J'ai voulu voir par moi-même le meeting des ouvriers socialistes, convoqué pour protester contre les appréciations sévères, mais justes pourtant, de la presse madrilène, et contre les récits des correspondants qui ont fait le jour sur les relations incontestables qui existent entre l'agitation agraire de la Main Noire et l'Internationale organisée dans les villes. Il est établi par l'instruction judiciaire que la Main Noire et ses assassins ont reçu de l'Internationale et des socialistes des villes tout l'attirail de leurs statuts, de leurs publications et de leur propagande; les doctrines que la cruelle société secrète inculquait aux paysans ignorants, fanatiques, affamés par deux saisons de disette, sont exactement celles que proclamaient les congrès ouvriers de Barcelone, de Séville et de Madrid.
Il n'y a entre les deux courants qu'une différence. Les socialistes et l'Internationale, dans les villes, se préparent et s'organisent pour la révolution sociale, tandis que les paysans andalous précipitent à leur manière et par le crime la crise sociale. Le but est au fond le même; seulement la jacquerie rurale a cru que tous les moyens étalent bons et c'est ce que la presse espagnole et ses correspondants ont signalé avec une énergie qui leur fait honneur et qui leur a valu les manifestations du meeting de dimanche. Dans un petit théâtre des faubourgs du Nord, au milieu de quartiers populaires dont les habitants ont montré la plus profonde indifférence, sans la moindre ingérence de l'autorité, bien que le commissaire de police fût présent, j'ai trouvé réunis une centaine d'hommes bien mis et ayant l'air plutôt de « bourgeois maudits » que de contremaîtres, membres de la « Fédération des ouvriers et travailleurs de la région espagnole ». Le président, s'acquittant de ses fonctions avec tact et modération, essaya même d'arrêter quelques-uns des beaux parleurs qui dénonçaient la presse et ses révélations. Il paraît qu'il en cuit beaucoup aux fédérés d'être confondus « avec la Société mal nommée de la Main Noire », et ils ont adopté à la presque unanimité un ordre du jour ainsi conçu:
« En vertu d'une décision de l'assemblée publique des travailleurs identifiés avec les idées et les principes que soutient la fédération régionale espagnole, nous recommandons la manifestation suivante à l'attention de la presse. L'assemblée publique de travailleurs réunie dans le théâtre del Recrio, le dimanche 11 courant, se conformant aux principes de la fédération régionale espagnole de travailleurs, proteste contre la conduite d'une partie de la presse espagnole, qui, avec une légèreté blâmable, a confondu des actes qu'on ne peut qualifier, puisqu'en ce moment la justice en connaît, et dont les travailleurs ici représentés n'acceptent pas la responsabilité avec les moyens que la loi leur accorde pour- travailler à leur complète émancipation économique et sociale. » Les anarchistes, sans doute, eussent préféré qu'on gardât le silence jusqu'au jour où les tribunaux seront appelés à se prononcer sur les crimes de Xérès mais la presse espagnole, se faisant l'écho de l'opinion indignée, a livré à la publicité et à la vindicte publique le rôle que le socialisme et l'Internationale ont joué dans l'organisation primitive de l'agitation agraire, agitation qui a dégénéré assez vite en crimes de droit commun, dans le pays classique du brigandage et grâce au paupérisme rural aggravé par la disette.
Maintenant il est facile d'étudier sur le vif l'organisation de cette fédération dont il est tant question, et qui se vante d'avoir enrôlé plus de soixante mille travailleurs. Ses membres affirment très nettement que la loi autorise l'existence des sociétés anarchiques, et la Iberia, le plus autorisé des Journaux ministériels, leur donne raison dans les termes suivants « Aujourd'hui l'Internationale est une association licite aux termes de la loi elle a ses règlements approuvés par les autorités, et elle vit publiquement sous la protection de la Constitution, quoique ses doctrines procèdent d'utopies irréalisables. » Le langage de la Iberia permet de croire a posteriori que toutes les sociétés socialistes et anarchiques sont parfaitement égales devant la loi, et on se demanderait, si on n'était pas en Espagne, pourquoi la gendarmerie près de Xérès et de Cadix traque et surprend les réunions et les conciliabules de tant de socialistes qui, la plupart du temps, n'ont de commun avec la Main Noire que « les doctrines et le but », sans recourir aux mêmes moyens criminels. Le gouvernement, interprète de la législation existante, s'est donc croisé les bras en face des progrès-du- socialisme -dont cette fédération est le type le plus achevé elle possède, en effet, une organisation, des statuts, des assemblées représentatives, un corps de doctrines, une caisse de secours, des cotisations, des relations suivies et constantes entre les fédérations provinciales et la commission fédérale et entre cette junte suprême et leurs coreligionnaires étrangers.
La fédération est née en Catalogne, où sont les principaux foyers de l'Internationale et du socialisme, dans les grands centres manufacturiers, qui sont également dévoués aux idées républicaines et fédérales. De là elle s'étendit à Valence,- où elle a enrôlé trois mille affiliés, dans les provinces andalouses où elle en compte quarante mille et un peu au nord et au centre du royaume, où elle a établi ses fédérations locales, ses sections, pour grouper une vingtaine de milliers de socialistes anarchiques.
