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Lu sur le plan B : "La scène se passe dans les locaux de Sud-Rail à Lille, trois jours après le début de la grève des cheminots. Le mouvement n’en est qu’à ses débuts et déjà la mitraille médiatique tombe à verse. En première ligne, face au peloton d’exécution des éditorialistes, les membres de Sud-Rail entendent siffler les balles : « jusqu’au-boutistes » adeptes de « la gréviculture syndicale », fanatiques des « conformismes et de l’inertie », « réactionnaires accrochés à des privilèges qui pénalisent les générations futures », « minoritaires attachés à la culture de l’affrontement » qui abusent du « pouvoir systématique de dire non », sadiques jouissant de « la galère des usagers », auxquels ils imposent « la dictature des égoïsmes catégoriels »… Autour d’un café, une dizaine de ces terreurs souhaitent la bienvenue au Plan B : des « roulants », des agents d’accompagnement, une vendeuse et même un récent retraité. L’extrémisme se prêtant à toutes les fourberies, l’un d’eux revendique son appartenance au… Modem, de François Bayrou.
Certes, la presse leur tombe des mains, comme l’explique Philippe, l’un des leaders du mouvement à Lille : « Il y a encore quelque temps, j’arrivais à mettre Libé ou Le Monde d’un côté, Le Figaro de l’autre. Aujourd’hui, je n’arrive plus à les distinguer. C’est vite fait pour moi : un peu Politis, Le Canard enchaîné, Le Monde diplo… Charlie, de moins en moins. Depuis que Philippe Val pète les plombs, c’est fini. Et bien sûr Le Plan B. » La question qu’il se pose est celle du « rapport à la presse. Est-ce qu’on peut se passer d’elle ? Si oui, on fait quoi ? Si non, on fait comment ? On en discute souvent. Parce que quand on arrive à dire ce qu’on veut, ça passe pas. Ou alors on fait la langue de bois. On sait pas comment aborder cette affaire-là. »
Devant la tendresse parfois excessive qui ruisselle des journaux télévisés et des tribunes de presse, ces militants restent étonnamment placides. Au troisième jour de la grève, ils se montrent encore partagés sur la question de savoir si l’AG lilloise doit ou non être interdite aux journalistes (ils le seront beaucoup moins quelques jours plus tard). Leur préoccupation est ailleurs : dans leur propre « médiatisation » auprès des salariés. « On a un avantage en tant que syndicaliste, explique Thierry, c’est qu’on est dans une relation directe. Notre interlocuteur, on l’a en face de nous, on se connaît et il y a un climat de confiance. On est dans un média individuel. Nous, on a fait un travail de fond durant des semaines sur les régimes de retraite. Et là on s’est rendu compte à quel point les gens étaient peu informés sur leur situation. »
Aux journalistes pour lesquels la réalité sociale est un territoire vierge, ils opposent leur connaissance : « Notre discours sur le maintien de notre retraite, on l’a élaboré, on l’a construit, on l’a analysé. Quand on dit 37,5 ans pour tous, on est capables de le chiffrer, de l’expliquer », souligne Philippe. Cette pédagogie de terrain contribue mieux qu’un zapping à propager la grève. « Mon discours est-il crédible ou non ? Est-ce que j’amène quelque chose ou pas ? Les cheminots aujourd’hui savent grâce aux syndicats pourquoi ils sont en grève. »
« Rien que du vide »
Les journalistes, englués pour beaucoup dans le culte de leur carrière individuelle, restent ahuris devant cette force collective. Les derniers coups de charrue dans le secteur de la presse (licenciements à Libération, rachat des Échos par Bernard Arnault, vente de La Tribune, nomination par Sarkozy du nouveau directeur du Figaro) ont montré leur incapacité à se défendre efficacement. La hargne qu’ils défoulent sur les grévistes de la SNCF traduit aussi une profonde rancoeur. « Dans les médias, dit Thierry, je n’ai rien lu ni entendu sur les retraites qui fasse comprendre de quoi il est question. Le problème, c’est qu’ils sont incapables de parler d’autre chose que de la galère des usagers, la gêne, le fric perdu, la prise d’otages. »
Pour ces militants rodés à l’analyse minutieuse des « réformes », les simplifications débitées sur les ondes témoignent d’une paresse autant que d’un choix idéologique : « En face, ils sont dans une espèce de cliché : la population vieillit, il va falloir travailler plus. C’est réducteur mais c’est facile à faire passer », observe Philippe. Monté sur rouleau compresseur, ce babil infantilisant n’est pas sans effet sur les grévistes : « Les fausses évidences, les prises d’otages, tout ça, ça finit par user le moral des gars. Le risque, c’est qu’un à deux mois de travail de terrain sur le fond soient détruits par ce genre de message. » Tandis que Le Monde pleurniche sur la « diabolisation » dont la presse serait victime de la part des grévistes (17.11.07), ces derniers ripostent en haussant les épaules. « Forcément, lâche Jacques, on va toujours se trouver en opposition à ce que la presse ressort. On n’est pas sur le même temps de travail. Sur TF1 ou sur les autres, la grève des cheminots sera bientôt terminée et on passera à autre chose, Noël, la météo des neiges, des trucs comme ça. Nous, on ne s’arrêtera pas pour autant. Mais en attendant, aujourd’hui, il n’y a pas de réflexion dans les médias. Rien que du vide. » Le vide, c’est peut-être encore ce qu’ils produisent de mieux. Dès le lendemain de la suspension du mouvement, Le Parisien-Aujourd’hui (24.11.07) recadrait l’actualité en titrant à la « une » : « Et si on pensait à Noël ? » Avec, comme épitaphe de la grève, cette information mûrement vérifiée et recoupée : « Après des semaines de tensions sociales, les Français vont pouvoir se plonger dans les préparatifs de Noël. »