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De concert avec les ministres de la justice et de l'intérieur, il organisa un système de mesures rapides et simultanées. Il fut convenu qu'on arrêterait toutes les personnes 'soupçonnées d'avoir pris part aux attentats de la région de Xérès, et que l'on agirait en même temps contre l'Internationale ou contre les autres révolutionnaires qui seraient incriminés par les révélations des accusés. Des juges spéciaux, sous la direction du procureur général de Séville, furent commis pour l'instruction.
Le gendarmerie, renforcée; fut appuyée par la présence à Xérès du capitaine-général de Séville, M. Polavieja, homme énergique et sévère, qui a fait ses preuves à Cuba contre les séparatistes créoles et a eu occasion dans des voyages en Europe d'étudier le socialisme étranger. M. Polavieja a déclaré au gouvernement que, d'après lui, il fallait avant tout augmenter la gendarmerie et le nombre des juges; puis, si l'effervescence croissait, proclamer la loi martiale, la loi contre le brigandage avec la juridiction des conseils de guerre. On empêcherait ainsi l'explosion d'une agitation agraire, dont les effets seraient surtout funestes au moment où les récoltes vont sortir de terre.
Les autorités ont agi si rapidement, sous l'inspiration du chef de la gendarmerie, qu'en moins de douze jours on a incarcéré à Xérès 360 accusés et parmi eux les principaux auteurs des crimes qui ont alarmé cette province. Ces détenus sont, sauf quelques criminels plus importants et enfermés à part, logés dans de grandes salles et des cours, où l'on voit, pâle mêle, des adolescents, des vieillards, des paysans bronzes par le soleil, des petits propriétaires, de vieux récidivistes, des contrebandiers à l'aspect farouche. Ils sont presque tous vêtus comme des campagnards et ils n'aiment pas qu'on les confonde avec les criminels ordinaires. Ils reçoivent fréquemment des secours et des lettres de leurs familles, de leurs parents, que les sociétés soutiennent. Sur beaucoup de prisonniers, les gendarmes ont saisi les ordres des juntes ou associations secrètes, les Instructions pour la destruction des vignes ou des troupeaux les lettres comminatoires destinées aux propriétaires et même aux magistrats et aux autorités. Il n'a pas été facile d'arracher des aveux aux chefs supposés des sociétés. Deux seulement, un maître d'école et un ancien contrebandier, ont révélé les noms des auteurs de plusieurs assassinats, mais, comme les autres, lorsqu'ils ont été confrontés avec leurs complices, ils se sont souvent rétractés.
La gendarmerie s'est servie de ces indications pour surprendre à Arcos et dans les environs de Xérès des réunions tenues en plein champ et quelquefois de nuit. Les documents saisis ont décidé le parquet à ordonner des arrestations dans des villes éloignées du théâtre de l'agitation agraire, les arrestations opérées à Malaga, à Grenade, à Jaen, à Cadix seraient, dit-on, dues à la découverte de papiers établissant que l'Internationale avait habilement exploité les dispositions des paysans pour organiser par districts et par fédérations, une formidable ligue agraire, dont le but réel était de préparer un mouvement des populations rurales en fomentant des grèves, en paralysant les travaux des champs au début du printemps, de manière à] aggraver le conflit entre les populations et les propriétaires.
Il sera fort difficile, avec le secret que la loi impose aux magistrats, de connaître dans tous ses détails et avec authenticité l'étendue et l'organisation de ces sociétés secrètes. Des indiscrétions permettent néanmoins d'affirmer que, dans plusieurs provinces, la majorité des travailleurs est plus ou moins sous l'influence des sociétés qui obtiennent des fonds assez considérables grâce aux cotisations de leurs membres, et à la terreur répandue parmi les classes aisées. Cette organisation est toutefois si compliquée et entourée de tant de mystères, que la justice est forcée de cheminer lentement et se trouve exposée à commettre des erreurs en opérant des arrestations en masse de suspects. On a saisi fort peu d'armes, et les lettres, les documents que l'on possède déjà prouvent que les chefs de la conspiration sont pour la plupart des gens illettrés, ne connaissant guère du communisme et des écoles anarchiques que les théories les plus excessives et les plus exagérées.
D'après ce que l'on sait jusqu'à cette heure, leur système consistait à pousser les paysans à se cotiser pour former une association, puis on choisissait les plus violents, les plus intransigeants, et avec ceux-là on constituait une junte exécutive qui prescrivait telle ou telle attitude à prendre vis à vis des propriétaires ou des fermiers, telles ou telles conditions à leur imposer. Cette junte examinait, de loin en loin la conduite des affiliés et prononçait contre les propriétaires ou contre les ennemis du socialisme des sentences et des peines dont l'exécution était confiée à des bandits qui ignoraient en général le nom des chefs et des promoteurs de cette justice populaire.
