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Le nouveau monde amoureux *
Lu sur Claude Guillon : "Si la « sexualité » comme activité séparée est une invention du XIXe siècle scientifique et hygiéniste, le goût du plaisir et l’érotisme traversent les âges et les civilisations. Aussi bornés que se soient montrés certains chefs révolutionnaires dans leur propre vie amoureuse, l’importance de ces questions ne pouvait leur échapper.



Dans la société féodale, en Chine et en Russie, le statut inférieur des femmes a cristallisé la prise de conscience des élites progressistes et fourni parallèlement des arguments émotionnels à la réaction. On sait que Mao Zedong participa au mouvement des intellectuels contre les mariages arrangés, la chasteté imposée aux femmes par des hommes polygames et l’incitation au suicide des veuves. Ce souci de l’émancipation des femmes a fourni au Guomindang l’un de ses thèmes favoris de propagande contre le parti communiste, des années 20 jusqu’à la prise du pouvoir. « Pendant la longue marche, des rumeurs circulèrent dans toute la Chine selon lesquelles Mao aurait exigé une vierge dans chaque village où il passait [1]. Les populations prenaient ces bruits très au sérieux et préféraient souvent fuir l’approche de l’Armée rouge.

La « collectivisation » supposée des femmes ou « bolchevisme sexuel », fut naturellement utilisé pour dénigrer la révolution russe. En 1918, une affiche de l’Union [allemande] pour la lutte contre le bolchevisme interpellait les femmes en ces termes : « Pressentez-vous de quoi le bolchevisme vous menace ? 1) Le droit à la propriété sur les femmes entre 17 et 32 ans est supprimé ; 2) Toutes les femmes sont la propriété du peuple ; 3) Ceux qui étaient propriétaires jusqu’ici conservent, en dehors de leur tour, le droit sur leur femme ; 4) L’homme n’a pas le droit d’accaparer pour soi une femme plus souvent que trois fois par semaine et plus de trois heures ; 6) Chacun est tenu de dénoncer les femmes qui se refusent. [...] [2]. »

Nécessité d’une autorisation pour baiser, délation... la caricature ne manquait pas de traits qui nous paraissent aujourd’hui vraisemblables. Il est probable qu’à l’époque, les femmes étaient surtout tentées d’y croire parce qu’elles y reconnaissaient un fantasme masculin, répandu bien au-delà des milieux bourgeois.

Il semble que Mao ait d’abord su, mieux qu’un Lénine par exemple, repérer dans les modes de vie traditionnels des embryons de rapports nouveaux susceptibles - une fois combinés aux luttes politiques - d’ébranler l’idéologie féodale. Dans son Rapport sur une enquête à propos du mouvement paysan dans le Hunan (1927), il note que : « Au point de vue sexuel, les paysannes pauvres disposent de pas mal de liberté. Dans les villages, les relations triangulaires et multilatérales [sic] sont presque universelles [3]. » En août 1930, le « gouvernement soviétique » du Jiangxi, que Mao contrôle, publie un décret dont Chi-hsi Hu propose une traduction fort explicite : « Que les hommes sans femme draguent une femme le plus rapidement possible e que les femmes sans mari draguent un mari le plus rapidement possible. » Dans une région où 1 pour 100 des ouvriers agricoles vivaient en ménage, tandis que tous les propriétaires fonciers avaient une épouse, voire des concubines, ce mot d’ordre, quoique trivial, eut un grand retentissement. On était assez loin de la mise en commun des femmes, et même des mœurs aimables des paysannes du Hunan ; néanmoins, ce type d’encouragement à une libéralisation des mœurs rencontra des résistances dans les couches les plus conservatrices de la population. Il suscita aussi ce que Chi-hsi Hu nomme curieusement des « déviations de gauche ». Dans certains cantons, par exemple, les soviets locaux contraignaient les veuves à se remarier dans un délai de cinq jours après le décès de leur mari !

