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je n'ai pas eu le temps d'analyser les orientations du site en question, seul l'article me semble interessant :
Lu sur Courant communiste international :
Dans le 2ème article de cette série nous avons mis en évidence comment la CNT avait donné le meilleur d'elle-même dans la période 1914-1919, marquée par les épreuves décisives de la guerre et de la révolution. En même temps, nous soulignions le fait que cette évolution n'avait pas permis de surmonter la contradiction que contient le syndicalisme révolutionnaire dès des origines, en voulant concilier deux termes antithétiques : syndicalisme et révolution.
En 1914, la plupart des syndicats s'étaient rangés du côté du capital et avaient activement participé à la mobilisation des ouvriers dans la terrible boucherie constituée par la Première Guerre mondiale. Cette trahison fut entérinée lorsque, face aux mouvements révolutionnaires du prolétariat qui éclatèrent à partir de 1917, les syndicats se rangèrent à nouveau aux côtés du capital. Ce fut particulièrement manifeste en Allemagne où, aux côtés de la Social-Démocratie, ils apportèrent leur soutien à l'Etat capitaliste face aux soulèvements ouvriers entre 1918 et 1923.
La CNT fut, avec les IWW[1], l'une des rares organisations syndicales de cette époque à rester fidèle au prolétariat. Cependant, nous allons voir comment, dans la période traitée par cet article, sa composante syndicale a de plus en plus pris le dessus dans la vie de l'organisation et est venue à bout de la composante révolutionnaire qui existait dans son sein.
Les syndicats ne sont pas des organisations créées pour la lutte révolutionnaire. Au contraire, "ils luttent sur le terrain de l'ordre politique bourgeois, de l'Etat de Droit libéral. Pour se développer, ils ont besoin d'un droit de coalition sans obstacle aucun, une égalité de droits strictement appliqués, point final. Leur idéal politique, en tant que syndicats, n'est pas l'ordre socialiste, mais la liberté et l'égalité de l'Etat bourgeois". (Pannekoek, Les divergences tactiques dans le mouvement ouvrier, 1909, souligné dans l'original)
Comme nous l'avons montré dans cette série[2], le syndicalisme révolutionnaire tente d'échapper à cette contradiction en s'imposant une double tâche : celle, spécifiquement syndicale, d'essayer d'améliorer les conditions de vie des ouvriers dans le capitalisme et, par ailleurs, celle de lutter pour la révolution sociale. L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence a montré de façon claire que les syndicats ne répondaient pas à la seconde tâche et qu'ils ne pouvaient survivre qu'en aspirant à une fonction au sein de l'Etat bourgeois dans des conditions "d'égalité et de liberté" ce qui ne pouvait manquer de rendre la réalisation de la première tâche également impossible. Cette réalité apparut nettement au cœur de la CNT pendant l'épisode de la grève générale d'août 1917.
Il y avait en Espagne un énorme mécontentement social dû aux conditions d'exploitation infâmes des ouvriers, à la brutalité de la répression, auxquelles s'ajoutait une inflation galopante qui engloutissait les salaires déjà très bas. Sur le plan politique, le vieux régime de la Restauration[3] était entré dans une crise terminale : la formation de juntes militaires, l'attitude rebelle des représentants les plus significatifs de la bourgeoisie catalane, etc. suscitaient des convulsions croissantes.
Le PSOE, qui avait majoritairement défendu une politique d'alliances avec d'autres formations politiques[4], crut trouver dans cette situation l'occasion de réaliser la "révolution démocratique bourgeoise" alors que les conditions historiques ne s'y prêtaient plus. Il tenta d'utiliser l'immense mécontentement ouvrier comme levier pour abattre le régime de la Restauration et conclut une double alliance : il s'engagea du côté de la bourgeoisie avec les républicains, les réformistes du régime et la bourgeoisie catalaniste. Du côté prolétarien il parvint à impliquer la CNT.
Le 27 mars 1917, l'UGT (au nom du PSOE) mena une réunion avec la CNT (représentée par Segui, Pestana et Lacort) où ils s'accordèrent sur un manifeste qui proposait, avec des formules ambiguës et équivoques, une "réforme" de l'Etat bourgeois, dont la teneur était très modérée. Le ton du document nous est donné par ce passage très clairement nationaliste, qui propose la défense à outrance de l'Etat bourgeois : "ceux qui sont le plus à même de soutenir les charges publiques continuent à se soustraire à leur devoir de citoyenneté : ceux à qui profitent les bénéfices de guerre n'emploient pas leurs revenus à augmenter la richesse nationale, ni ne consacrent une part de leurs bénéfices à l'Etat."[5] Le manifeste propose de préparer la grève générale "dans le but d'obliger les classes dominantes à adopter les changements fondamentaux du système qui garantiront au peuple un minimum de conditions de vie décentes et le développement de ses activités émancipatrices." C'est-à-dire qu'on demande des "réformes" du système bourgeois afin d'obtenir "le minimum décent" (ce que garantit en termes généraux le capitalisme dans son fonctionnement "normal" !) et, comme but "révolutionnaire", de "permettre les activités émancipatrices" !