Par suite des conditions actuelles des provinces andalouses, on arrivait établir un régime de terreur qui a longtemps défié l'action de la gendarmerie et celle des tribunaux. On a lieu de croire que si l'on employait partout la même rigueur qu'à Xérès et à Arcos, on ne tarderait pas à découvrir dans beaucoup d'autres localités le même genre de crimes. Les arrestations de Xérès ont donné l'éveil aux autorités en Estremadure et dans les provinces de Malaga et de Grenade. Là aussi on a sévi contre plusieurs sociétés secrètes et l'on est arrivé à constater la complicité d'un certain nombre de ruraux et de personnes aisées que leur position même eût dû mettre à l'abri des soupçons, et que l'on était plutôt porté â croire hostiles aux anarchistes.
Pour bien connaître l'Impression produite par la prompte et énergique attitude des autorités dans le pays travaillé par le socialisme, il faut laisser la parole aux témoins des événements :
« Les ouvriers et les paysans, disent-ils, ont été surpris, sans être effrayés, par les arrestations, mais ils sont loin de songer à dénoncer leurs complices ou à déserter leurs sociétés secrètes. Au contraire, ils font des manifestations pacifiques assez imposantes sur le passage des longues files de prisonniers qui sont conduits aux maisons de détention, liés par les coudes ou les mains attachées derrière le dos et escortés par la garde civile à pied et à cheval. La foule accompagne ces convois de détenus jusqu'à la prison ou jusqu'aux gares où attendent les trains spéciaux qui doivent les transporter aux maisons d'arrêt de Séville et de Cadix, parce que les prisons locales sont encombrées. Quand les prisonniers sont partis, la multitude stationne aux abords des prisons ou sur les places en donnant, des signes peu équivoques de mécontentement. Le soir venu, on se réunit dans les tavernes et les cafés où l'on se communiqué les nouvelles et' les instructions de la Mano Negra. Cette, association continue à agir dans les campagnes. Elle fait couper les vignes, mutiler les bestiaux, menacer les juges et les propriétaires. Elle ne cesse de pousser les journaliers à imposer leurs conditions aux propriétaires, absolument comme si on n'avait pas déféré aux tribunaux plus de 700 individus des deux sexes. »
( Prison de Cádiz où furent incarcérés les membres de la Mano Negra, La Ilustración Española y Americana, Madrid, abril 1883 (Archivo La Alcarria Obrera)
La plupart de ces arrestations ont été motivées par des dénonciations des accusés et notamment par celle des deux chefs qui étaient les agents les plus connus de la propagande autour de Xérès et d' Arcos. Les juges ont vivement pressé les inculpés pour obtenir des aveux. On a opéré des descentes de justice sur le théâtre de trois assassinats. On a obtenu aussi des détails précis. Les principaux coupables amenés par la garde civile sur le lieu ont été mis en face des crimes commis par ordre de la Mano Negra. Seulement, chose bizarre, jusqu'à cette heure, on a pu s'emparer d'affiliés, d'assassins ayant agi par ordre de la société secrète, d'émissaires de sa propagande, de listes, de documents, mais on en est toujours réduit aux suppositions, aux révélations très imparfaites sur les premiers auteurs et les initiateurs de l'agitation tout ce que l'on sait, c'est que celle-ci a commencé, de l'aveu de tous, par être agraire et économique avant de prendre un caractère anarchique et socialiste.
Somme toute, les juges n'ont de données certaines que sur trois assassinats commis dans !es environs de Xérès et d'Arcos. Les auteurs de ces trois crimes sont presque tous pris et leurs aveux établissent que ces anciens repris de justice, ces contrebandiers en chômage forcé, ces anciens brigands avaient exécuté les arrêts de juntes inconnues de la plupart d'entre eux. Ils s'assemblaient le soir sous les ordres du chef de leur section, et le crime commis souvent avec une cruauté atroce, qu'ils racontent aux juges et aux geôliers sans le moindre repentir, ils reprenaient leurs occupations accoutumées, vivant des subsides de l'association et coudoyant les parents de leurs victimes absolument comme le lendemain d'un incendie, d'un séquestre, d'une vigne saccagée ou d'un vol de bétail dans les plus beaux jours du brigandage.
Les crimes les plus récents qu'on ait découverts remontent à l'an dernier. Il y eut un cas particulièrement affreux. Deux pauvres paysans qui tenaient une auberge sur un grand chemin, se virent un soir assaillis par une bande d'assassins masqués. Ils se défendirent si bien, quand on essaya de les assommer, après avoir accepté le vin qu'ils offrirent en tremblant aux brigands qu'un des meurtriers resta sur le carreau et un autre, grièvement blessé, fut porté à l'hôpital où il fit de très précieuses révélations au capitaine de gendarmes.
Il y a en prison des individus qui disent carrément que les sociétés ne les laisseront pas exécuter. D'autres surprennent les geôliers et les visiteurs par leurs divagations sur le prolétariat, sur la question sociale, et tous prennent volontiers des airs de martyrs.
