agriculture va donc être accusée de tous les maux parce qu’elle nécessite une organisation du travail, la conscience du temps et l’activité de stockage, préfiguration de l’accumulation du capital ( !), la sédentarisation et le développement des grands groupes humains. La communauté humaine n’est pas conçue comme dépassement des conditions existantes mais comme résurrection des conditions antérieures au capitalisme. Toujours la recherche de ce soit disant âge d’or qu’on va chercher dans les mythiques sociétés primitives où règnerait le matriarcat et l’harmonie.
Le concept de domination étant utilisé à toutes les sauces et se démultipliant en toujours plus nombreuses dominations, il est nécessaire d’affirmer qu’il ne rend pas compte d’autres figures qui traversent les rapports individu/communauté : celle de l’aliénation [6](aliénation initiale dans la passion de l’activité, aliénation historique dans la contradiction du travail entre les classes, aliénation générale dans le travail comme contradiction de l’activité générique) et celle de la réification des rapports sociaux. Ne pas saisir cet entrelacement des différents niveaux ne permet pas de comprendre des phénomènes qui vont alors être interprétés comme des régressions ou le produit de l’idéologie et de la propagande des dominants. Ainsi, la femme servante de la société traditionnelle était dominée dans un ensemble de rapports sociaux moins réifiés, alors que la femme employée moderne, en devenant une sorte d’entrepreneur en mode de vie est dominée ailleurs et au sein de rapports sociaux beaucoup plus réifiés
La contradiction est alors dans le fait que la vie domestique apparaît parfois comme bien douce par rapport aux aléas du monde du travail, ce qui enlève toute pertinence à une appréhension des comportements en termes de progrès ou de régression [7]
"Je ne suis pas allée au travail aujourd’hui...
...Je ne pense pas que j’irai demain".
. Les mesures anti-discriminatoires (automne 2000) prises par le gouvernement anglais sur la possibilité pour les femmes de participer aux corps à corps dans l’infanterie, ainsi que le projet de loi français (sous pression des pays du Nord de la communauté européenne) de permettre le travail en équipes de nuit dans les entreprises industrielles pour les femmes, constituent les dernières dérives produites par l’air du temps. Le principe révolutionnaire de l’égalité qui a quand même encore une certaine force en France, de par la mémoire historique qu’il évoque, tend à être remplacé par la morale puritaine de l’égalité (égaux dans le labeur et la souffrance)
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[1] Comme souvent dans l’histoire récente des idées, les philosophes français ne font que reprendre ce qu’ont dit bien avant eux des philosophes allemands et malheureusement, malgré le recul du temps, c’est la plupart du temps pour en faire mauvais usage. Ici Foucault puis les « nouveaux philosophes » reprennent la célèbre formule d’Adorno selon laquelle, aujourd’hui, le Tout serait le Faux, mais alors qu’Adorno faisait un constat l’amenant, lui et Horkheimer, sur le terrain de la pure critique et finalement du retrait, ils vont se faire les jusqu’auboutistes du relatif et du particulier.
[2] J. Wajnsztejn : « Du minimalisme politique, la nature actuelle de l’État », dans le n°31 de la revue Lignes (mai 1997).
[3] Cf. les positions exprimées dans la revue Invariance, série V. n°1 et ma critique dans le n°11 de Temps Critiques.
[4] C’est la position exprimée dans Aux sources de l’aliénation de Zerzan . Ateliers de Création Libertaire. 1999.
[5] Je reprends ici pratiquement telle quelle, la très bonne critique du livre de Zerzan ( Futur primitif. l’Insomniaque. 1998), dans John Zerzan et la confusion primitive, brochure de En attendant (5 rue du Four. 54000 Nancy).
[6] Ce que nous appelons aliénation initiale (cf. n°4 de Temps Critiques), est le fait, que l’homme, dans son activité transforme la nature et lui-même. L’activité devient objet privilégiée pour elle-même. Elle s’autonomise en quelque sorte de son sujet humain, à la faveur de sa dimension sociale. L’homme ne distingue plus l’activité de son produit, il s’y perd sans pour cela s’y identifier, ce qui rendrait l’aliénation indépassable. L’activité, dans cette aliénation initiale, a la structure de la passion, ce qui explique ce déséquilibre permanent des êtres humains dans le cours historique de l’aventure humaine. Cette activité qui se présente comme aliénation première ne prend pas forcément la forme du travail. Le travail est en effet une forme particulière et historique, une forme aliénée de l’activité générique qui pose l’activité comme forcée, « aux ordres » et le produit comme propriété d’un autre homme que le travailleur . Cette aliénation se confond chez Marx, à travers la loi de la valeur, avec l’exploitation et s’énonce comme l’aliénation spécifique au capitalisme. Quant à ce que nous appelons le travail comme contradiction, il résulte du fait qu’il a été la forme prise par le procès d’auto-création de l’humanité afin de produire et reproduire une nature pour l’homme. Mais dans ce processus, c’est la transformation de la nature extérieure qui a prédominé et qui détermine de manière contradictoire la transformation de la nature intérieure de l’homme. Il est bien évident que cette contradiction abstraite du travail n’est pas réductible à la phase capitaliste, qu’elle couvre toute l’auto-production de l’humanité et questionne le projet communiste.
[7] Cf. Horkheimer : Notes Critiques. Ed. Payot. 1993.
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(5)
Le personnel en tant que substitut du politique.
Naturalisme et psychologie : une association pour le pire !
Si on applique ce modèle critique aux théories féministes, on s’aperçoit justement que le patriarcat a fonctionné comme sous-système de différents rapports sociaux et qu’il s’appuyait sur un arsenal juridico-répressif, surtout à partir du moment où il a été intégré dans les régimes de régulation étatique. Or c’est cet arsenal juridico-répressif qui s’est délité progressivement, jusqu’à s’écrouler assez brusquement dans la seconde moitié du XX° siècle. Mais que nous disent nos « féministes radicales » actuelles ? Que ce patriarcat perdure dans les deux autres niveaux, symbolique/culturel et bio/psychologique et que la domination y est plus perverse puisqu’elle est masquée par une égalité formelle, par de supposés rapports affectifs etc. Sous prétexte que les rapports hommes/femmes restent problématiques, mais les rapports hommes/hommes et femmes/femmes ne le sont-ils pas tout autant ?, c’est toute spécificité historique qui se trouve niée ce qui invalide, par contre-coup, toute l’analyse. Ainsi, si les différentes sociétés, y compris les sociétés primitives, ont pu produire et s’accommoder de différents rôles et statuts de la femme, la société contemporaine est justement la seule où il n’y a, pour la femme, aucun rôle défini…et pour l’homme non plus. C’est bien ce phénomène nouveau qui produit une crise des rapports de sexes et participe d’une crise générale du système de valeurs.
On comprend mieux alors pourquoi ces mouvements autour du « personnel » veulent faire rentrer du juridique-répressif dans tous les rapports et jusque dans les chambres à coucher [1]. Ainsi puisque la domination patriarcale en tant que système n’est plus prouvable il faudra débusquer et punir toutes les pratiques des individus qui exercent concrètement cette domination. L’existence de machos sera la preuve de la pérennité du patriarcat.