Malgré les nombreuses critiques qui leur furent adressées, les dirigeants confédéraux continuèrent à soutenir le "mouvement". Largo Caballero et d'autres dirigeants de l'UGT se rendirent à Barcelone afin de convaincre les militants plus récalcitrants de la CNT. Les doutes de ces derniers furent balayés quand on leur fit miroiter "l'action". Bien que la grève générale fût appelée pour des buts nettement bourgeois, on croyait dur comme fer (selon le schéma du syndicalisme révolutionnaire) que le seul fait qu'elle se produise déclencherait une dynamique révolutionnaire.[6]
Dans une situation sociale de plus en plus agitée, où les grèves étaient fréquentes, avec l'effet stimulant des nouvelles en provenance de Russie, une grève des chemins de fer éclata à Valence le 20 juillet et s'étendit rapidement à toute la province du fait de la solidarité massive de tous les ouvriers. Le patronat céda le 24 juillet mais posa une condition provocatrice : le renvoi de 36 grévistes. Le syndicat UGT des cheminots annonça une grève générale de ce secteur pour le 10 août, si ces licenciements avaient lieu. Le gouvernement, qui était informé des préparatifs de grève générale nationale, obligea la compagnie ferroviaire à adopter une position intransigeante afin de provoquer prématurément un mouvement qui n'était pas encore mûr.
Le 10 août, fut déclarée la grève générale dans les chemins de fer et un appel à la grève générale nationale fut lancé pour le 13 août par un comité constitué de membres de la direction du PSOE et de l'UGT. Le manifeste d'appel était une honte : après avoir impliqué la CNT - "le moment est arrivé de mettre en pratique, sans hésitation aucune, les propositions annoncées par les représentants de l'UGT et de la CNT, dans le manifeste adopté au mois de mars dernier" - il se terminait avec la proclamation suivante : "Prenons garde : nous ne sommes pas des instruments du désordre, ainsi que nous qualifient avec impudence les gouvernements qui nous font souffrir. Nous acceptons la mission de nous sacrifier pour le bien de tous, pour le salut du peuple espagnol, et nous sollicitons votre concours. Vive l'Espagne !"[7]
La grève fut suivie inégalement selon les secteurs et les régions mais ce que l'on a pu percevoir, par la suite, ce fut une désorganisation notoire et le fait que les politiciens qui avaient appelé à cette grève, s'étaient défilés - en s'exilant en France - ou bien s'étaient rétractés en l'interdisant, comme ce fut le cas du politicien catalan Cambó (nous reviendrons ultérieurement sur ce personnage). Le gouvernement déploya l'armée partout, déclara l'état de siège et laissa la soldatesque se livrer à ses forfaits habituels[8]. La répression fut sauvage : détentions massives, jugements sommaires... Quelques 2000 militants de la CNT furent emprisonnés.
La "grève générale" du mois d'août s'est traduite par un bain de sang pour les ouvriers, causant la démoralisation et le reflux de parties de la classe ouvrière qui, par la suite, ne relevèrent pas la tête durant plus d'une décennie. Nous avons ici le résultat d'une des positions classiques du syndicalisme révolutionnaire - la grève générale. La majorité des militants de la CNT se méfiait des objectifs bourgeois contenus dans l'appel à la grève mais s'imaginait que "la grève générale" serait l'occasion de déclencher la révolution. Ils supposaient - selon leur schéma abstrait et arbitraire - que cela provoquerait une sorte de "gymnastique révolutionnaire" qui soulèverait les masses. La réalité a démenti brutalement des telles spéculations. Les ouvriers espagnols étaient fortement mobilisés depuis l'hiver 1915, aussi bien sur le plan des luttes que sur celui de la prise de conscience (comme nous l'avons vu dans le deuxième article de la série, la révolution en Russie avait suscité un grand enthousiasme). L'épisode de la grève générale a constitué un grand frein à cette dynamique : le fameux manifeste commun UGT-CNT de mars 1917 avait mis les ouvriers dans l'attente, dans l'illusion vis-à-vis des bourgeois "réformistes" et des militaires "révolutionnaires" des juntes, leur avait donné confiance dans les bon offices des dirigeants socialistes et de l'UGT.