W. Reich a analysé, à partir de l’expérience russe, le processus qui conduit une organisation révolutionnaire à prêter l’oreille aux aspirations des gens à une vie amoureuse libre et épanouie, tant que ce potentiel d’énergie est utile au renversement de l’ancien régime. Lorsque la bureaucratie réalise qu’une trop grande indépendance dans ce domaine nuit à la discipline qu’elle entend imposer aux masses, la propagande et les mesures antisexuelles resurgissent (dès 1929 en URSS). On monte en épingle les difficultés que suscite la recherche d’un nouveau mode de vie, on dénonce des abus isolés comme s’ils étaient la conséquence générale et inéluctable de l’effervescence des mœurs. La bolchevik Smidovitch écrivait dans la Pravda : « 1) Tout komsomoletz, membre de la Jeunesse communiste, [...] et tout autre blanc-bec a le droit de satisfaire ses besoin sexuels. Pour des raisons cachées, cela paraît être une loi non-écrite. S’abstenir est considéré comme “petit-bourgeois” ; 2) Toute komsomolska [...] ou toute autre étudiante doit satisfaire aux exigences de tout homme à qui elle plaît, faute de quoi elle “petite-bourgeoise” et ne mérite pas ne nom d’étudiante prolétarienne. Comment de telles passions africaines ont pu se développer ici dans notre Nord, cela dépasse mon entendement [4]. » Croirait-on pas lire l’affiche de 1918 précédemment citée ? Les idéologues bourgeois devaient auparavant dénaturer les proclamations bolcheviks pour les rendre effrayantes, ils n’ont plus qu’à les retranscrire, puisque elles-mêmes déforment la réalité pour mieux fustiger la dépravation d’origine bourgeoise. La propagande contre-révolutionnaire allemande reproduit le texte de Smidovitch en le prenant au pied de la lettre, comme une description fidèle des règles en vigueur en URSS. « Comme la bonne volonté de la part des femmes fait parfois défaut, ajoute le Deutscher Volkskalender (1932), le viol est devenu en Union soviétique un véritable fléau [5]. »

Addendum (2005) : J’aurais du noter que, même formulée sur un ton pudibond et additionnée de racisme, la protestation de Smidovitch pouvait s’appuyer sur des comportements machistes bien réels. La loi non-écrite selon laquelle les femmes doivent satisfaire les hommes vaut sous tous les régimes ; nul doute que de soi-disant révolutionnaires ont usé du chantage au « modernisme sexuel prolétarien » pour vaincre les résistances des femmes.

Reich rappelle qu’en 1928, dans la région de Bakou, une jeune fille fut dépecée vivante par son père et ses frères, pour la punir d’avoir quitté le domicile paternel, fréquenté des réunions féministes et paru sur la plage en costume de bain. Onze ans après la révolution ! L’indignation soulevée par son assassinat renforça la mobilisation de la jeunesse contre les survivances du patriarcat féodal. Ici et là, apparurent des communautés de jeunes, garçons et filles (voir le journal de l’une d’entre elles dans La révolution sexuelle). Or, c’est à la même époque où l’idéologie féodale est enfin battue en brèche dans la vie réelle des gens, que s’achève, venue du sommet de l’État, la réaction moraliste. La législation antihomosexuelle abrogée en décembre 1917 est rétablie en 1934, l’avortement est dénoncé comme un signe de dégénérescence.

Cette régression bolchevik eut naturellement son écho dans la propagande de la section française de l’Internationale communiste. L’Humanité du 31 août 1934 lançait un appel « Au secours de la famille ! ». Dans un texte halluciné, Vaillant-Couturier y prêchait « le droit à l’amour » [sic ». Le « monde français » [sic] risquait de revenir en héritage aux communistes « mutilé, atrophié, appauvri en hommes ». « Ils [les communistes] ont rompu une fois pour toutes avec la vieille tradition petite-bourgeoise - individualiste et anarchiste - qui fait de la stérilisation un idéal [6]. Ils veulent hériter d’un pays fort, d’une race nombreuse. L’exemple de l’URSS leur montre la route. Mais il faut dès à présent employer les vrais moyens de sauver la race. » En fait de droit à l’amour, c’est un plaidoyer pour les familles nombreuses auquel se livre Vaillant-Couturier, qui conclut : « Écrivez-nous les jeunes, écrivez-nous, les papas et les mamans [7] !... »

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Dans les années 30, les staliniens français n’étaient pas les seuls à se soucier d’« améliorer la race », mais il serait un peu court, hélas, de n’y voir qu’un refrain à la mode. La répression sexuelle se révèle un auxiliaire indispensable de la police politique, et dès lors que le parti s’arroge le droit d’organiser la vie des gens, il est conduit logiquement à l’eugénisme. C’est ce que démontre l’histoire de la Chine des cinquante dernières années.