La construction psychologique des genres conduit à séparer radicalement les sexes en ne les définissant que par leurs affects. La masculinité est agressive, la femme est compassion ! Pour se faire il faudra associer la « mauvaise part », la masculinité, à ses aspects pathologiques : la violence, le viol, occultant complètement premièrement le fait que l’agressivité est commune aux deux sexes, comme le montrent les chiffres sur les violences commises dans les rapports parents/enfants et deuxièmement que l’agressivité ne constitue pas seulement une pulsion destructrice mais est aussi source d’action et de création. Le procédé est quand même étonnant puisqu’il entérine un préjugé souvent dénoncé comme sexiste, le fait que les femmes seraient plus douces, plus fragiles etc. Cette naturalisation des caractères affectifs (transformés en propriétés affectives) peut aussi conduire à une « science des genres », comme il y a eu une « science prolétarienne » au temps du stalinisme. A propos d’enquêtes sociologiques sur la violence on peut avoir droit à des perles rares : « L’approche qualitative est par excellence une méthode féministe car elle fait ressortir le vécu et ressenti des femmes et nous donne cette claque que des chiffres ( la méthode quantitative des hommes on suppose ! ndlr) [2] ne peuvent donner » . L’ambiguïté du propos, volontaire ou non, laisse bien filtrer ce qui est en jeu dans le féminisme radical. Derrière le prétendu combat pour l’égalité se dessine un combat des sexes qui ne doit toujours laisser qu’un vainqueur, mais qui doit aussi prendre des formes plus détournée que celui théorisé naguère par Valérie Solanas dans Scum [3].
Ce modèle pourra être étendu à tout type de domination et toute une gradation des « crimes » pourra être établie qui désignera en fin de compte le groupe des super-salauds : celui des hommes hétérosexuels blancs chrétiens mangeurs de viande. Cette logique de tri doit être absolue pour éviter toute contamination avec ce qui ne relève quasiment plus de l’humain et désigner un ennemi clairement identifiable. Le glissement du terme féminisme au terme anti-sexisme n’est pas anodin. L’effacement du premier terme marque à la fois le déclin du Mouvement des femmes et la victoire des femmes qui sont enfin reconnues en tant que femmes, comme l’indique le discours rituel repris par le personnel politique sur « les hommes et les femmes ». L’affichage du second terme indique la montée en puissance de toutes les chiennes de garde potentielles. La problématique anti devient fondamentale comme dans l’anti-spécisme, l’anti-fascisme etc. Il ne s’agit que de prendre position dans les rapports sociaux en place, puis de défendre les positions.
C’est une façon radicale de « résoudre » les problèmes rencontrés dans les années 70 par les groupes quotidiennistes autour du journal Tout ; groupes qui se sont heurtés au fait que c’est chez les « dominés sociaux » que l’on trouve le plus de « dominants culturels » qui charrient avec eux toutes les scories dont le capital se débarrasse dans son incessant mouvement d’émancipation vis-à-vis de toute contrainte à son développement et sa reproduction. Ce « tout juridique » est d’autant plus nécessaire pour nos nouveaux censeurs que la crise du système de valeurs produit un effacement des sanctions sociales informelles et des contraintes métaphysiques ou imaginaires. Ils veulent donc paradoxalement tout et son contraire, les libérations d’un côté ( le Pacs, la propriété sur son propre corps ), la répression de l’autre ( loi sur le harcèlement sexuel, loi contre l’homophobie ). Le résultat de tout cela ne peut être qu’un accroissement général de l’ « insécurité », dans un monde où les injonctions positives de la société deviennent floues ou évanescentes et où les injonctions négatives sont fortes et incomprises, le tout dans un climat général d’hédonisme individualisé qui dissout les rôles dans de simples comportements.
Sur le constat, juste, qu’il n’y a plus actuellement de représentation possible d’un sujet historico-politique [4], ces théories fondent un individu qui n’est plus qu’un ensemble empirique d’intérêts, de motivations. Les besoins sont remplacés par le désir (les machines désirantes) [5] et c’est aussi la disparition de toute distinction entre objectivité et subjectivité. Or les désirs sont aussi des désirs sociaux car ils sont ceux d’individus forcément sociaux, riches de toutes leurs déterminations même si ces déterminations sont le produit de rapports sociaux dans l’aliénation. La révolution reste une affaire sociale/politique plus que personnelle/politique ou « bio-politique ».
C’est parce que le désir n’est pas envisagé dans son ambiguïté : il est toujours marqué des signes de l’ambivalence et de l’incomplétude, que tout est vu en termes de domination, de répression, de conditionnement externe. Tout est normalisation comme le développe abondamment Foucault dans son histoire des enfermements. Il faut donc faire éclater chaque lieu de cet enfermement et libérer des désirs qui par essence ou parce qu’ils sont réprimés, sont définis comme bons. Ce relativisme qui exprime une critique vis-à-vis de l’universalisme, assimilé à la norme de la classe dominante, à la norme de l’Occident dominant va profondément marquer les pays qui ont connu un gauchisme politique faible (États-Unis) ou inexistant (Suisse, Pays Bas) et dont la contestation des années 60 a revêtu des caractéristiques essentiellement culturelles. C’est d’eux que partiront les diverses expressions de ce qu’on peut appeler les nouveaux particularismes.
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[1] Au train où vont les choses les futurs détectives privés auront bientôt à constater les « viols maritaux », comme leurs prédécesseurs ont eu à constater les adultères. Le fait que le plaignant ne soit plus du même sexe rendra-t-il la chose moins sordide ?
[2] Revue La Griffe, n°12, article de Léo Vidal p.18. A noter que notre auteur ne parle pas de méthode féminine, mais bien de méthode féministe ! Le nouveau féminisme s’appuierait donc sur les qualités de la féminité pour s’affirmer, tout en dénonçant la différence des sexes comme entreprise de genrisation par le système patriarcal ! A trop vouloir prouver…
[3] Society for cutting up Men, première traduction française dans la revue Actuel en 1971. Une seconde dans L’Unique et son ombre.
[4] Renaut et Ferry dans La pensée 68, n’y comprenant rien de rien, reprocheront à Deleuze, Foucault et autres d’avoir théorisé cette mort du sujet et produit un anti-humanisme, un anti-démocratisme à la suite de Nietzsche et Heidegger. C’est une interprétation bien intéressée de bons démocrates qui occulte complètement l’effort théorique de ces auteurs-militants pour penser les limites de la dialectique et essayer de dépasser les apories d’une contradiction pensée en fait comme une opposition entre essence et représentation. Que l’entreprise soit risquée et produise erreurs ou dérives n’enlève rien au courage de l’entreprise.
[5] On a déjà eu l’exemple historique d’une polémique autour de l’éclatement du sujet et du corps dans le conflit qui a opposé Bataille (l’éclatement) et Breton (l’unité).
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(6)
La critique de la vie quotidienne dégénère en tyrannie de l’intimité.
La dimension politique s’efface
devant des identités culturelles médiatiquement intégrées qui se présentent alors justement comme politiques : « le personnel est politique » comme le dit si bien le livre collectif Au delà du personnel [1] en détournant abusivement la critique que Lefebvre et l’ Internationale Situationniste ont produite dans les années 60. Cette critique qui s’adressait à tous et concernait tous les individus va être accommodée à la sauce des identités. Cette critique qui était politique se mue en arguties juridiques à visée procédurale. Elle passe essentiellement par la reconnaissance de droits ou de l’égalité des droits ou alors par la possibilité de développer des communautarismes (la communauté gay par exemple). Or une revendication de droits inscrit toujours davantage les individus dans l’ordre étatique ; revendication à retrouver ce qu’on est, ce qu’on peut être, dans un abandon total de ce qui fait sa vie personnelle. La critique révolutionnaire de la vie privée au sens où on l’entendait, c’est-à-dire au sens de privée de tout, laisse la place aux tyrannies de l’intimité, qui sous couvert de libéralisme ou de libérations conduisent à de nouvelles formes de conformisme [2] et de censure, par le biais de l’idéologie et des pratiques du politiquement correct : cultural studies aux États-Unis, juridisme pacsé et outing [3] d’ Act up en France, vont dans ce sens. La Suède semble être à la pointe de ce mouvement, pays qui a déjà fait parler de lui pour sa très grande permissivité « quant aux choses du sexe » comme on dit (ne lui doit-on pas les premières cassettes « pornographiques » !) et qui pourtant, dans les années 90 a mis à la mode une forme originale de lutte féministe, à savoir arguer de l’accusation de pédophilie incestueuse vis-à-vis de conjoints afin d’activer les procédures de divorce et de s’assurer la garde des enfants. Mais il y a encore mieux aujourd’hui où certaines néo-féministes suédoises préconisent l’instauration d’un couvre-feu dirigé contre les hommes, après 22 heures ! Quand on sait que les mêmes avancent des chiffres de violences masculines au foyer en augmentation, on peut se poser des questions sur la logique de leur revendication !