En 1919, la vague révolutionnaire mondiale qui avait commencé en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, etc., atteignait son point culminant. La Révolution russe avait suscité un enthousiasme gigantesque qui embrasa aussi la lutte du prolétariat en Espagne. Mais cet enthousiasme se manifesta de diverses façons. Les mobilisations furent très puissantes en Catalogne mais n'eurent presque pas d'écho dans le reste de l'Espagne ([9]). Leur point culminant fut la grève de "La Canadiense"[10] qui démarra comme une tentative inspirée par la CNT pour s'imposer au patronat catalan ; l'entreprise fut délibérément choisie pour l'impact qu'elle pouvait avoir sur le tissu industriel de Barcelone. En janvier 1919, face à la décision du patronat de baisser les salaires de certaines catégories de travailleurs, certains d'entre eux protestèrent auprès de l'entreprise et huit d'entre eux furent licenciés. La grève commence en février et après 44 jours, confrontée à l'intransigeance du patronat soutenu par les autorités[11], elle se généralise à tout Barcelone et atteint une ampleur jamais vue en Espagne (une grève de masse authentique comme l'avait identifiée Rosa Luxemburg dans le mouvement de 1905 en Russie : en quelques jours les ouvriers de toutes les entreprises et concentrations ouvrières de la zone urbaine catalane s'unissent dans la lutte, sans appel préalable mais de façon tout à fait unanime comme si une volonté commune les dominait tous). Quand les entreprises tentèrent de publier un communiqué menaçant les ouvriers, le syndicat des imprimeurs imposa la "censure rouge" qui empêcha toute publication.
Malgré la militarisation, malgré la détention de près de 3000 ouvriers dans la sinistre prison de Montjuich, malgré la déclaration de l'état de siège, les travailleurs poursuivirent leur lutte. Les locaux de la CNT étaient fermés par les autorités mais les travailleurs s'organisaient eux-mêmes dans des assemblées spontanées, comme le reconnaît le syndicaliste Pestaña : "Comment mener à terme une grève de ce niveau alors que les syndicats étaient fermés et que leurs membres étaient pourchassés par la police ? (...) nous qui comprenions que la véritable souveraineté est entre les mains du peuple, nous n'avions qu'un pouvoir consultatif ; le pouvoir exécutif se trouvait dans l'assemblée de tous les délégués des syndicats de Barcelone, qui se réunissait chaque jour malgré l'état de siège et la persécution et chaque jour prenait des décisions pour le lendemain, et chaque jour décidait quelles corporations ou quels secteurs devaient être paralysés par la grève le jour suivant" (Conférence de Pestaña à Madrid, octobre 1919, sur la grève de "la Canadiense", extrait de Trajectoire syndicaliste, A. Pestaña, éd. Giner, Madrid, traduit par nos soins).
Les leaders de la CNT catalane - tous de tendance syndicaliste - voulurent terminer la grève quand le gouvernement central, dirigé par Romanones[12], négocia un virage à 180° et envoya son secrétaire personnel discuter un accord qui acceptait les principales revendications. Beaucoup d'ouvriers se méfiaient de cet accord, y voyant, notamment, qu'il ne contenait aucune garantie concernant la libération des nombreux camarades emprisonnés. De façon confuse et cependant stimulés par les nouvelles de Russie et d'autres pays, ils voulaient poursuivre le combat dans une perspective d'offensive révolutionnaire. Le 19 mars, au Théâtre "del Bosque", l'assemblée rejeta l'accord ; les leaders syndicaux convoquèrent alors une réunion pour le lendemain aux arènes taurines, à laquelle participèrent 25 000 travailleurs. Segui (leader indiscutable de la tendance syndicaliste de la CNT et excellent orateur) prit la parole et après une heure de discours posa l'alternative : accepter l'accord ou aller à Montjuich libérer les prisonniers, mettant en branle la révolution. Cette façon "maximaliste" de poser les choses désorienta complètement les ouvriers qui acceptèrent de reprendre le travail.
Les craintes de beaucoup d'ouvriers se vérifièrent. Les autorités refusèrent de libérer les prisonniers, provoquant une énorme indignation et, le 24 mars, éclata une nouvelle grève générale massive qui paralysa Barcelone, débordant la politique officielle des syndicats. Mais la confusion habitait cependant la majorité des ouvriers. La perspective révolutionnaire était pour le moins confuse. Le reste du prolétariat espagnol ne bougeait pas. Dans ces conditions, et malgré la combativité et l'héroïsme des ouvriers de Barcelone qui durent survivre sans salaire pendant plusieurs mois, le moteur de la grève restait l'activisme et la pression des groupes d'action de la CNT dans lesquels confluaient vieux militants et jeunes radicaux.
