Les Amap. Terres d'expérimentation
Englués dans un système que nous trouvons absurde et révoltant, mais qui prospère grâce à notre collaboration de producteurs-consommateurs, nous cherchons malgré tout à éviter d'abonder les circuits commerciaux les plus scandaleusement cyniques. Mais même lorsque nous parvenons à réduire au maximum notre contribution à la croissance capitaliste, certains achats restent nécessaires, dont l'alimentation. Les Amap sont une façon plutôt sympathique de s'approvisionner, mais elles peuvent aussi devenir des laboratoires de démocratie.
Vente directe de produits locaux de l'agriculture propre Le principe de l'Amap (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne) est simple: des « contrats » passés entre une ferme et un groupe de consommateurs qui lui achètent à l'avance sa production sous forme de « paniers » (assortiment de produits) selon un rythme et un calendrier fixés à l'avance. Les achats s'effectuent individuellement; (acheminement et la livraison s'organisent collectivement(1). Plus intéressante, la « fédération d'Amap » regroupe plusieurs fermes proposant des produits différents et un collectif de consommateurs habitant un même bourg ou un même quartier. Le fonctionnement en fédération permet d'échanger l'ensemble des produits au même endroit et au même moment, avec les mêmes règles, mais surtout de sortir du cadre économique pour prendre une dimension politique. C'est une expérience de ce type - balbutiante et imparfaite que je vais décrire. Le cadre est une sous-préfecture d'Auvergne de 7 000 hectares.
Il y a un an, s'est constituée une assoc lion qui regroupe douze familles d'agriculteurs locaux produisant presque tous produits nécessaires à l'alimentation (légumes, produits laitiers, pain et céréales, miel, aromates, porc, boeuf, mouton, vol les...) et une trentaine de consommateurs militants venant d'horizons divers (dans patelin, on ne peut pas se permettre le luxe sectarisme). L'association poursuit de objectifs complémentaires inscrits dans statuts: premièrement, soutenir les petits paysans « bios » (2) du coin, en développant vente directe de leurs produits sous for d'Amap. Deuxièmement, en s'appuyant s cette pratique, intervenir dans la vie de la c' et animer des débats autour de la croissance capitaliste, des échanges Nord-Sud, de grande distribution, de la marchandisation vivant, de la dégradation environnementale. Toutes les décisions d'orientation sont pris en assemblée générale. Il n'existe pas de délégalions de pouvoir, mais des commission « paysans-consommateurs » mandatées pour un temps donné, pour des fonctions telles que la communication, l'organisation logistique ou la gestion.
Partir de la pratiqueLes attraits pour le consommateur de la vente par Amap sont multiples: une nourrit saine, goûteuse, à un prix abordable pour toutes les bourses (objectif majeur puisque la vente directe permet de partager la marge du circuit de distribution-vente entre producteur et consommateur), et des échanges conviviaux (les paysans font visiter leurs fermes et proposent des animations – culinaire pédagogiques... - autour de leurs produits). Le paiement anticipé et le principe du panier constituent les principales contraintes (encore qu'à l'usage, les consommateurs se réjouissent d'avoir découvert des légumes qu'ils ne connaissaient pas ou d'avoir cuisiné des morceaux de viande qu'ils n'auraient jamais eu l'idée d'acheter). Pour le paysan, les Amap apportent un débouché complémentaire, une juste rémunération de son travail, une garantie contre les invendus (on évite le gaspillage), un ballon d'oxygène en matière de trésorerie, et une relation de confiance avec ses acheteurs.
Aux militants, les Amap fournissent une illustration économique concrète sur laquelle se fonder pour démonter, analyser et critiquer le capitalisme: par exemple, il est beaucoup plus facile de faire comprendre les enjeux (économiques, sociaux, démocratiques, environnementaux, etc.) de la mondialisation lorsqu'on raisonne par opposition avec une économie relocalisée. De même, la justification de son prix par le paysan (la transparence financière faisant partie des statuts de l'association)- éclaire la composition du prix de vente en grande surface ou en magasin, et comment se répartit la plus-value. L'explication des principes de l'agriculture biologique montre les enjeux économiques et géopolitiques de l'indépendance des paysans par rapport aux semenciers, aux propriétaires de gènes, aux marchands de pesticides, et pourquoi les multinationales s'acharnent tant à vouloir imposer les OGM. Enfin la comparaison entre l'économie d'une ferme et celle d'une entreprise de l'agriculture industrielle met en lumière la logique capitaliste qui conduit inéluctablement à la concentration du capital, à la destruction des petits paysans et au monopole d'une agro-industrie d'exportation, affameuse du tiers-monde, destructrice de l'environnement, et toujours plus dépendante des multinationales de la chimie et de la pharmacie. On pourrait multiplier les exemples qui tous sont évidemment transposables aux activités industrielles et de services. Au bout du compte, la pratique des Amap donne tout naturellement un avant-goût de ce que pourrait être une société de décroissance choisie, puisqu'on y démontre qu'une organisation volontairement économe - en chimie, transports, bâtiments, emballages, publicité, services intermédiaires... - permet de mieux satisfaire les besoins essentiels (nourriture, santé, plaisir du goût, convivialité) tout en préservant ce que détruit la croissance capitaliste: la nature, le tissu social, les solidarités...
S'entraîner à l'organisation démocratiqueNous ne sommes pas naïfs: les Amap, comme les autres expériences d'économie alternative, ne remplacent pas les luttes contre les agressions de la classe .dominante et ne représentent pas une menace pour elle. Si, par extraordinaire, les consommateurs désertaient en masse les circuits marchands traditionnels et mettaient ainsi en péril l'ordre établi, soyons sûrs que les agents du capitalisme ne resteraient pas les bras croisés.