Nous sommes bien loin du début des années 70, quand le journal Tout, laissant la parole aux homosexuels du FAHR fut saisi et poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs. Les anciens poursuivis tendent à devenir les nouveaux poursuivants dans un monde qui se révolutionne suffisamment pour que les changements de positions (en fait d’identifications) n’apparaissent pas comme des trahisons mais comme la résultante positive du développement des identités plurielles.
Le changement social à la place de la révolution sociale ! L’antienne prend aujourd’hui toute son extension. L’automaticité du changement social est postulée à partir de la conversion des individus à leur « nature véritable » (la mystique écologiste) ou à un stade supérieur de vigilance (anti-sexisme, anti-spécisme, anti-fascisme, anti-racisme). Le recours au droit est inéluctable pour faire respecter une nouvelle éthique de la vie. On est passé d’une conscience politique à une conscience plaignante.
Cela ne gêne guère un système de reproduction capitaliste qui est capable de s’émanciper en partie du travail et même de la valeur [4]. Du point de vue idéologique, il s’émancipe donc en partie de l’idée de normalité dans la mesure où il peut se développer et se reproduire presque aussi bien à partir de l’anormal que du normal., de l’immoral comme du moral. Le dynamisme de la société capitalisée réalise le programme de Foucault ! Il faut toutefois noter l’aspect contradictoire du processus, puisque tout semble coexister comme on le voit aux États-Unis où les deux tendances se nourrissent et s’exacerbent l’une l’autre. Déluge de violence et de sexe contre nouvelles ligues de vertu ? Match nul dans tous les sens du terme ! C’est qu’il n’est pas simple d’analyser les rapports entre puritanisme et hédonisme. Bien souvent l’hédonisme contemporain fonctionne dans la logique inversée du rigorisme comme l’a montré le moralisme spécifique qui a accompagné la révolution sexuelle, dans les pays du nord de l’Europe qui en ont été à la pointe. Le « devoir » de libération et de jouissance s’accompagne d’un utilitarisme généralisé qui ne peut, à terme, que produire le recours à une nouvelle police des mœurs.
Tout ce mouvement introduit une nouvelle dynamique, fouette l’innovation qui s’appuie sur ce « mobilisme » généralisé. Les combinatoires succèdent aux stéréotypes qui se maintiennent quand même comme des références positives ou négatives (la bombe sexuelle, le macho des salles de musculation), dans une tendance croissante à l’indifférenciation des sexes. La représentation acquiert de plus en plus d’importance dans la construction des identités et les individus sont de plus en plus conduits vers des comportements schizophréniques qui reflètent le mouvement des séparations produit par la société du capital. Les situations et les comportements concrets peuvent alors relever du grand-guignolesque. L’activité ménagère, la cuisine sont tellement idéologisées que plus personne ne veut s’y livrer. Elles sont perçues comme pures contraintes ou dévalorisantes. Dans le couple contemporain ce n’est plus la répartition des taches qui fait problème, ce sont les taches qui sont le Problème. Tout ça pour le plus grand profit des fast food, supermarchés et industriels de l’appareillage ménager ! Ce qui est terrible, c’est qu’on n’arrive pas vraiment à savoir pour quelles activités, tellement alléchantes qu’on aimerait les connaître, se produit cette lutte autodestructrice pour la liberté et l’égalité. Les mêmes, sans doute, iront reprocher à leurs enfants de ne s’intéresser à rien, de « rouiller ». Mais tout reste du domaine du quotidien, c’est-à-dire récurrent, banal, tellement banal qu’on ne va justement pas en faire un plat tous les jours ! La liberté acquise semble sans objet, vide quand est recherché ce qui a été refusé auparavant. Elle semble aussi sans ancrage quand par exemple la seule réponse qui est faite aux mouvements anti-avortement est la proclamation du droit absolu à l’avortement dans le cadre de la libre disposition de son corps.
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[1] Au delà du personnel, choix de textes de C. Monnet et L. Vidal.. Ateliers de Création libertaire.
[2] Écoutons Caroline Fourest, présidente du Centre gay et lesbien dans Le Monde du 14/10/99 : « Le mariage est un droit inaliénable dont nous sommes privés ». Nous atteignons-là les sommets de la novlangue qui permet avec les mots de l’ancienne de faire passer un contenu nouveau qui vide justement les mots de tout leur sens. Que pense C. Fourest de l’institution du mariage, on n’en sera jamais rien puisqu’elle croit que c’est un droit ! Vu le niveau de « réflexion », on peut penser que les défenseurs de l’ordre social et des « vraies valeurs » n’auront pas trop de mal à répliquer.
[3] Action de rendre publique l’homosexualité de certains hommes politiques afin de les amener à poser la question en termes prétendument politiques, mais en réalité en termes de communication médiatique.
[4] Cf. La valeur sans le travail. Coll. Temps Critiques. L’Harmattan.
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(7)
La posture « radicale » tient lieu de position politique.
De cette histoire il existe une version plus hard, celle écrite et jouée par les « féministes radicales », les « hommes pro-féministes » ( appellation contrôlée et subventionnée par la Commission européenne ) et certaines tendances au sein d’un mouvement libertaire ramasse tout [1], qui font de la simple existence de leurs revendications, la preuve même de l’existence de leurs luttes, alors qu’elles n’expriment bien souvent chez ces individus qu’une posture somme toute très passagère. Le tour de force de cette tendance, qui s’exprime surtout aux États-Unis, au Québec, en Suisse et en France dans certaines villes comme Lyon et Toulouse, consiste à poser un lien étroit et indéfectible entre capitalisme et patriarcat, entre capitalisme et hétérosexualité. Cela lui permet de se lier au milieu révolutionnaire en présentant sa lutte comme anti-capitaliste au même titre que les combats anti-capitalistes plus traditionnels [2]. Et ça marche, éditorialement parlant, comme le montrent la fréquence de ces thèmes dans les revues libertaires et la pratique de la genrisation de l’orthographe. Cela conduit à une lecture à l’envers du monde qui ne fait que rajouter aux difficultés qu’a le mouvement anarchiste à se situer dans le mouvement de l’histoire et particulièrement, par rapport à tout ce qui s’est passé dans l’immédiat après 68. Bien souvent cela le conduit à épouser à froid toutes les « causes » que les mao-spontex ont enfourché à chaud au début des années 70 (VLR, Front de Libération de la Jeunesse, Tout ). A la lecture de la presse libertaire on a alors souvent l’impression d’être dans un autre monde, complètement idéologisé tout en étant déshistorisé, ce qui permet la coexistence de discours complètement contradictoires. Le dernier numéro de la revue La Griffe (n°17) en offre un bon exemple avec un premier texte d’obédience communiste libertaire (Paul Boino), qui niant toute transformation des rapports sociaux produite par la société capitalisée et négligeant apparemment une lecture attentive de la presse libertaire en langue française, nous annonce que les luttes actuelles et les préoccupations des groupes libertaires se sont recentrées sur la lutte de classes qui doit rester au centre de l’analyse et du processus révolutionnaire. Ce texte est suivi par des textes qui montrent justement le contraire avec le développement tout azimut d’un courant culturel libertaire qui intègre jusqu’aux anti-spécistes [3]. On pourrait penser que le développement actuel du syndicat CNT renforce les arguments de Boino, mais qu’elle n’est pas notre stupeur quand on lit au dernier paragraphe de l’interview des fondateurs de la CNT PTT à Lyon, syndicat qui n’est pas qu’une simple baudruche anarcho-syndicaliste, mais qui a une influence réelle et mène de dures luttes quotidiennes, que leur plus gros problème actuel serait que la CNT 69 est pour l’essentiel un syndicat d’hommes blancs ce qui ne reflète pas vraiment la composition de notre société ! (p.14).