Les ouvriers finirent par reprendre le travail très démoralisés, ce dont profita le patronat pour imposer un lock-out généralisé qui amena les familles ouvrières au bord de la famine. La tendance syndicaliste ne proposait aucune riposte. La proposition faite par Buenacasa (militant anarchiste radical) d'occuper les usines fut rejetée.
La grève de "la Canadiense", sommet atteint en Espagne par la vague révolutionnaire mondiale, permet de dégager trois leçons :
1. La lutte était restée enfermée dans Barcelone et avait pris la forme d'un conflit "industriel". Nous voyons ici clairement le poids du syndicalisme qui empêche la lutte de s'étendre territorialement et de prendre une dimension politique et sociale qui pose clairement la question de l'affrontement contre l'Etat bourgeois[13]. Le syndicat reste un organe corporatif qui n'exprime pas une alternative à la société mais situe ses propositions au sein du cadre économique du capitalisme. La tendance réelle à la politisation de la grève de "la Canadiense" ne parvint pas à s'exprimer réellement et, à aucun moment, cette grève ne fut pas perçue par la société espagnole comme une lutte de classe mettant en question le système.
2. Les assemblées générales, comme les conseils ouvriers, sont des organes unitaires de la classe alors que le syndicat est un organe qui ne peut dépasser la division sectorielle - qui est aussi l'unité de base de la production capitaliste. Il y eut dans la grève de "la Canadiense" des tentatives d'assemblées générales souveraines directes de la part des ouvriers, qui se superposaient aux structures sectorielles du syndicat mais, en dernier recours, celui-ci gardait le pouvoir de décision, affaiblissait et dispersait les assemblées ouvrières.[14]
3. Les conseils ouvriers surgissent comme un pouvoir dans la société qui défie plus ou moins consciemment l'Etat capitaliste. C'est comme pouvoir qu'il est perçu par l'ensemble de la société et, particulièrement, par les classes sociales non exploiteuses qui tendent à s'adresser à lui pour trancher leurs problèmes. Les organisations syndicales, en revanche, aussi puissantes qu'elles paraissent, sont perçues à juste titre comme des organes corporatifs limités aux questions "de la production". En dernière instance, les autres travailleurs et les classes opprimées les perçoivent comme quelque chose d'étranger, de particulier, et qui ne les concerne pas directement et irrévocablement. Ceci se manifesta particulièrement dans la grève de "la Canadiense" qui ne parvint pas à intégrer dans un même mouvement unitaire la forte agitation sociale des paysans andalous qui atteignait alors son point culminant (le fameux "Triennat" bolchevique, 1917-1920). Bien que les deux mouvements se soient inspirés de la Révolution russe et malgré la sympathie réelle existant entre leurs protagonistes, ils suivirent des chemins parallèles sans connaître la moindre tentative d'unification[15].
La concrétisation de cette troisième leçon, c'est le travail de sabotage réalisé par la tendance syndicaliste au sein de la CNT, couvert dans la pratique par la direction de la confédération (Segui et Pestaña[16] en étaient les représentants principaux). Alors que la lutte était à son sommet,cette direction accepta et parvint à imposer à la CNT la constitution d'une Commission mixte avec le patronat, chargée de régler "équitablement" les conflits du travail. Dans la pratique, elle ne fut qu'une espèce de pompier volant qui se consacrait à isoler et démobiliser les foyers de lutte. Face au contact et à l'action directe collective des ouvriers, la Commission mixte représentait la paralysie et l'isolement de chaque foyer de lutte. Dans son livre Histoire de l'anarcho-syndicalisme espagnol (2006), Gomez Casas reconnaît que "les ouvriers manifestèrent leur répulsion pour la Commission qui finit par se dissoudre. Elle avait approfondi le divorce entre les représentants ouvriers et les ouvriers, provoquant une certaine démoralisation qui affaiblit l'unité ouvrière" (traduit par nos soins).
La tendance syndicaliste qui, dans un premier temps, avait pourtant éprouvé une sympathie sincère pour la Révolution russe[17], dominait toujours plus la CNT et constituait un facteur de sa bureaucratisation : "Il semble évident qu'à la veille de la répression de 1919 commençait à se développer quelque chose comme une bureaucratie syndicaliste malgré les obstacles à ce processus que constituaient l'attitude et la tradition cénétistes et, en particulier, parce qu'il n'y avait pas d'agents syndicaux salariés dans les syndicats pas plus que dans les comités (...). Cette évolution de la spontanéité et de l'amateurisme anarchiste vers la bureaucratie syndicale et le professionnalisme fut, dans des conditions normales, la voie quasi inévitable des organisations ouvrières de masses - y compris celles qui étaient enracinés dans le milieu catalan - et la CGT française y avait eu recours au Nord des Pyrénées" (Meaker, The Revolutionnary Left in Spain, 1974, traduit par nos soins).