Il est plus probable que la crise du système viendra du péril écologique. Chacun sait à présent que la croissance de l'activité économique implique le dérèglement climatique, l'épuisement des ressources naturelles et l'accumulation des pollutions. Or le capitalisme ne peut renoncer à la croissance, sinon il se suicide. Pour le sauver, les patrons des multinationales concoctent depuis longtemps le concept du « développement durable », un leurre, car non seulement rien n'a été fait dans cette direction, rais surtout parce que le remède serait pire que le mal, la reconversion du système de production pour le rendre « durable » demandant elle-même un colossal effort de croissance! Nous arriverons donc sous peu à une situation explosive, car il faudra faire supporter aux travailleurs le coût de cette reconversion plus celui des catastrophes - météorologiques, sanitaires... - et de leur prévention (fabrication de digues, de masques à gaz, de vaccins, etc.) afin de préserver les profits des actionnaires.
Et que viennent faire les Amap là-dedans, me direz-vous? J'y arrive. Qui s'intéresse à l'histoire constate que les noyaux de résistance au totalitarisme se forment autour des communautés ayant acquis auparavant une pratique de l'action solidaire. Même si nous savons parfaitement bien que des alternatives dans le système ne constituent pas des alternatives au système, même si les problèmes que doivent régler les Amap n'ont rien à voir avec ceux qui se poseraient lors d'une crise violente, les expériences d'économie parallèle peuvent néanmoins constituer des laboratoires d'organisation démocratique, des terrains d'apprentissage pour les militants, et des « preuves par l'exemple » de la faisabilité d'une « décroissance conviviale » (3).
L'autogestion à l'épreuve du concret« L'anarchie, c'est l'ordre moins le pouvoir » affirmons-nous. L'intérêt de travailler sur un socle très concret (cultiver, se nourrir...), c'est mettre les principes à l'épreuve de la pratique avec un résultat objectivement constatable.
L'association des producteurs et des consommateurs doit préserver en permanence l'équilibre entre l'efficacité économique indispensable à la pérennité de la fédération d'Amap et le fonctionnement démocratique sans lequel elle perd son sens.
La première urgence consiste à assurer le chiffre d'affaires en deçà duquel la participation aux Amap représente une charge pour les paysans. Lorsque cet objectif est atteint se pose la question de la rémunération du travail d'administration devenu trop lourd pour les bénévoles: comment éviter la sujétion salariale et la bureaucratisation?
D'autres questions surgissent avec l'augmentation du volume d'activité. Pa exemple, lorsque plusieurs paysans veulent proposer un même produit, doit-on partager le chiffre d'affaires, au risque de rendre les transactions non-rentables pour tous, ou bien attendre qu'un premier entré soit stabilisé pour ouvrir la fédération à un autre, ou bien encore laisser jouer librement le choix des consommateurs (donc la concurrence) ? Pour un même produit, doit-on imposer un prix unique, calculer le prix de vente à partir du prix de revient et appliquer une marge égale pour tous; ou laisser chacun agir à sa guise (débats passionnés garantis) ? .
Si elle veut pratiquer la démocratie directe, la fédération doit autolimiter sa taille, le nombre de ses clients, donc son chiffre d'affaires. Ce n'est pas si simple car, au-delà d'un certain seuil, la rentabilité croît avec le volume des transactions. Comment garantir que toutes les fédérations appliqueront la même règle? Quant à la question des indispensables échanges entre régions, elle se pose déjà. En effet, pour respecter les objectifs de relocalisation de l'économie et de limitation des trajets, les consommateurs des Amap cherchent en principe des fermes proches. Cependant, les zones rurales sont excédentaires en production à l'inverse des zones urbaines. Peut-on éviter la concurrence sauvage en coordonnant équitablement l'approvisionnement des villes par les Amap des campagnes, sans pour autant tomber dans l'inflation bureaucratique? Et comment réguler les échanges entre régions de productions différentes (produits de la mer et fruits méditerranéens contre fromages et charcuteries d'Auvergne, etc.) ?
Toutes ces questions, on le voit, n'ont rien d'accessoire. Les résoudre en théorie n'egt déjà pas facile. Dans la pratique, il faut compter avec la pression économique qui s'exerce sur des fermiers souvent au bord de la rupture, construire un consensus entre paysans, consommateurs-militants et simples « clients », et se méfier de la tendance naturelle de toute organisation à croître et à rechercher d'abord son propre intérêt.
Les militants locaux, fatigués des débats théoriques et des joutes électorales, éprouvent là leurs idées et leur capacité à mener une action concrète et durable avec des gens d'horizons différents. Si cette expérience collective parvient à trouver son équilibre économique sans renier ses principes, elle aura montré à tous ceux qui y participent de près ou de loin qu'une entreprise efficace peut fonctionner sans chercher à faire du profit, en autogestion et, lest but not least, en y prenant du plaisir.
François Roux
1. Par chance les Amap ne sont pas encore normées, réglementées, etc. et on trouve donc beaucoup de variantes dans leur mise en oeuvre.
2. L'association aide les paysans à obtenir la label bio. À terme, l'objectif est qu'elle délivre sa propre « certification.».
3. Lire, de Serge Latouche: Décoloniser l'imaginaire, éditions Paragon, Paris, 2003.
Le Mond libertaire #1470 du 22 au 28 mars 2007