Pour le moment, seules les quelques revues d’influence ultra-gauche ou situationnistes font front contre ce raz de marée des particularismes.
Sauf quand elles s’affirment clairement comme un choix de vie [4], ces positions s’inscrivent rarement dans la durée parce que la résistance qu’elles démontrent éventuellement par rapport à l’ancienne norme (confondue avec la domination), ne s’inscrit pas essentiellement dans une expérience sociale-historique mais uniquement dans une expérience personnelle [5]. Comment expliquer cela ? La société capitalisée présente le paradoxe d’apparaître comme entièrement sociale et en même temps d’être celle de la liberté personnelle des individus. « Les individus atomisés ont donc tendance à ne se déterminer qu’à partir de ce qui fait qu’ils sont encore quelque chose en dehors de leur existence abstraite, leurs corps et à ne créer de liens sociaux qu’à partir de ses spécificités. Par corps il faut entendre le corps physique (le sexe, l’alimentaire, la conscience d’être une simple partie de l’univers), mais aussi le corps pensé et référencé à des racines biologiques (la race, l’ethnie) » [6] .
Pourtant expérience historique et sociale et expérience personnelle ne sont pas incompatibles et participent de l’expérience globale des individus…à condition de ne pas nier justement ce social-historique, négation qui permet alors de reconstruire un système patriarcal immuable et toujours présent. Le « personnel » n’a en soi rien de critiquable, si on ne l’isole pas ou s’il n’est pas mis en avant que pour mieux le noyer dans une fusion trompeuse au sein du groupe [7]. Il est alors un élément de la critique du militantisme et particulièrement de ce militantisme au profit de « Causes » ( la cause du peuple, la cause des femmes, la cause des animaux etc.), qui toutes marquent une extériorité par rapport à l’individu militant qui épouse justement la cause de… [8]
Dans Le Monde, on lit aussi que pour l’association Aides, le PACS montre qu’on est passé d’une question de sexualité à une question sociale, ce qui n’est pas autre chose que de vouloir faire apparaître en quoi une question personnelle devient politique, même si ici le terme de social lui est préféré, vu le caractère particulièrement modéré de cette association.. C’est le propre de tous les communautarismes modernes que de faire de leurs déterminations « de genre », de religion une question sociale. C’est ce qui leur permet d’assurer leur identification à une appartenance. La discrimination individuelle de départ est à l’arrivée remplacée par l’égalité du groupe. Les pairs remplacent les pères. Le groupe en question doit s’isoler des autres groupes et surtout de la société conçue comme la chose des dominants. Conséquence pratique l’éclosion des groupes « non mixtes ».
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[1] Nous le disons là un peu crûment mais Deleuze l’habille plus élégamment dans Pourparlers, Minuit, quand il développe l’idée, positive pour lui, d’un anarchisme comme unité du multiple qui doit donc retrouver sa force dans ce mouvement du multiple alors qu’il s’est dissout dans le modèle politique très vague de l’absence d’État.
[2] Cf le n° 12 de la revue La Griffe consacré aux « rapports sociaux de sexes ».
[3] Cf. ma critique dans le texte « L’identité libertaire : une drôle de conception du renouveau" dans le n°15 de la revue La Griffe, pages 5 à 8 et reprise ici dans la seconde partie du présent ouvrage.
[4] Là encore nous n’échappons pas à l’ambiguïté de donner l’impression qu’il peut y avoir un véritable choix. Par exemple aujourd’hui, les pratiques homosexuelles sont présentées souvent comme une variable comportementale comme une autre. La légitimité nouvelle acquise par cette pratique ou ce mode de vie, auprès de l’État, entraîne une exhibition contente de soi et prête à concurrencer n’importe quelle autre pratique dans le cadre de « la lutte des places ». On vient encore d’en avoir un exemple en Italie où le même jour devait se dérouler une Gay Pride internationale et un rassemblement papiste. Cruel dilemme en vérité pour la municipalité concernée ! Mais il n’ y a pas que l’État et ses ramifications qui sont touchés, puisque comme nous le dit le journal Le Monde du 14/03/2000, les grandes entreprises américaines des secteurs high tech se lancent dans un recrutement spécifique de cadres supérieurs homosexuels !
Ce qui est oublié là-dedans c’est que l’homosexualité est une prédétermination sociale. S’il y a bien une pulsion homosexuelle à tendance universelle, ce que Freud a difficilement reconnu, la préférence sexuelle ne l’est pas.
Toute remarque là-dessus risque aujourd’hui de déboucher sur l’accusation d’homophobie comme le « pauvre » Docteur Bounan a pu s’en apercevoir avec son livre Le temps du Sida. Et puisque l’homosexualité n’est plus un « crime contre nature », ni une maladie (c’est la faute à la nature disait déjà Aznavour dans sa célèbre chanson, donc c’est la faute à personne, reprenant sûrement involontairement la position du célèbre sexologue Havelock Ellis), cela ne peut relever que d’un choix comportemental individuel ou du fameux gène disent les militants homosexuels. Conclusion : c’est l’homophobe qui est malade et qui serait le seul atteint par la misère sociale et sexuelle produite par l’aliénation dans les rapports sociaux actuels. Pour certains il s’agira même de rechercher les racines de cette homophobie dans la structure familiale dominée par une violence qui serait inhérente à la masculinité (cf. Violence et masculinité de D. Weltzer-Lang. Publications…). Accessoirement cela permet de faire le lien avec la lutte anti-patriarcale
[5] « J’ai été battu par mon père dans mon enfance, donc j’ai compris ce qu’était le patriarcat et le machisme, donc… ». Ce que cette litanie peut avoir de lassant et de peu politique a déjà été décrit il y a près de 30 ans.
« Une fois que tu avais fait ton trajet personnel, il fallait que tu déblatères à nouveau ton histoire. Il y a toute une partie du discours qui ne supporte pas la répétition. Ca devenait un mouvement de faussaires. La parole sur ton vécu ne se transmet pas comme un discours politique (Corrine Wegler :« Je suis une affreuse renégate », dans Le Temps des femmes n°12. Mais comment en tirer des leçons quand, justement, toute dimension historique est niée ?
[6] J. L. Rocca : « La politique contre la morale » Temps Critiques n°10, pp. 35-36.
[7] « Nous nous faisons peur ! Nous nous épions ! Nous nous traquons ! Nous nous piégeons ! (…) Je revendique aussi le droit de me tromper, de dire des conneries, et de ne pas être, pour autant, JUGEE, JAUGEE, EVALUEE, mais AIDEE , COMPRISE, même et surtout avec mes lacunes » (Mes petites sœurs du MLF j’en ai marre de me faire chier la peau avec vous ! ! ! dans Le torchon brûle, n°6. Aujourd’hui l’histoire se répète en farce, comme d’habitude quand on peut voir une brochure d’avril 2000 éditée par Madivine, avec des photos de femmes Blacks Panthers sur la 4° de couverture et qu’on peut y lire que cette brochure entend dénoncer le racisme dans les mouvements gays et lesbiens. Moralité, on est toujours le dominant de quelqu’un. A qui le tour ?