Buenacasa constate que "... le syndicalisme, guidé à présent par des hommes qui ont jeté par-dessus bord les principes anarchistes, qui se font appeler Monsieur et Madame, [qui] accordent des consultations et signent des accords dans les bureaux du gouvernement et dans les ministères, qui voyagent en automobile et... en wagon-lit... évolue rapidement vers la forme européenne et nord-américaine qui permet aux leaders de devenir des personnages officiels" (cité par Meaker, ibid.).
La tendance syndicaliste se servait de l'apolitisme de l'idéologie anarchiste et du syndicalisme révolutionnaire pour appuyer de façon à peine dissimulée la politique de la bourgeoisie. Elle se déclara "apolitique" face à la Révolution russe, face à la lutte pour la révolution mondiale et, en définitive, face à toute tentative de politique prolétarienne internationaliste. Cependant, nous avons déjà vu comment en août 1917, elle avait été loin de mépriser une initiative politique de réforme de l'Etat bourgeois en compagnie du PSOE. Elle appuya aussi sans se cacher la "libération nationale" de la Catalogne. Fin 1919, lors d'une grande conférence à Madrid, Segui affirma que "... Nous, les travailleurs, comme nous n'avons rien à perdre à une Catalogne indépendante mais au contraire beaucoup à gagner, nous n'avons pas peur de l'indépendance de la Catalogne (...). Je vous assure, amis madrilènes, qu'une Catalogne libérée de l'Etat espagnol serait une Catalogne amie de tous les peuples de la péninsule hispanique" [18].
Lors du Congrès de Saragosse de 1922, la tendance syndicaliste défendit la fameuse résolution "politique" qui ouvrait la voie à la participation de la CNT à la vie politique espagnole (c'est-à-dire à son intégration à la politique bourgeoise) et c'est d'ailleurs ainsi que la presse bourgeoise le comprit en se réjouissant de cet évènement [19]. La rédaction de la résolution en question fut cependant réalisée très habilement afin de ne pas heurter une majorité qui résistait à passer sous le joug. Deux passages de la résolution sont particulièrement significatifs.
Dans le premier il est affirmé de façon rhétorique que la CNT est "un organisme nettement révolutionnaire qui rejette, franchement et explicitement, l'action parlementaire et de collaboration avec les partis politiques". Mais ceci n'est que le miel avec lequel on essaie de faire passer la pilule amère de la nécessité de participation à l'Etat capitaliste dans le cadre du capital national, au moyen d'une formulation délibérément difficilement compréhensible : "sa mission [à la CNT]est de conquérir ses droits de contrôle et de jugement de toutes les valeurs de solution de la vie nationale et, à cette fin, son devoir est d'exercer une action déterminante au moyen de l'action conjuguée découlant des manifestations de force et des dispositifs de la CNT"[20]. Des expressions comme "les valeurs de solution de la vie nationale" ne constituent rien d'autre qu'une formule alambiquée destinée à faire parcourir aux militants combatifs de la CNT les pas nécessaires à son intégration dans l'Etat capitaliste.
L'autre passage est plus explicite. Il dit clairement que l'intervention politique dont se revendique la CNT consiste à "élever la conscience politique à un niveau supérieur ; réclamer que soit réparée une injustice ; veiller à que soient respectées les libertés conquises et demander une amnistie" (op. cit.). On ne peut exprimer plus clairement la volonté d'accepter le cadre de l'Etat démocratique avec tout son éventail de "droits", de "libertés", de "justice", etc. !
Une forte résistance, animée fondamentalement par deux tendances, les anarchistes d'un côté et les partisans de l'adhésion à l'Internationale communiste de l'autre, finit par se dresser contre la tendance syndicaliste. Sans amoindrir les mérites de ces deux tendances, il faut signaler cependant qu'elles furent incapables de discuter ensemble ou même de collaborer contre la tendance syndicaliste. Elles eurent toutes deux à souffrir aussi d'une profonde faiblesse théorique. La tendance pro bolchevique qui forma des Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR), du type de ceux qui étaient animés dans la CGT française en 1917 par Monatte, se contentait de réclamer un retour à la CNT d'avant-guerre sans tenter de comprendre les nouvelles conditions, marquées par le déclin du capitalisme et l'irruption révolutionnaire du prolétariat. Quant à la tendance anarchiste, elle basait tout sur l'action, ce qui explique qu'elle était capable de bien réagir dans les moments de lutte ou face à des positions trop évidentes de la tendance syndicaliste mais cependant incapable de mener un débat ou une stratégie méthodique de lutte.