Les autorités ne cessent de rechercher les relations de cette jacquerie socialiste avec l’Internationale. Celle-ci existe, en effet, également depuis des années à Xérès et dans les grandes cités de l'Andalousie. Les juges montrent une réserve excessive quand on essaie de savoir jusqu'à quel point les paysans ont été travaillés par la célèbre Société. On n'est parvenu à connaître que la saisie d'une correspondance entre quelques-uns des chefs de la Mano Negra et des branches de l'Internationale établies à Séville, à Madrid, à Barcelone, et surtout à Malaga et à Grenade. De là les arrestations qu'on a faites dans ces villes et qui seront, à ce que l'on dit, suivies d'autres mandats que les parquets ont déjà en leurs mains.
Il est à remarquer que les magistrats et la garde civile n'ont rencontré jusqu'ici aucune résistance, ni isolée, ni collective. D'autre part, ils n'ont pas trouvé de trace de mouvement politique, de direction politique dans ces populations. Ceci peut paraître singulier quand on songe qu'elles sont près des quatre grandes villes où les idées républicaines les plus avancées dominent dans les classes ouvrières, dans la bourgeoisie, la Restauration n'ayant rien changé aux préférences des cités de l'Andalousie pour la République fédérale et pour les utopies du cantonalisme. C'est même ce voisinage qui donne de la gravite à la jacquerie rurale, car le suffrage restreint, qui a remplacé le suffrage universel dès les premières années du règne d'Alphonse XII, a remis tout le pouvoir, les assemblées provinciales et municipales la représentation politique, à la bourgeoisie riche et aux notables des provinces du Midi.
Le pouvoir exécutif et ses agents avaient fermé les yeux sur l'Internationale et les Sociétés ouvrières dans les villes, mais ils ne pouvaient rester inactifs devant le rapide développement d'une organisation créée sur les mêmes modèles dans les campagnes. Ce socialisme agraire a pris le nom de « Main Noire », parce que certains groupes de l'association des travailleurs ont adopté pour signe de ralliement, dit-on, une main noire et décharnée, emblème à leur sens de la griffe qui étreint les masses exploitées par le capital.
Cependant, dans bien des documents et des listes que la justice a entre les mains, il est question de Sociétés qui ne relèvent pas de la bande de la Main Noire de Xérès. Il y a des bandes d'ouvriers et de campagnards qui ont des statuts et une organisation assez semblables à celles des Sociétés ouvrières dans d'autres nations européennes.
Les autorités judiciaires et civiles, obéissant aux instructions que leur a données le ministère de l'intérieur, disent qu'elles ne jugent pas nécessaire d'employer aucune mesure extraordinaire, et elles ont l'air de croire que quelques condamnations à la peine capitale et la déportation dans les bagnes sur la côte du Maroc de quelques centaines de meneurs suffiront pour rétablir l'ordre et le calme, si la récolte fait cesser la misère chez les paysans. A côté de cet optimisme, il y a les gens effrayés qui tremblent jour et nuit, qui vont armés jusqu'aux dents pour visiter une ferme, et qui voient l'Internationale partout où quatre maraichers s'assemblent.
A Xérès et à Cadix, surtout dans les classes aisées, on s'est ému de quelques manifestations de vignerons, d'une volée de pierres lancée sur un train, de la saisie de quelques cartouches de dynamite assez grossièrement faites, et de l'envoi assez suivi de lettres comminatoires et de feuilles socialistes que les internationalistes des grandes villes expédient par la poste. Les pessimistes voudraient voir proscrire le moindre affilié aux sociétés secrètes, et les imaginations méridionales, les tempéraments impressionnables, les natures violentes de l'Andalousie ont fait de la Main Noire une espèce de spectre social.
Revenues un peu de la panique du premier moment, les feuilles madrilènes, et surtout les organes de la démocratie, El Impartial, El Globo, El Porvenir, La Tribuna, commencent à dire bien haut qu'il est matériellement impossible de proscrire les nombreuses sociétés et associations qui ont affirmé leur existence en public au congrès de Séville, quand les délégués des travailleurs demandaient, au nom des anarchistes-collectivistes, l'abolition des Etats politiques et juridiques pour réaliser la révolution sociale. La presse réclame le châtiment des coupables; mais elle conseille aux tribunaux et au gouvernement de ne pas trop essayer de rendre solidaires de ces excitations locales les milliers d'ouvriers et de travailleurs affiliés à l'Internationale et aux sociétés socialistes sur tous les points du territoire et qui, loin de songer à troubler l'ordre, désapprouvent les forfaits de la Main Noire.
Le Temps 20 mars 1883
A lire également : La leyenda de la Mano Negra : http://www.portaloaca.com/historia/otroshistoria/94-la-leyenda-de-la-mano-negra.html ( en espagnol )
Illustrations :
- La chaîne de prisonniers accusés d'appartenance à la «Main noire» est emmené à la prison à Cádiz ( LA MANO NEGRA: Crímenes y represión sobre el movimiento obrero andaluz : http://identidadandaluza.wordpress.com/2011/11/04/la-mano-negra-crimenes-y-represion-sobre-el-movimiento-obrero-andaluz/
- photo des accusés à la prison de Cadix : http://www.gentedejerez.com/wp-content/uploads/2010/01/mano3_jerez1.jpg
- http://laalcarriaobrera.blogspot.com/2008/03/sentencia-del-proceso-de-la-mano-negra.html