La fédération explique ainsi son but: « Soixante mille travailleurs fédérés ont établi une organisation purement économique, distincte et hostile à tous les partis politiques bourgeois et ouvriers, afin d'obtenir que les Etats politiques et juridiques actuellement existants soient réduits aux fonctions purement *économiques et que l'on établisse à leur lieu et place une fédération de libres associations de producteurs. » Dès que le second congrès de cette fédération se fut réuni à Séville en septembre 1882, il reçut de plus de deux cents localités des télégrammes de félicitations et d'adhésion, parmi lesquels nous relevons celui-ci :
«La fédération de Arahal félicite le congrès et les fédérés du monde entier. Levons bien haut le drapeau rouge arboré par l'esclave blanc du dix-neuvième siècle, et il nous sera bien facile d'arriver à bref délai au triomphe de l'anarchie et du collectivisme. » Puis, c'est le conseil de la région de Tarrasa (Catalogne), qui demande « que l'on fasse cesser à jamais l'humiliant joug des bourgeois au cri de Vive la Révolution sociale ». Enfin, la commission de l'Andalousie de l'Est au nom de 19.000 fédérés félicite le congrès pour avoir mené à bon port « l'acte le plus important que puisse saluer le descendant du paria antique, le prolétaire moderne ». Cette formidable Société dit bien haut que ses statuts et sa propagande sont basés sur ceux de l'Internationale et sont connus des autorités civiles.
Dans les résolutions prises au congrès de Séville, on trouve des données intéressantes sur la campagne entreprise par le socialisme anarchique. On recommande aux fédérations locales d'établir des écoles laïques et socialistes pour l'instruction des travailleurs. Les grèves Isolées sont condamnées au profit des grèves solidaires les unes des autres. On conseille une sérieuse campagne en faveur de la journée de travail fixée au maximum de huit heures. On reconnaît que la femme peut exercer les mêmes droits et remplir les mêmes devoirs que l'homme. On préconise le mandat impératif pour les délégués que les métiers et travailleurs envoient à la fédération locale, pour ceux de la fédération locale au conseil régional, et même pour les délégués de cette dernière à la fameuse commission fédérale, pouvoir exécutif de la fédération des travailleurs.
La fédération locale est, au contraire, l'unité de propagande et d'organisation avec ses trois commissions d'administration locale, d'organisation et de propagande. Le but de la fédération locale est de réaliser l'émancipation économique et sociale des travailleurs, et on entend par là d'abord la délivrance de toute tyrannie aussi bien sociale qu'économique.
Ensuite, on veut faire en sorte « que le capital, les matières premières et les instruments de travail deviennent la propriété des travailleurs organisés en associations libres, afin de se délivrer de l'esclavage du salaire. Pour atteindre ces différents buts, la fédération pratique la solidarité dans la coopération et dans la résistance ».
Cette association recueille des fonds au moyen de cotisations mensuelles de 10 centimes par membre et elle tient des assemblées régionales trimestrielles pour la reddition des comptes et la lecture des rapports de propagande.. Dans l'année qui s'est terminée à la fin de septembre 1882, la commission dite fédérale avait recueilli 16,481 francs. Les sections avalent dépensé 250,000 francs dans la même année et elles espèrent dans l'exercice actuel recevoir des cotisations dont le total s'élèvera à 600,000 francs.
La fédération des travailleurs est sans- contredit une des plus importantes et la plus active de toutes les sociétés socialistes; mais, de l'aveu de ses affiliés, il y a beaucoup d'autres associations légalement constituées qui poursuivent les mêmes fins, la Révolution sociale et économique, sous leur titre officiel de sociétés ouvrières ou coopératives, particulièrement en Catalogne et dans les grandes villes du Midi et du littoral méditerranéen. On nous assure qu'à Barcelone ces sociétés dites ouvrières comptent plus de quatre-vingt mille travailleurs; à Tarragone, à Reus, à Girone, à Lérida, des milliers; à Madrid, plus de trente mille; dans les différents corps de métiers, et dans plusieurs cités connues pour leur idées fédérales et républicaines comme Saragosse, Valladolld, Soria, Badajoz, la tendance socialiste se fait jour sous des formes différentes.
Les autorités judiciaires, dans leurs récentes investigations un peu draconiennes en, Andalousie, ont pu découvrir que les sociétés secrètes comme les sociétés constituées au grand jour, sont toutes calquées sur l'Internationale, et qu'elles ne diffèrent entre elles que par le plus ou moins de violence des doctrines prêchées et par leur plus ou moins franche déclaration des moyens à employer pour réaliser leur rêve anarchique. Pour l’immense majorité des ouvriers et des travailleurs affiliés à ces associations, il n'est question de réformer la société actuelle que par les voies légales, le bulletin de vote et le mandat impératif. Malheureusement, si telle est la pensée des masses honnêtes et souvent souffrantes en Espagne, il n'en est pas moins avéré que dans leurs sociétés il y a, absolument comme en Irlande, comme dans le socialisme et dans l'Internationale cosmopolites, un élément intransigeant et irréconciliable qui ne recule pas devant la prédication d'abord et la mise en vigueur prochaine des moyens que la Mano Negra a employés en Andalousie.
