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Lu sur : Toxico Québec « Il y a plusieurs printemps, Ian terminait une cure en désintoxication. C'était le dernier printemps avant sa majorité. Une gueule de chanteur grunge, un dragon tatoué sur le bras et une seringue dans la veine, Ian avait trouvé un coin de paradis, son nirvana. Un lieu intemporel, un espace-temps cosmique, une autre dimension loin de son enfer terrestre, une transcendance artificielle. Son pusher était le pape de sa religion, sa seringue, sa prière, et sa dope, son refuge paradisiaque.
L'extase et l'euphorie se sont graduellement dégradées en une sensation de manque et de souffrance. À son insu, la drogue lui avait tatoué le diable dans les neurones. Cette structure neurologique, en bête tyrannique et insatiable, commandait quotidiennement sa pitance.
Je connaissais Ian depuis plusieurs années. Il avait 13 ans lors de son premier passage au tribunal. Pris en charge en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants et la Loi sur la protection de la jeunesse, Ian devait passer l'essentiel de sa vie d'adolescent à errer dans les corridors du tribunal et des centres d'accueil.
Déstabilisé et pris en charge par une multitude d'intervenants, il n'a jamais réussi à trouver un sens à sa vie. Il a eu son lot de discours, de sermons. Trop d'éducateurs, pas assez de psychologues. À quoi peut bien servir un système judiciaire pour les jeunes lorsque les services ne suivent pas ? À légitimer un beau gâchis.
Jugé, disséqué, analysé
Je sais qu'il en avait marre de se faire disséquer sur la place publique, trop exposé aux discours des juges, des avocats et de pseudo-experts. Humilié, on lui disait qu'il était atteint du principe du plaisir, qu'il avait besoin d'un traitement cognitivo-comportemental en centre pour qu'il se programme au principe de notre réalité et devienne un actif pour notre société. Le peu d'estime qu'il avait pour lui-même en prenait pour son rhume. Il était, année après année, jugé, disséqué, analysé, réduit en rapports de toutes sortes afin que de parfaits inconnus puissent l'examiner et donner leur opinion. Il se voyait contraint par ordonnance judiciaire à se motiver sous peine de sanction supplémentaire. On lui ordonnait de se conformer, d'aller à l'école ou de travailler, sinon il serait privé de liberté.
L'ordonnance était sa prescription judiciaire, présumément pour son bien. C'était le prix à payer pour qu'il vive avec nous. Depuis que les adultes ont inventé la raison, un mode d'emploi de la vie, une taxe pour le droit au passage sur Terre, ils ont fait chier pas mal de jeunes. Animés de bonnes intentions, tous ces vertueux de la vie du haut de leur pureté ont, bien malgré eux, humilié et découragé plus d'un jeune.
La conception de plaisir de Ian lui provenait d'une souffrance, d'une famille ayant connu son lot de difficultés, de ses décrochages scolaire et social. Il est tombé comme une pierre à travers les mailles de nos structures et de notre conception de la réalité.
Boris Cyrulnik affirme que pour aider un enfant, il faut pouvoir créer avec lui un lien et de l'affectivité pour l'affecter positivement. Établir un lien chaleureux afin d'établir un contact. Ordonner et tirer sur la tige ne fait jamais de bien aux racines, surtout si elles sont fragiles. La vie n'est pas un ultimatum. Un tuteur solide, stable et chaleureux est plus efficace.
Impasse
Pour les jeunes en difficulté, on a promulgué des lois qui ont donné naissance à des systèmes, à des structures. Ces dernières se sont sclérosées en perdant leur âme. L'âme est ce lien privilégié entre deux individus, un lien stable, chaleureux et significatif.
Je travaille depuis 14 ans dans ce milieu des jeunes en difficulté et je peux affirmer que ce réseau n'a pas d'âme. Structures, organigrammes, rendement, management, contrôle, autojustification du système, loi de l'omerta constituent les aberrations de ce système, et voilà pour la charité. Notre petite entreprise de l'enfance en difficulté ne connaît pas la crise. Nous sommes des courtiers en soin humanitaire; pour l'âme, on repassera. Ces relations entre aidant et aidé dégénèrent trop souvent en relation dominant-dominé.
Ian était un enfant de son époque, où le suicide demeure la principale cause de mortalité. Un de ces enfants qui n'appartiennent ni au monde public ni au monde privé. Il était un de ces jeunes qui cherchent un sens à leur vie, des repères et une représentation de l'avenir.
Bref, c'était le printemps, le dernier éducateur en lice m'a informé qu'il allait voir Ian sur la rue Christophe-Colomb, coin Bélanger. À l'église, il y avait une trentaine de personnes venues se recueillir devant une petite boîte contenant les cendres de Ian. Il avait décidé d'en finir en s'injectant une dose létale, dans une veine sous son dragon. Dieu se pique, me disait Ian, et voilà pour son passage parmi nous.
Il n'aura pas vu les belles journées de ce printemps qui commençait à peine. Dans les saisons de ma vie, je pense à Ian à tous les printemps. Je l'imagine marchant sur la rue Lajeunesse par une journée ensoleillée, se dirigeant vers le parc. J'aurais tant aimé qu'il s'accorde un sursis. Peut-être aurait-il découvert un livre, rencontré une personne significative ou écouté une chanson, Wonderful World, chantée par Louis Armstrong.
J'aurais pu lui dire de prendre son temps, que rien ne presse, que l'étape de la majorité avec des problèmes n'était pas catastrophique. Lui dire d'oublier un moment tous les discours de ces adultes trop pressés. Je lui aurais parlé de la vie de l'écrivain William Burroughs et de son livre Junky, du livre de Bertrand Russell, Éloge de l'oisiveté, de Henri Laborit et de L'Éloge de la fuite, de Keith Richards, de Charlie Parker. Qu'il vaut mieux se piquer et demander de l'aide que de s'exécuter. »
René Binet