[8] Dans "Notes sur une théorie de l’identité", page 130 de son ouvrage Odyssée d’une amazone, des Femmes, Ti-Grace Atkinson fait le constat : « Si l’association politique se forme autour du problème de l’oppression, il va de soi que dans une association de cette sorte, la nature de l’individu doit temporairement s’effacer. Et ce, chez des êtres dont la nature est déjà en état de privation (…). Nous croyons beaucoup plus raisonnable de suggérer que, l’identité personnelle étant souhaitable, les individus qui en sont privés s’unissent dans une confédération pour lutter en tant qu’individus, contre l’association politique qui les prive de leur identité individuelle. Le Mouvement des Femmes marche précisément dans le sens opposé (…). On vise à l’identité collective, qui est une contradiction si on prétend l’appliquer aux individus. Comment l’individu dont on nie l’identité individuelle (justement parce qu’on le classe et que cette classification même est une restriction) pourrait-il atteindre un sens plus défini d’individualité en se soumettant à la classification même qui l’en prive ? ». Hormis le langage en terme d’identité, on ne peut que souscrire à la démonstration.
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(8)
La lutte pour les droits.
La mise en avant des droits des particularités n’est pas sans conséquences.
Les droits mettent tout à plat, ôtent toute épaisseur idéologique et historique aux éventuelles luttes moléculaires [1]. L’idée d’une agrégation de mini conflictualités, d’une coexistence de droits multiples au sein d’une réalité multiple correspond là encore à une analyse micro-sociale de type libérale qui ne conçoit l’unité des éléments d’un tout que comme simple agrégation de ces éléments, éléments dont les rapports sont régis par les règles néo-classiques (c’est-à-dire libérales) de l’utilité. Des féministes retrouvent ainsi spontanément un des papes de la micro-économie libérale, Gary Becker, qui applique à l’économie domestique les mêmes raisonnements qu’à l’économie en général. Ainsi, la famille serait productrice d’utilités et ne serait pas simplement un lieu de dépense et de consommation. La famille serait le siège d’un échange de services où chaque service devrait se payer. C’est le modèle de la nouvelle entreprise qui cherche à s’imposer. Le contrat flexible et à durée déterminée est exportable dans tous les domaines. Ce mouvement de contractualisation des rapports sociaux ne peut pas être assimilé à un retour pur et simple à des rapports de type féodaux car ceux-ci nécessitent des rapports de dépendance et de dominations personnels qui servent de médiation concrète entre l’individu et la communauté. Dans le mouvement actuel de contractualisation, il y a au contraire interchangeabilité des individus, par exemple quel que soit le sexe (là encore voir l’exemple du Pacs), mais aussi parce que ce contrat est suspensif à tout moment. Ce n’est pas l’individu qui compte, mais le contrat. L’individu est pris dans l’abstraction du rapport. C’est une situation qui existait déjà dans l’ordre de la production puisqu’elle définissait et spécifiait la subordination abstraite du salarié au capital et non à un capitaliste particulier. Elle est en passe d’être étendue à tous les rapports et les anti-sexistes ne sont pas les derniers à la revendiquer. Pour eux, l’égalité entre les sexes serait introduite par une contractualisation complète des rapports, c’est-à-dire si on ne veut pas jouer sur les mots, par une marchandisation complète des rapports à l’intérieur du couple. Le don de soi, de l’autre, ce ne serait que du vent car cela serait toujours unilatéral et au détriment de la femme comme S. de Beauvoir le laissait déjà entendre en parlant du « travail sexuel de la femme mariée » [2] . On comprend que cette logique puisse produire la remise en cause de tout rapport amoureux (au moins hétérosexuel) puisque effectivement la question de l’égalité n’y trouve et n’y trouvera jamais de place. Contracter un amour démocratique, voilà en effet une façon de poser les rapports privé/politique qui risque d’en décourager beaucoup ! Cette logique trouve son débouché dans les pratiques lesbiennes, comme nous l’indique Louise Vandelac : « Mais où voulons-nous en venir avec tout cela ? Peut-être au fait que si les femmes appliquaient systématiquement l’esprit de compte non seulement à l’analyse du travail domestique, mais aussi à leurs rapports aux hommes et souvent à la maternité, eh ! bien elles déserteraient massivement et le travail domestique et l’hétérosexualité et la maternité… C’est d’ailleurs ce que font un certain nombre d’entre elles » [3] . Finalement l’amour ne serait possible qu’entre « autres soi-mêmes » [4]. C’est le refus de l’altérité, donc d’une remise en cause de nos certitudes par la confrontation de nos particularités, de nos « subjectivités ». C’est aussi le refus de la finitude humaine qui oblige à entretenir des rapports avec l’autre. Quand Monica Wittig, dans Questions féministes n°8 déclare : « Le lesbianisme pour le moment nous fournit la seule forme sociale dans laquelle nous puissions vivre libres », elle se croit indûment au-delà de l’oppression. « La valorisation du lesbianisme à l’encontre de l’hétérosexualité relève, non des « intérêts » sexuels de certaines, mais bien de la difficulté à dépasser la vision du féminisme comme création d’un monde des femmes, et non d’un monde d’individus sociaux libres » [5]
Corrélativement aux critiques politiques que l’on peut faire à ces tendances, il s’agit aussi de relever leurs impasses méthodologiques. Ainsi, qu’advient-il quand des droits s’opposent à d’autres droits ?
On trouve un exemple de l’ambiguïté de cette lutte pour les droits, dans la revendication féministe qui porte sur l’égalité des droits par rapport au travail, alors que c’est justement parce que le travail est encore idéologiquement au cœur de notre système qu’il ne peut y avoir, pour des raisons biologiques et historiques, d’égalité. Par exemple le modèle du travail salarié étant majoritairement masculin, dans la plupart des fonctions correspondantes l’égalité consistera pour les femmes à reproduire ce modèle, mais à compte individuel… et non pas pour le genre puisqu’elles ne peuvent pas se reconnaître dans ce modèle et qu’elles n’y adhèrent que par identification, opportunisme ou « obligation ». Certaines féministes sont d’ailleurs bien conscientes de ça, qui analysent par exemple l’adéquation entre certaines femmes et l’institution qui les a acceptées (il s’agit de l’Université de Lausanne et d’une enquête sur les études en Suisse dans la revue libertaire Flagrant délit n°10). La façon qu’elles ont de rentrer dans le moule pour légitimer leurs compétences se passe de commentaires. Ce qui est aussi intéressant, c’est que dans le même article (p.24), les femmes auteurs mettent en avant la résistance que produisent aussi les femmes, mais ex ante en quelque sorte ; c’est-à-dire qu’un certain nombre s’auto-sélectionnerait négativement pour éviter des choix qu’elles ne pourraient assumer une fois entrées dans l’institution. C’est une éventualité qui met effectivement des femmes et non pas les femmes dans une position plus critique, dans tous les sens du terme, mais c’est aussi bien la position d’hommes qui refusent aujourd’hui un modèle qui est un modèle non pas masculin, mais abstrait et technico-gestionnaire auquel ils ont eux-mêmes de plus en plus de mal à s’assimiler. Du reste cela ressort de la critique du travail qui n’est pas propre à un sexe.