L'élément décisif de sa faiblesse cependant était son adhésion inconditionnelle au syndicalisme, défendant à outrance que les syndicats continuaient à être des armes valables de lutte pour le prolétariat.
La tendance pro bolchevique souffrit de la dégénérescence de l'IC qui, dans son IIe Congrès, adopta les Thèses sur les syndicats et, à son IIIe Congrès, préconisa le travail dans les syndicats réactionnaires. Elle fonda alors l'Internationale syndicale rouge (ISR) et proposa à la CNT de s'y intégrer. Ces orientations ne faisaient que renforcer la tendance syndicaliste au sein de la CNT et effrayaient la tendance anarchiste qui se réfugiait de plus en plus dans l'action "directe".
La tendance syndicaliste argumentait avec raison que, sur les questions pratiques et de cohérence syndicale, elle était bien plus compétente que l'ISR et les CSR, ces derniers avançant des revendications et des méthodes de lutte totalement irréalistes, dans une conjoncture de reflux croissant. Elle leur reprochait en outre leur "politisation", s'appuyant pour cela sur la politisation opportuniste préconisée par l'IC dégénérescente : le front unique, le gouvernement ouvrier, le front syndical, etc.
Le peu de discussions existantes tournait autour de thèmes qui ne faisaient qu'accroître la confusion : la politisation basée sur le frontisme versus l'apolitisme anarchiste, l'adhésion à l'ISR ou la formation d'une "Internationale" du syndicalisme révolutionnaire[21]. Ces deux questions tournaient résolument le dos aux réalités de l'époque : dans la période tourmentée de 1914-22, on avait pu voir que les syndicats avaient exercé le triple rôle de sergents recruteurs pour la guerre (1914-18), de bourreaux de la révolution et de saboteurs des luttes ouvrières. La Gauche communiste en Allemagne avait développé une réflexion intense sur le rôle des syndicats qui permit à Bergmann de dire[22], lors du IIIe Congrès de l'Internationale communiste, que "la bourgeoisie gouverne en combinant l'épée et le mensonge. L'armée est l'épée de l'Etat et les syndicats sont les organes du mensonge". Mais rien de tout cela n'eut de répercussions sur la CNT, dont les tendances les plus conséquentes restaient prisonnières de la conception syndicale.
Après le recul du mouvement de grève de "la Canadiense" (fin 1919), la bourgeoisie espagnole, et sa fraction catalane en première ligne, déchaînèrent une attaque impitoyable contre les militants de la CNT. Des bandes de "pistoleros" furent organisées, payées par le patronat et coordonnées par le Préfet et le Gouverneur militaire de la région, qui traquaient les syndicalistes et les assassinaient dans le plus pur style mafioso. On arriva à compter 30 morts quotidiens. Les emprisonnements se succédaient parallèlement et la Garde civile (Gendarmerie espagnole) rétablit la pratique barbare de la "corde de prisonniers" : les syndicalistes détenus étaient conduits à pied à des centres de détention situés à des centaines de kilomètres. Beaucoup mouraient en chemin victimes d'épuisement, des passages à tabac ou, tout simplement, tirés comme des lapins. La terrible pratique de la "loi de fuite" fut mise au goût du jour et la bourgeoisie espagnole allait la rendre tristement célèbre : le détenu était relâché dans une rue ou sur un chemin, puis criblé de balles pour s'être "évadé".
Les organisateurs de cette barbarie furent les bourgeois catalans eux-mêmes, si "modernes" et si "démocrates", qui avaient toujours reproché à leurs collègues aristocrates castillans leur brutalité et leur manque de "manières". Mais la bourgeoisie catalane avait vu la menace prolétarienne et voulait prendre une vengeance totale. C'est ainsi que son principal dirigeant, Cambó, dont nous avons déjà parlé, fut le principal protagoniste des "pistoleros". Le Gouverneur militaire, Martinez Anido, lié à la vieille aristocratie castillane, et les bourgeois catalans "progressistes" se réconciliaient définitivement dans la persécution des militants ouvriers. C'était tout un symbole de la nouvelle situation : il n'était plus question de fractions progressistes ou réactionnaires dans la bourgeoisie ; elles étaient toutes d'accord et complices dans la défense réactionnaire d'un ordre social caduc et décadent.