En 1939, puis en 1944, la législation adoptée dans les zones occupées par le PCC rendit le divorce plus difficile à obtenir. Quant au mariage, il n’était toujours autorisé qu’à partir de vingt ans pour les hommes et dix-huit pour les femmes. Faire l’amour plus tôt était fortement déconseillé. Lorsqu’il arriva au pouvoir, la régression idéologique du parti sur ces questions était pratiquement consommée.

Il semble qu’à la faveur du chaos de la « Révolution culturelle », le contrôle de la vie quotidienne se soit parfois relâché « si l’on en juge par la rigueur de la propagande officielle contre “le vent maléfique qui pousse à tomber amoureux et à se marier tôt” » (Chi-hsi Hu). Les ratés de la machinerie bureaucratique font d’autant mieux ressortir la rigidité morale qui prévalait à l’époque. Dans Les Années rouges, Hua Linshan raconte que lors d’un épisode opposant les bureaucrates aux ouvriers radicaux, l’un de ceux-ci fut attaqué dans un dazibao qui le décrivait avec force détails... en train de se masturber sous sa douche [8]. À Han Suyin, qui s’étonne du grand nombre d’enfants de moins de quatorze ans dans une localité chinoise qu’elle visite en 1977, son interlocuteur explique dans un éclat de rire : « Un peu d’anarchisme pendant la Révolution culturelle [9] ! »

À partir des années 60, le puritanisme trouva dans la question de la surpopulation une justification supplémentaire. La contraception était recommandée, mais le droit de convoler repoussé vers vingt-huit/trente ans pour les hommes et vingt-cinq/vingt-six ans pour les femmes. Sans même parler de leur caractère intrinsèquement répugnant, ces mesures collectives ont eu des conséquences dramatiques, dont les effets sont encore sensible aujourd’hui. Le malthusianisme, ajouté à la pudibonderie, a finalement renforcé les comportements traditionnels les plus odieux. Les mariages arrangés par les familles sont encore très répandus ; dans certaines régions, les paysans pauvres vendent couramment les adolescentes comme épouses ou servantes. Le Quotidien du peuple reconnaissait, en avril 1983, qu’en milieu paysan l’habitude s’est conservée de noyer à la naissance les bébés de sexe féminin, jugés excédentaires [10]. En 1987, le gouvernement du Sichuan, la région la plus peuplée de Chine, jugeait utile de réitérer l’interdiction expresse de « la noyade, l’abandon ou le meurtre de bébés filles et de leur mère [11].

La presse occidentale (et chinoise !) n’a pas manqué de saluer en 1986 comme une étape décisive de la libéralisation des mœurs la première exhibition de femmes culturistes en bikinis. Mais le moindre flirt, comme d’ailleurs une attitude frivole ou frondeuse, peut mener en centre de redressement les filles et les garçons de treize à dix-sept ans. « Ils finissent par y révéler des fautes secrètes, que même la police ou leurs parents ignoraient », confie le directeur de l’une de ces maisons de correction post-maoïstes [12]. Les adultes ne sont pas oubliés : dans la région de Shanghai, on compte que près du tiers des expertises psychiatriques, effectuées sur demande de la police à la suite de dénonciations, sont motivées par l’adultère. Les « experts » concluent « souvent » à la maladie mentale. La médecine prend en charge une autre catégorie de déments, les homosexuels, qu’elle traite à l’aide de neuroleptiques [13].

Par ailleurs, la Chine est sans doute le pays du monde où l’on enferme et exécute le plus d’hommes sous prétexte de « viol », notion qui recouvre toute espèce d’activité érotique. Le petit-fils de l’un des fondateurs de l’Armée rouge a été légalement assassiné en septembre 1983 ; il était accusé de « viol » et d’avoir fondé un club naturiste [14] !