Il n’y a pas de solution en dehors de la fin du travail et la reconnaissance d’une humanité sexuée qui développerait des activités et des rôles ouverts, traditionnels aussi bien que nouveaux, des activités dans lesquelles les questions de la complémentarité et de l’indifférenciation des activités pourraient être réappropriées en conscience, ce qui ne veut pas dire d’ailleurs égalité. Alors pourra être dépassée la vaine opposition entre le fantasme d’un être humain sexuellement neutre et un féminisme radical noyé dans un océan de particularités. Dans d’autres rapports sociaux qui fondamentalement seront producteurs de l’égalité, la singularité des individus s’exprimera et donc aussi leurs différences. Bien des domaines relèveront d’autre chose que de l’égalité ou de l’inégalité car se trouvant en dehors de toute commensurabilité et utilitarisme. Contrairement à ce que dit Joëlle Wiels dans Le Monde du 25/02/99, la fin du genre ne débouchera pas sur une égalité absolue car il y a des inégalités objectives. Il suffira de les comprendre, ce qui ne veut pas dire que tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est aussi la prise en compte de ces inégalités objectives qui permettra de comprendre les errements du féminisme entre affirmation et négation d’une nature féminine.
Le système de domination est unique au sens où il réalise la médiation globale des rapports sociaux par des déterminations qui se présentent comme antagoniques. Le projet de la communauté humaine est au contraire celui de rapports s’établissant librement entre individus singuliers dont les particularités et déterminations naturelles ne constitueraient plus que des éléments de la diversité. Ils ne seraient alors plus nécessaires pour prouver son humanité, à quelque degré que ce soit.
A un autre niveau, mais dans le même ordre d’idée, on voit dans l’éducation se heurter les nouveaux droits de l’enfant et les règlements intérieurs des établissements scolaires, l’autorité des parents. Au niveau d’abstraction atteint par les rapports sociaux capitalistes l’Institution est de moins en moins capable de mettre en place des médiations, mais elle doit surenchérir sur le sens immanent qui s’est perdu, produire des médiations vers d’autres médiations ou introduire des notions « bidons » comme celle de remédiation. Dans cette optique il ne s’agira donc pas essentiellement d’apprendre, mais d’apprendre à apprendre !
Concrètement chaque membre d’un ensemble doit pouvoir être individualisé sur le modèle du marché et de l’usager-consommateur et par exemple chaque élève doit avoir un projet et se voit proposer un contrat. Il ne s’agit donc plus de respecter une règle commune (elle n’est pas connue ou elle n’est pas comprise ou elle n’est pas acceptée, les cas pouvant se cumuler), mais de respecter le contenu de contrats dérogatoires et « personnalisés » qui transforment tous les individus en autant de « cas » qu’il y a d’individus [6]. On partira toujours de ce que sont les individus et non pas de ce qu’ils pourraient être, ce qui est pour le moins paradoxal dans le cadre de l’éducation. Ainsi les particularités individuelles sont censées expliquer un trouble de comportement à partir d’éléments de nature médicale ou psychologique. C’est la vision libérale du déterminisme par les origines. La psychologie fait un retour en force et chasse d’un même mouvement les courants marxistes doctrinaires et la psychanalyse culpabilisante (Freud et le mythe des origines).
En fait, on assiste à une tentative de contractualisation de toutes les relations sociales, y compris dans le travail. Cette contractualisation avait déjà atteint un stade avancé dans le mode de régulation fordiste, mais nous avons peut être atteint un autre niveau. Dans le fordisme, le contrat s’inscrivait dans un convention-nalisme collectif proche de la loi . Les contrats actuels sont individualisés, font l’objet d’une réglementation simple et changeante. L’éclatement des contrats renvoie à l’idéologie des identités multiples. Ce dont rêvent nos nouveaux révolutionnaires de la vie quotidienne est d’une certaine façon réalisé par l’entreprise du troisième type décrite par Le Goff dans Le mythe de l’entreprise. J’oubliais : réalisé pour les « gagnants » bien sûr !
Finitude de la nature humaine ou toute puissance de la seconde nature ?
Les droits font de notre « nature », c’est-à-dire non pas simplement notre nature biologique mais celle que nous nous sommes donnés, dont nous avons héritée, une simple fonction sociale. En la socialisant ils la dénature. Or la nature humaine n’est pas totalement sociale. Elle a des caractères biologiques, dans le fait par exemple que le petit de l’homme n’est pas achevé (i.e. la néoténie congénitale) et que l’attachement à la parentèle s’en trouve profondément transformée par rapport aux autres espèces. C’est cela qui fait que les enfants sont d’abord des enfants de femmes et d’hommes concrets avant d’être des enfants de la société et cela même si on admet que l’individu est social. Mais si tout individu est social, cela n’implique pas de nier un dualisme premier qui s’inscrit dans la vérité des corps [7] et se développe ensuite dans des expériences psychiques différentes au cours des rapports à la mère et qui ne relèvent pas de l’éducation, de la culture, mais du processus complexe d’identification sexuelle. Cette identification a conduit historiquement et généralement (mais est-ce une obligation ?) a la formation d’identités sexuelles elles-mêmes sources de rapports asymétriques entre les sexes [8]. Cela a eu des implications sur toute l’organisation sociale et évidemment la division originelle du travail par sexes. D’une manière générale on ne peut nier le rapport d’appartenance à l’espèce qui englobe les individus et qui fondent les rapports sociaux originels à partir du seul rapport qui se fonde vraiment sur une nécessité naturelle, à savoir, la reproduction de l’espèce. [9]
La nature humaine au sens où je l’ai définie plus haut a aussi pour fonction de nous rappeler nos limites, la finitude de notre condition par opposition à toutes les idéologies, religieuses bien sûr à l’origine, mais aussi scientistes et parfois socialistes, qui toutes conçoivent l’Homme sur le modèle de Dieu. Or si on observe toutes les transformations juridiques actuelles concernant aussi bien la question de la procréation artificielle que celle des rapports adultes-enfants, elles vont dans un tout autre sens. A quand une paternité strictement légale, sans mère ? A quand des droits personnels du fœtus répondant aux droits des femmes de décider de leur procréation ? La modernité en moins, on rejoindrait ici les formes d’accouplements et les formes familiales des sociétés primitives. Si presque tous les cas de figure y étaient possibles, par exemple qu’un vivant épouse un mort, une femme une femme, qu’un père ne le soit que biologiquement alors qu’un autre pourrait l’être familialement sans être le géniteur etc., il ne faut pas oublier que cette « liberté » était celle de la communauté et non des individus qui, dans ces conditions, n’étaient que leurs rôles sociaux. C’est parce qu’elles sont dans un rapport étroit à la nature, y compris dans la dépendance, que les premières communautés, paradoxalement, sont inventives et complexes, développent des cultures différenciées dans les systèmes de parenté par exemple. La personne physique est une fonction indépendamment de sa « nature » et là effectivement le sexe est un genre. Il n’y a pas d’opposition entre les sexes car il y a une unicité sexuelle dont l’Homme est le dominant. Aujourd’hui, la situation est très différente. Nous vivons dans l’illusion de la domination sur la nature, de la création d’une « deuxième nature ». Nous sommes dans l’artefact et l’idée d’une toute puissance qui ferait que le désir peut créer n’importe quelle fonction. Ce n’est pas retrouver l’état des communautés primitives que nous voulons car le procès d’individualisation a produit les conditions de la liberté des individus et la tension d’avec la communauté s’est en quelque sorte retournée, le pôle individu devenant le pôle moteur de la tension. C’est même parfois toute tension qui est repoussée dans le refus de l’altérité. Ce qui est éton-nant c’est que se sont souvent ceux qui critiquent les dominations comme déterminées uniquement par les rôles sociaux, par exemple les rapports sociaux de sexe [10], mais aussi la famille, qui vont promouvoir des droits de la personne qui sont en réalité autant de victoires de la société capitalisée dans sa capacité à constamment séparer les individus pour ensuite mieux les agréger dans sa société sans communauté humaine. Et il ne sert à rien d’opposer à ce procès de totalisation sans totalité [11], des identités collectives immédiates, des « tribus », des « nous », qui seraient une réponse politique libertaire à l’éclatement du sujet, car si politique il doit y avoir, elle doit au contraire posséder une fonction structurante, en dehors de toute problématique avant-gardiste ou partitiste et elle doit faire surgir la dimension de la totalité en favorisant toute intensification concrète de la tension des individus vers la communauté humaine.