C'est à regret que je le constate; mais, dans les feuilles qui prêchent la propagande socialiste et anarchique, on retrouve les mêmes violences de langage, le même appel aux passions populaires et aux luttes de classes sociale, l'éloge systématique de la révolution violente et sanguinaire la même tendance à glorifier le nihilisme et l'agitation agraire. S'il n'en était pas ainsi, pourquoi lancerait-on dans les masses un almanach dont les éphémérides sont les tristes dates de l'histoire révolutionnaire, l'exécution des têtes couronnées, la Commune de Paris, l'exécution de régicides et de fauteurs de désordre même contre des gouvernements libres et républicains ? Je n'en finirais pas s'il fallait citer les chroniques, les bulletins, les pamphlets que le socialisme distribue, et, ma foi, ces pionniers de la propagande sont fort bien imprimés et envoyés par la poste dans les provinces du Midi par des centres de propagande situés à Madrid, à Barcelone, à Séville. Il est à noter que certaines feuilles socialistes et entre toutes la mieux rédigée, la plus savamment violente, la Revista sociale, quoique hebdomadaires, ont un tirage considérable, aussi considérable même que les organes quotidiens de la politique militante à Madrid. On trouve ces journaux dans les mains des socialistes arrêtés en Andalousie, et les documents, les listes, les livres de comptes des sociétés secrètes ont causé une certaine surprise par leur excellente rédaction et leur ordre parfait.
J'ai bien essayé de découvrir l'époque à laquelle le socialisme commença à s'organiser en Espagne, mais les avis sont partagés parce qu’aucun des partis qui se sont succédé au pouvoir et qui ont fermé les yeux sur les causes de la propagation des idées révolutionnaires ne se soucie d'avouer que les premiers symptômes se révélèrent de son temps. Le socialisme se développa avec l'Internationale dans les premières années de la révolution, après 1868, et il encouragea les insurrections cantonales, les troubles agraires qui ensanglantèrent le Midi pendant la République fédérale. Il se tint plus coi durant les premières années de la restauration. Son essor plus rapide date de quatre ans environs et il a su tirer parti de l'état des esprits chez les paysans et les tenanciers du Midi où la propriété est peu divisée, les salaires modiques, les années de disette assez fréquentes et le brigandage chronique; il a également exploité dans les grandes villes l'exclusion des comices de la petite bourgeoisie et des ouvriers par le cens restreint de la restauration. Il chemine dans l'ombre d'une société monarchique et catholique, sans s'identifier à aucune des écoles républicaines et démocratiques, et il forme une milice disciplinée et fanatique qu'il terrorise au besoin comme il l'a fait en Andalousie, sauf à répudier bien haut ce qu'il Impute aux brigands et aux repris de justice, quand les exagérations qu'il a prêchées partout amènent ses affiliés, les enfants perdus de l'anarchie, les invincibles de la Main Noire à avoir maille à partir avec les tribunaux. Y a-t-il là un danger pour les institutions ou la paix publique ? Personne ne le croit en Espagne, car les excès des socialistes agraires de Xérès et d'Arcos ont révolté l'opinion publique et on peut dire que le gouvernement sera soutenu dans toute mesure de répression contre les criminels de droit commun ils sont d'ailleurs trois cents sur peut-être seize cents détenus. La presse sensée à Madrid et les journaux andalous opinent qu'une fois la justice satisfaite il y aura lieu de chercher le moyen d'Intéresser les colons et les paysans à la propriété rurale ou tout au moins de les transformer en métayers, ce qui serait un remède efficace contre le socialisme et le communisme.
Naturellement, les sociétés secrètes et les feuilles anarchistes tonnent contre une pareille innovation et la dénoncent comme un subterfuge « bourgeois » destiné à contrecarrer la révolution sociale. Un des agents les plus actifs de la propagande anarchique qui poussait les hauts cris contre le remède indiqué, était une Louise Michel castillane, grande et belle gaillarde, aux formes superbes aux traits durs et énergiques, qui ne dédaignait pas de mettre au service de sa cause une parole facile et gracieuse on dit même que la fascination qu'elle exerçait sur les « Compagnons a était aussi considérable qu'honnête. Mariée à un anarchiste, selon les rites de la Main Noire, et par-devant une des juntes ou tribunaux secrets, elle avait dédaigné, dit-on, un ancien admirateur et ce faux frère la signala, ainsi que son amant, à la gendarmerie. C'est ainsi que cette prêcheuse de la Main Noire a trouvé un gite dans la prison de Xérès et passera devant les tribunaux qui jugeront les premières affaires de la « Mano Negra » dans les premiers jours d'avril.
Le Temps 24 mars 1883
Illustration : La Mano Negra par Clara E. Lida éditions l'Echappée p. 83
La Revista social :
http://www.ephemanar.net/aout16.html