Les tueries durèrent jusqu'en 1923, date du coup d'Etat du général Primo de Rivera qui instaura une dictature avec l'appui non dissimulé du PSOE et de l'UGT. Dans une ambiance de forte démobilisation des masses ouvrières, la CNT s'est engagée dans une terrible spirale : elle riposta aux "pistoleros" par l'organisation de corps d'autodéfense qui rendaient coup pour coup en assassinant des politiques, des cardinaux et des patrons bien choisis. Cette dynamique dégénéra rapidement en une succession sans fin de morts qui accéléra le découragement et la démoralisation des travailleurs. Par ailleurs, amenée sur un terrain où elle était inévitablement la moins forte, la CNT souffrit une hémorragie sans fin de militants, assassinés, emprisonnés, invalides, en fuite... Plus nombreux encore étaient ceux qui se retiraient, complètement démoralisés et dans la confusion. Dans sa dernière époque, en outre, les corps d'autodéfense de la CNT furent infiltrés par toutes sortes d'éléments douteux et marginaux qui n'avaient comme activité que l'assassinat et ne contribuaient qu'à faire perdre son prestige à la CNT et à l'isoler politiquement.
La CNT fut de nouveau lourdement affectée en 1923 par une répression ignoble. Mais sa deuxième disparition n'a pas les mêmes caractéristiques que la première :
- en 1911-15, le syndicalisme pouvait encore, dans certaines circonstances particulières, jouer un rôle favorable à la classe ouvrière, même si cette possibilité diminuait de jour en jour ; mais en 1923, le syndicalisme avait perdu définitivement toute capacité de contribuer à la lutte ouvrière ;
- en 1911-15, la disparition de l'organisation ne provoqua pas une disparition de la réflexion et de la recherche de positions de classe (ce qui permit la reconstitution de 1915 basée sur la lutte contre la guerre impérialiste et la sympathie pour la révolution mondiale) ; en 1923, elle permit le renforcement de deux tendances, syndicale et anarchiste, qui ne pouvaient rien apporter à la lutte ni à la conscience prolétarienne ;
- en 1911-15, l'esprit unitaire et ouvert n'avait pas disparu permettant que cohabitent anarchistes, syndicalistes révolutionnaires et socialistes au sein de la même organisation ; en 1923, toutes les tendances marxistes s'étaient soit auto-exclues soit avaient été éliminées ; il ne restait alors que les tendances fortement sectaires enfermées dans un apolitisme extrême, l'anarchiste et la syndicaliste.
Comme nous le verrons dans un prochain article, la reconstitution de la CNT à la fin des années 20 se fit sur des bases totalement différentes de celles qui avaient présidé à sa naissance en 1910 et à sa première reconstitution en 1915.
RR et C. Mir, 19-6-07
[1] Voir les articles de cette série dans les numéros 124 et 125 de la Revue internationale
[2] Voir en particulier le premier article de cette série dans le numéro 118 de la Revue internationale
[3] Régime de la Restauration (1874-1923) : système monarchique libéral que s'était donnée la bourgeoisie espagnole et qui était basé sur un ensemble de partis dynastiques dont étaient exclus non seulement les ouvriers et paysans mais aussi des couches significatives de la petite bourgeoisie et même de la bourgeoisie
[4] Voir le 2e article de cette série dans la Revue internationale n°129.
[5] Les citations du manifeste mentionné sont extraites du livre Historia del Movimiento Obrero en España (tome II page 100) de Tuñón de Lara
[6] Comme le raconte Victor Serge (militant belge d'origine russe et d'orientation anarchiste qui cependant a collaboré avec les bolcheviks) qui à ce moment se trouvait à Barcelone : "Le comité national de la CNT ne se posait aucune question fondamentale. Il est entré dans la bataille sans connaître la perspective et sans évaluer les conséquences de son action".
[7] Page 107 du livre cité précédemment.
[8] Nous avons parlé précédemment des juntes militaires qui étaient soi-disant "très critiques" envers le régime (encore que, contrairement au rôle progressiste qu'avait joué l'armée dans la première moitié du XIXe siècle et que Marx avait signalé dans ses écrits sur l'Espagne dans le New York Daily Tribune , les juntes ne faisaient que demander "davantage de saucisson !")
[9] "Mais si la bourgeoisie parvenait, au travers de l'armée, à relier les parties contrastées de son économie, à maintenir une centralisation des régions des plus opposées du point de vue de leur développement, le prolétariat, par contre, réagissant sous la pression des contrastes de classe, avait tendance à se localiser dans les secteurs où ces contrastes s'exprimaient le plus violemment. Le prolétariat de Catalogne fut jeté dans l'arène sociale non en fonction d'une modification de l'ensemble de l'économie espagnole, mais en fonction du développement de la Catalogne. Le même phénomène se vérifie pour les autres régions, y compris pour les régions agraires" (Bilan n° 36, Oct-nov 1936, La leçon des événements en Espagne). [Le terme "contraste" doit être compris par "antagonisme" ndlr]
[10] Ebro Power and Irrigation, une entreprise britano-canadienne connue sous le nom populaire de La Canadiense. Elle fournissait l'électricité aux entreprises et aux zones d'habitation de Barcelone.