Retrouver une dimension politique dont le politiquement correct est la caricature
Personne à présent ne règne plus sur personne,
et tous tremblent devant le Pouvoir.
Horkheimer
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[1] Cf. F. Guattari : La révolution moléculaire, Bourgois. Ce que reconnaît d’ailleurs Deleuze dans Pourparlers, Minuit. quand il met en avant la supériorité de la géographie et de la dimension spatiale par rapport à la dimension historique.
[2] On retrouve cette hantise de la gratuité dans les polémiques modernes autour de la conception artificielle ou assistée. Ainsi, Robert et Elisabeth Badinter, dans Le quotidien de Paris du 17/01/1985 se prononcent clairement pour un « contrat de location » de l’utérus des mères porteuses. S’il y a don du sperme et donc gratuité côté masculin, il ne peut en être de même côté féminin car « le travail de l’utérus » serait un vrai travail, long et difficile. Sa gratuité renverrait alors à la même dévalorisation qui touche le travail domestique parce qu’il est non rétribué. De toute façon pour ces forcenés de la néo-modernité, il n’y a jamais aucun problème et le recours aux mères porteuses s’apparente « à une simple adoption par anticipation » (revue Le Débat n°36. P. 10).
[3] L. Vandelac : « L’économie domestique à la sauce marchande », p. 255 de l’ouvrage collectif : Du travail et de l’amour. St Martin. Montréal.
Cela mérite la réplique de Marguerite Yourcenar, qui, dans Les yeux ouverts dit à peu près : « Penser contre les hommes, c’est penser comme les hommes ».
[4] Maternité esclave, ouvrage collectif. UGE. 1975 (p. 312) .
[5] Dominique Fauquet : « Pouvoir, désir, individu », p.77 d’un article de la Revue d’en face 1981 et qui a été repris dans le livre collectif déjà cité : Au-delà du personnel.
[6] Et l’école devient l’école du traitement au cas par cas comme nous le disons dans un article du n°12 de Temps Critiques (automne 2OO0) à propos des dernières grèves dans l’Éducation Nationale.
[7] Françoise Héritier : L’Africaine, sexes et signes. Cahiers du GRIF n°29, p. 10.
[8] N’étant spécialiste de rien et surtout pas anthropologue ou psychanalyste, je ne m’avance pas davantage et ne peut que renvoyer à certains travaux comme ceux de Margaret Mead : L’un et l’autre sexe, pp. 13-14, Denoël-Gonthier. 1975 et de Françoise Héritier.
[9] Dominique Fauquet : Vingt ans après, comme toujours, ou Tant qu’il y aura des hommes et des femmes, introduction à la réedition de Scum de Valérie Solanas dans le n° 3 de la revue L’Unique et son ombre.
[10] Nous ne nions pas l’existence historique du patriarcat, mais outre le fait qu’il n’existe plus en tant que système, il est tout à fait différent de parler d’une part de rapports sociaux de sexes et d’autre part de rapports sociaux en général qui incluent, entre autres, des discriminations et inégalités entre les sexes. En outre, comme Françoise Maruani l’a montré récemment, cette phobie de l’autre sexe considéré comme le dominant occulte en grande partie les inégalités qui ne cessent de se creuser à l’intérieur du groupe des individus de même sexe, y compris donc entre femmes.
[11] Freitag, op. cit., p. 340.
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(9)
La confusion entre norme sociale et système de domination
Le juridisme extrême qui sévit actuellement aux États-Unis, mais qui est censé nous montrer la voie, est en rapport avec la crise des rôles traditionnels et aussi la crise de la Loi au sens d’expression à un certain moment donné, dans un environnement donné, de règles communes, de principes, d’action. C’est parce qu’il n’y a plus de Loi reconnue que les lois et les droits prolifèrent.
Si on prend un exemple qui obsède particulièrement les États-Unis, si ce n’est les américains, la loi sur le harcèlement sexuel n’a en fait rien à voir avec l’idée d’une protection particulière supplémentaire en faveur de la femme par rapport à des abus ou discriminations d’ordre sexuel. C’est l’édiction d’une règle qui doit mettre fin à des rapports spontanés [1] forcément inégaux, afin de les organiser selon la loi économique et juridique de la propriété privée, ici sur nos propres corps. Un contrat doit être établi avant tout échange.
Les individus sont alors liés pieds et poings à l’autorité et en dernier ressort, à l’État. Là encore certaines féministes en sont bien conscientes comme Louise Turcotte de la revue québécois Amazone d’hier, Lesbiennes d’aujourd’hui qui termine un article par ces remarques critiques sur le mouvement Queer et la montée des revendications pour les droits des homosexuels : « Revendiquer les mêmes droits sociaux que les hétérosexuels contribue à consolider un système qui maintient les rapports de sexe. C’est ainsi que la reconnaissance des conjoints de même sexe n’est l’écho d’aucun changement social véritable. Cette lutte de type réformiste rejoint les revendications historiques de nombre de gais pour qui l’homosexualité est une orientation sexuelle aussi normale que l’hétérosexualité. Parce qu’elle questionne l’hétérosexualité non pas en tant que système social mais bien comme norme sociale, cette revendication s’appuie tout au plus sur l’idée d’une différence de genre, voire d’une différence d’identité sexuelle. Or l’identité sexuelle est l’un des trompe-l’œil les plus efficaces pour masquer la matérialité des rapports sociaux. L’identité rassure non seulement chaque individu, mais aussi la société toute entière qui semble affichée une supposée diversité. En somme le repli sur l’individualité identitaire est l’une des stratégies les plus efficaces pour nous empêcher de penser à des transformations sociales à long terme » [2]. La critique est juste mais le fondement de l’analyse à partir duquel se fait la critique est infirmé justement par les transformations des rapports sociaux. L’hétéro-sexualité n’a jamais été un système social, mais un pilier d’un certain ordre social. Or elle n’est effectivement plus aujourd’hui qu’une norme, ce qui légitime l’activité de tous les groupes de pression intéressés au changement de la norme ou du moins à la diversité des normes. Ce sera la lutte pour les droits !
C’est tout le paradoxe d’une idéologie des droits alors que l’homme est en « trop » et que nous sommes concrètement dans la fin de l’humanisme réel. Dans le droit des personnes c’est alors bien souvent la liberté des particularités qui se mobilise contre la liberté d’ensemble, mais cela doit se faire par un glissement de la critique de la domination en tant que système de domination (ce n’est jamais le capital qui est critiqué) à une critique des individus dominants. La détermination de ces individus dominants va s’effectuer par une sorte de biologisme socioculturel dans lequel l’être social devient destin et source de culpabilisation ou, à l’inverse, source d’élection en fonction d’une position déterminée à l’avance. L’individu dominant est un salaud congénital dont il faut traquer les manifestations maladives forcément récurrentes. Le mieux qu’il puisse faire c’est de le reconnaître et de se surveiller lui-même pour éviter toute remontée à la surface de sexisme, d’homophobie, de racisme, d’européocentrisme etc. Le maître-mot de cette opération semble être celui de « reddition de compte » [3] terme d’origine chrétienne qui fait référence aux confessions publiques, mais qui sent aussi son stalino-maoïsme avec la pratique infamante des auto-critiques. Il s’agira de faire un travail personnel, un travail sur soi afin de se vider de toutes ses possibilités de domination. Et nul(le) n’est à l’abri ainsi que le proclame une « lesbienne métisse féministe » en direction des « lesbiennes blanches féministes » forcément racistes [4].
