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Les naufragés du Gourbi
Lu sur Le Gri-Gri : "Amir était une force de la nature. La vie de bidonville l’a usé : chevilles enflées, phlébite, etc. Ils sont des dizaines, comme lui, aux abords de l’Étang de Berre, travailleurs sans statut, logés dans des conditions sanitaires inacceptables …
Notre envoyée spéciale est allée à la rencontre de ces ouvriers agricoles, maghrébins pour la plupart, qu’on voudrait, en plus, faire passer pour des délinquants.

Sur les berges de l’Etang-de-Berre, des immigrés se cachent pour survivre. À un jet de pierre de Vitrolles, au cœur d’une plaine maraîchère, une soixantaine de Maghrébins, tous ouvriers agricoles, squattent depuis une vingtaine d’années un terrain privé aux allures de cloaque. Une existence invisible, planquée derrière des rangées de serres de tomates, d’aubergines et autres fruits de saison. Les plus chanceux campent dans des caravanes à bout de souffle. Les autres bivouaquent sous des bâches en plastique fixées à l’aide de matériaux abandonnés dans les champs voisins : arceaux de serre rouillés, tiges de bambou, cagettes et palettes de bois. Ici, ce qui ne sert même plus à cultiver les laitues abrite des hommes.
Calfeutrés de paille l’hiver, ces assemblages chaotiques ont valu à ce "bidon-champs" le nom de Gourbi (cabane miséreuse en arabe). "On vit dans la merde, s’emporte Mourad, la trentaine, réfugié économique, parti d’Algérie il y a un an. Sans chauffage, ni électricité, en hiver, on gèle et quand il pleut, l’eau rentre à l’intérieur." Cet été, des militants bénévoles ont installé des sanitaires rudimentaires : WC et cabane de douche. La Ligue des droits de l’homme a aussi financé l’enlèvement des ordures après des années d’immondices entassées au cœur même du campement. De maigres progrès qui ne suffisent pas à enrayer l’insalubrité. Dès qu’ils trouvent une solution de repli, un cousin qui les héberge, un agriculteur qui leur fournit le gîte, les naufragés du Gourbi déguerpissent au plus vite. "Même au sein de la communauté immigrée, ceux qui vivent ici sont mal considérés.", précise Jean-Yves Constantin, de l’Association de solidarité aux travailleurs immigrés de Berre (Astib).
Arrivé en France en 1973, Amir habite une caravane du Gourbi depuis six ans. Avant d’échouer là, ce Tunisien logeait chez son patron jusqu’au jour où l’exploitation a déposé le bilan. Il s’est alors retrouvé à la rue. Amir est une force de la nature : le cuir tanné, la charpente massive et les mains en battoirs forgées par le labeur de la terre. La vie de bidonville l’a transformé en colosse aux pieds d’argile. Ses chevilles n’en finissent plus d’enfler. La phlébite le menace. Tous les quinze jours, à chaque visite de Médecins du monde, la prescription médicale est immuable : interdiction de travailler. Mais sans couverture maladie, impossible de souffler. "Il ne s’arrêtera pas, déplore Jean-Yves Constantin, car il y va de son honneur d’envoyer de l’argent à sa famille." Au pays, sept bouches se nourrissent grâce aux précieux euros expédiés par ce "père-portefeuille".
Alors depuis six ans, Amir enchaîne les petits contrats. Fataliste, il raconte : "Tu trouves du boulot pour un jour, une semaine, un mois si tu as de la chance. Puis, tu en cherches un autre. T’arrêtes pas de tourner et d’attendre". Parfois des mois. Certains patrons poussent le vice jusqu’à débarquer au Gourbi la veille au soir pour y faire leur marché de gros bras. Le lendemain, à l’aube, les heureux veinards sont sur le pied de guerre. Pour combien d’heures ? Deux, six, ou douze. Ce n’est qu’une fois que le boss a sonné la retraite qu’ils peuvent faire le décompte. Et pas question de moufter. "C’est comme dans l’armée, compare Jean-Yves Constantin. Pour les chefs, poser des questions, c’est commencer à désobéir, c’est mal vu."
    

À chaque fin de journée, ces serfs modernes n’ont plus qu’à serrer les dents, hantés par la crainte d’un lendemain chômé et sans le moindre contrat à durée indéterminée à l’horizon, sésame indispensable pour obtenir un logement. Sur les 22 000 salariés agricoles du département, dont les trois-quarts seraient immigrés, seuls 4 000 bénéficient d’un poste fixe. C’est sans compter le travail au noir qui fait tourner le gros des exploitations locales.
La vie en taudis, les abus des patrons-négriers, à entendre les occupants du Gourbi, tout ceci passerait encore. "Mais ce que l’on supporte pas c’est qu’on nous prenne pour des délinquants", s’énerve Mounir. Ce jeune Tunisien évoque ainsi la traque engagée par les gendarmes depuis deux ans. "On aura tout eu : les avions pour nous photographier, les motos, les voitures. Ils ne manquent plus que les chiens". Car après des années d’inertie, les autorités locales ont décidé de résoudre le problème de ce bidonville et elles ont opté pour la méthode la plus expéditive : l’expulsion. "Ils réagissent ainsi depuis que nous, associations, avons commencé à nous occuper du Gourbi, témoigne Claude Pineau de la Ligue des droits de l’Homme. Cela devenait mauvais pour leur image de marque". Embusqués à la sortie du terrain, les pandores guettent les ouvriers dans l’espoir d’épingler salariés au noir et sans papiers. Lesquels, pour leur échapper, quittent leur couche à 3 heures du matin pour finir leur nuit dans les serres. Là, au moins, les képis n’iront pas les débusquer, de peur de déranger le commerce de braves exploitants. Une partie de cache-cache qui dure depuis des mois. Pour enrober cet excès de répression, la sous-préfecture négocie en parallèle un éventuel relogement avec les associations. Sans succès.
En juin, pour passer à la vitesse supérieure, les services préfectoraux se sont donc invités chez le propriétaire de la parcelle occupée. À la fin de la rencontre, surprise, cet octogénaire, agriculteur à la retraite, décide de porter plainte contre les squatters. Pourquoi ce revirement après des années d’hospitalité ? "Il veut revendre son bien", rétorque Bernard Fraudin, sous-préfet d’Istres. Une version peu crédible pour les associations. "C’est un brave gars, un immigré italien, décrit Claude Pineau. C’est par solidarité envers ces compagnons d’immigration qu’ils les a accueillis. Il a juste cédé aux menaces de représailles judiciaires." Résultat, le 15 novembre, trois habitants du Gourbi, alpagués arbitrairement lors de la visite d’un huissier, se sont retrouvés devant le tribunal. Si la Justice ordonne l’expulsion, tout sera rasé. Peu disposés à rentrer au pays, les délogés s’éparpilleront alors dans la nature en quête d’un coin de champs où poser leur balluchon. Ainsi, ils redeviendront invisibles. Et pour les autorités, tout sera rentré dans l’ordre.

Linda Bendali 
Ecrit par libertad, à 22:00 dans la rubrique "Actualité".



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