[11] Dans un premier temps, l'entreprise était disposée à négocier, mais le Gouverneur civil Gonzalez Rothwos fit pression pour qu'elle ne le fasse pas et envoya la police sur le lieu du conflit.
[12] Comte de Romanones (1863-1950), homme politique du parti libéral, plusieurs fois premier ministre.
[13] C'est là toute la différence entre ce que Rosa Luxemburg avait appelé la "grève de masse" à partir de l'expérience de la Révolution russe de 1905 et les méthodes syndicales de lutte. Voir la série d'articles sur 1905 dans la Revue internationale, nos 120, 122 et 123.
[14] Par ailleurs, il est important de se rendre compte que, y compris avec la meilleure volonté - comme c'était alors le cas - le syndicat tend à kidnapper et à neutraliser l'initiative et la capacité de pensée et de décision des travailleurs. La première phase de la grève s'était terminée, comme nous l'avons vu précédemment, non par une assemblée générale où tous les ouvriers pouvaient apporter leur contribution et décider collectivement, mais par un meeting Plaza de Toros où les grands leaders parlèrent à n'en plus finir, manipulèrent émotionnellement les masses et les placèrent en situation, non pas de pouvoir décider consciemment, mais de se laisser entraîner par les conseils des beaux parleurs.
[15] Cette dispersion a été imputée à la nature fondamentalement paysanne du mouvement andalou, en opposition à la nature ouvrière de la lutte à Barcelone. Il est important d'observer à ce niveau les différences avec l'expérience russe, où l'agitation paysanne prit une forme généralisée et s'unit consciemment et fidèlement à la lutte prolétarienne (bien qu'elle ait eu son rythme et ses revendications propres, certaines d'entre elles étant d'ailleurs contradictoires avec la lutte révolutionnaire) ; les paysans étaient fortement politisés (beaucoup d'entre eux étaient des soldats démobilisés) et tendirent à former des conseils de paysans solidaires des conseils ouvriers ; les Bolcheviks assuraient parmi eux une présence minoritaire mais significative. La situation était très différente en Espagne : l'agitation paysanne est restée localisée à l'Andalousie et n'a jamais dépassé le niveau de luttes locales ; les paysans et les journaliers ne se posaient pas de questions sur le pouvoir et la situation générale, restant concentrés sur la réforme agraire ; les liens avec la CNT étaient davantage des liens de sympathie que d'influence politique.
[16] Nous avons déjà parlé de Segui (1890-1923) précédemment. Il fut le leader incontestable de la CNT entre 1917 et 1923. Il était partisan de l'union avec l'UGT, ce qui l'entraînait non pas à la "modération" mais à une position syndicaliste à outrance. Il fut assassiné par les bandes du Syndicat Libre dont nous parlerons plus tard. Pestaña (1886-1937) a fini par scissionner de la CNT en 1932 pour fonder un "Parti syndicaliste" inspiré par le travaillisme britannique.
[17] Segui par exemple vota l'adhésion à la Troisième Internationale au fameux Congrès de la Comédie - du nom du théâtre où il eut lieu - en décembre 1919. Ce furent autant la déception progressive face à la dégénérescence de la Révolution en Russie - et de l'Internationale communiste - que la nécessité d'assumer jusqu'au bout le syndicalisme qui firent que cette tendance finit par rejeter totalement la Révolution russe, au nom de l'apolitisme.
[18] Juan Gomez Casas, op. cit.
[19] Cette résolution annonce clairement ce que sera la politique de la CNT à partir de 1930 : appui tacite au changement politique en faveur de la République espagnole, abstention sélective, appui au Front populaire en 1936, etc.
[20] Olaya, Histoire du mouvement ouvrier en Espagne, traduit par nos soins.
[21] La Conférence de Berlin en 1922 ressuscita l'AIT et prétendit donner une cohérence anarchiste au syndicalisme révolutionnaire. Nous aborderons cette question dans un prochain article.
[22] Représentant du KAPD au IIIe Congrès de l'IC, en 1921.
Commentaires :
croquemitaine |
Mouais ...Y a pas que des conneries dans ce texte mais bon ça reste de la critique ultra-gauche classique. C'est insuffisant pour tirer partie des conclusions que ce texte entend poser comme résultats de démonstations théoriques. Le segment qui parle de 1917 est interessant, celui sur 1919 moins, car la critique n'est que transposition des théories conseillistes sur une situation historique. Comme souvent (toujours ?) quand ils abordent l'Histoire les marxistes manque de nuance et tentent par trop de tout faire tenir dans leurs méthodologies mécaniques. Répondre à ce commentaire
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à 18:20