Comme le dit Alain Brossat [5], il n’y a pas besoin d’avoir lu Nietzsche pour comprendre qu’un monde peuplé de victimes et de coupables, c’est-à-dire d’hommes du ressentiment, rend indistinct tout front de lutte et empêche toute dimension politique autre que ce pauvre politiquement correct qui représente un retour à une conception bourgeoise de la liberté comme ensemble de propriétés à défendre vis-à-vis des autres et même contre les autres. La liberté comme limite. C’est pour cela que ces tendances qui se présentent souvent comme des expressions d’un hédonisme moderne comprennent aussi en leur sein, comme un double, une dimension « curé » qui fait que tout devient très vite sexiste, pornographique [6], raciste. Les États-Unis sont bien sûr le pays qui peut le mieux accueillir et développer ces tendances, pays qui mêle à un degré inimaginable pudibonderie et extrême licence. Les campus, autrefois haut lieu de Faites l’amour et pas la guerre sont devenus des lieux de délation avec des « murs de la honte » où sont affichés les noms des contrevenants à ce nouvel ordre moral et politique. Les enseignants, particulièrement visés, y sont contraints de recevoir les étudiants porte ouverte ! Hédonisme et rigorisme sont ici indissociables. L’hédonisme constitue le pôle libération à travers l’exercice de l’egogestion de la vie quotidienne, le rigorisme constitue le pôle militant (au sens maoïste du terme, mais sens tout à fait approprié quand on voit les convergences idéologiques et pratiques importantes que ce « mouvement » entretient avec la Révolution culturelle chinoise).
Dans le cadre hédoniste de l’individualisation, cela conduit à désirer la liberté sans ses conséquences, la liberté des ego et non celle des égaux, la liberté des particularités contre la liberté vers et dans la communauté avec toutes les tensions que ça présuppose et que ça supposera toujours [7].
Vers la communauté des égaux plutôt que vers des contrats entre ego !
A cela nous n’opposons pas un universel abstrait, celui traditionnel des Lumières ou sa version modernisée des Droits de l’Homme, mais quelque chose de plus concret qui est le résultat de l’activité des hommes. Cette activité n’est d’ailleurs pas une activité qui proviendrait d’une quelconque essence, définitoire de l’être humain ou de sa nature de classe, d’un être social conçu comme destin à réaliser ; elle part de nos déterminations, encore riches de références communautaires [8] pour trouver des normes communes, et non des droits particuliers, que les individus ont perdu dans des choix toujours plus empiriques et contingents. Il ne s’agit d’ailleurs pas de retrouver les anciennes normes et coutumes d’un état antérieur de l’individualisation et du rapport individu-communauté, mais de construire un nouveau monde commun qui au-delà de ses quelques règles laisse s’exprimer et se développer les singularités et des vies privées qui ne seraient plus « privées de tout » comme on pouvait le dire dans les années 60-70 au cours du mouvement de critique de la vie quotidienne, sans pour cela s’abandonner à un État qui de toute façon doit disparaître en tant que structure assurant le maintien du système central de domination.
Il ne s’agit pas non plus de créer un individu immédiatement social (un des projets de Marx) et de tendre vers la suppression de toutes les séparations (programme situationniste), car c’est ne pas tenir compte de l’état actuel de la tension individu-communauté, c’est ne pas tenir compte non plus, de notre « nature », c’est-à-dire d’une finitude humaine loin des fantasmes de toute puissance où se rejoignent, sur ce point, gauchistes et scientistes de tous acabits.
Même si des individus ont déjà posé cette exigence en liaison avec l’expérience révolutionnaire [9]
et non en vertu d’une simple morale du bien commun qui revient en force aujourd’hui via Kant ou les philosophes anglo-saxons, ce n’est que maintenant qu’un bilan peut véritablement être tiré des défaites historiques des tentatives révolutionnaires ainsi que des limites théoriques et politiques du marxisme et de l’anarchisme.
On est sorti du millénarisme prolétarien et du « Sens de l’Histoire », mais cela ne signifie pas que l’on soit sorti de l’histoire et des luttes pour la communauté humaine
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[1] Le Canard enchaîné du 28/10/93 cite un extrait du règlement de l’Antioch College (Ohio) :
« Vous devez obtenir le consentement à chaque étape du processus. Si vous voulez lui enlever son corsage, vous devez lui demander, si vous voulez lui toucher les seins, vous devez lui demander »
et la NOW, principale organisation féministe américaine aurait voulu que ce règlement codifie tous les rapports de sexe aux États-Unis.
[2] Cité dans la revue La Griffe n°12, page 23.
[3] Cf. Vidal, op. cit. pp. 123-124 : « Vu mon expérience, il me semble de plus en plus nécessaire que les groupes hommes agissent sous tutelle de (groupes) féministes et qu’ils adoptent une politique de reddition de compte vis-à-vis de celles-ci ».
[4] Cf. Magali Cecchet : « Le racisme : c’est toujours celui des autres », pp. 9 à 11 du recueil Racisme, sexisme, homophobie réalisé par Madivine. Dans le même recueil on peut trouver d’autres perles comme les « Conseils pour la féministe (lesbienne) blanche la première fois qu’elle rencontre une femme noire/juive/immigrée/réfugiée/du Tiers-monde ». p. 13.
[5] Le corps de l’ennemi, La Fabrique.
[6] Cf. l’hystérie déclenchée par le film Romance de Catherine Breillat.
[7] La loi sur le harcèlement sexuel encore une fois et le projet de loi contre l’homophobie nous fournissent deux exemples de cette conception pauvre de la liberté. Cette conception de la liberté est aussi le signe d’un mépris non appréhendé comme tel, vis-à-vis des dominés dont pourtant bien souvent la voix bâillonnée prend le chemin de l’autodérision, de la réflexivité dans l’humour. Avec ces gens là l’humour juif devient révisionniste !
[8] Qu’il ne faut pas confondre avec des communautés de référence qui sont, elles, source d’identification régressive. Sur ce thème, cf. notre article : « Sur le rapport individu-communauté, le temps des confusions » dans le n° 9 de la revue Temps Critiques.
[9] Par exemple Raoul Brémont à la fin des années 30 dans La Communauté, réédition aux éd.itions de l’oubli et surtout André Prudhommeaux dans L’effort libertaire, Spartacus, qui écrivait en 1947 :
« Ne serait-il pas nécessaire, dès aujourd’hui, de se mettre d’accord sur les fondements éthiques de la sociabilité et de la société libertaire et de formuler les normes essentielles du droit coutumier qui servira de base aux rapports humains, lorsque cette loi vivante sera substituée au mécanisme arbitraire et fondamentalement vicié des lois statiques de l’oppression et du privilège ? Ne conviendrait-il pas enfin, de préciser par écrit, au terme d’une vaste enquête, les principes de cette législation d’autogouvernement, de ce code d’honneur et d’équité, de cette justice qui n’a point de sanction pénale dans la vindicte de l’État, mais dans la seule conscience, et que nous comptons proposer aux hommes ? ».
à 22:46