Depuis 1980, la propagande du régime associe ouvertement planification familiale et eugénisme. À cette date, Le Quotidien du peuple proposait d’interdire la procréation aux « imbéciles, aliénés, hémophiles, et aux sujets atteints d’achromatopsie (impossibilité de distinguer les couleurs) [15]. En 1987, on parlait dans le Sichuan d’ajouter à cette liste les « psychoses », considérées comme « maladies héréditaires ». Il s’agit, disait le Parti, de « donner naissance à des bébés en meilleurs santés et plus intelligents [16] ». Si cette perspective ne suffit pas à faire renoncer les femmes à une deuxième ou une troisième grossesse, on recourt à des méthodes plus expéditives. On a signalé, en 1982, des rafles de contrevenantes, emmenées par camions militaires dans des cliniques, où elles ont été contraintes d’avorter. Plusieurs centaines de personnes ont également été stérilisées de force [17].

Il serait réconfortant au moins de pour tenir ces pratiques pour la marque distinctive des régimes totalitaires, mais les démocraties n’ont rien à leur envier dans l’horreur. Tout au plus avons-nous la discrétion de la tenir pour anecdotique. Au fur et à mesure que s’ouvrent les archives, nous découvrons par exemple qu’entre 1941 et 1975, plus de 9 000 femmes et 4 000 hommes ont été stérilisé[e]s de force dans la très libérale Suède. Un e loi permettait aux médecins d’imposer cette opération pour des raisons d’« hygiène sociale ou raciale ». Une jeune fille de dix-sept ans fut ainsi stérilisée en 1953 parce qu’elle était « coquette, crédule, minaudière et facile à mener », et qu’il était « préférable pour la société qu’elle n’ait pas d’enfants [18] ». Aux USA, plus de 70 000 personnes, déficients mentaux, « asociaux », paysans pauvres, syphilitiques, ont été stérilisées entre 1920 et 1970 [19]. Dans ce même pays, de 1913 à 1972, une loi - appliquée dans de nombreux cas - autorisait la castration de tout prisonnier à sa troisième récidive, quelle qu’ait été la nature des délits commis [20].

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Il est une légende qui me fait douter d’avoir vécu sur la même planète que ceux qui me la rapportent, c’est celle de la « Grande Révolution sexuelle » qui aurait secoué les démocraties occidentales dans les années 70. C’était, me dit-on, le temps où tout le monde baisait avec tout le monde. Que mon interlocuteur soit trop jeune pour l’avoir vécu ou bien n’ait lui-même baisé avec personne doit être regardé avec confiance comme une garantie d’objectivité historique. Force m’est donc de conclure piteusement que j’ai manqué le meilleur de mon époque.

À quelques décennies de distance, c’est la même blague qu’on nous ressert à Paris et à Moscou : il y a eu une révolution, ça s’est très mal passé, mais vous n’avez plus rien à craindre. Nous détenons maintenant la formule du bonheur : monogamie + œstro-progestatifs.

Avant de symboliser la « liberté sexuelle » pour une génération, la pilule fut un produit du bond en avant de la recherche pharmacologique dans l’immédiat après-guerre. En dépit de son rôle emblématique, moins du tiers des femmes en âge de procréer l’utilisent, tandis que la moitié n’emploient aucune méthode de contraception et recourent aux procédés traditionnels (abstinence, coït interrompu, avortement) qui - en y ajoutant l’infanticide - avaient permis que la limitation des naissances fût chose acquise en France, à la fin du XIXe siècle.

Le mouvement contestataire des années 70, qui se fixait pour objectifs la contraception et l’avortement libres et gratuits, ne put que transposer dans la société moderne (asepsie et sécurité sociale) la situation antérieure à la Première guerre mondiale et à la fameuse loi de 1920, justement promulguée pour museler un mouvement néomalthusien si vivace qu’il disposa un temps d’un journal quotidien. La loi ne sera abrogée - partiellement - que cinquante ans plus tard et sert encore en 1988 à poursuivre des militantes du Planning familial pour « provocation à l’avortement ».

Qualifier cette circularité historique de « révolutionnaire » relève de la mystique progressiste. Certes les lycéennes peuvent se procurer gratuitement la pilule sans l’autorisation de leurs parents. Quoiqu’elle n’ait jamais menacé l’ordre moral, je parie que cette mesure, que la démagogie électorale dicta à un président de la République de droite, sera abrogée tôt ou tard par ses amis politiques pour des motifs électoraux symétriques. Mais j’ai assez participé aux combats de cette période pour souhaiter que les adolescentes en tirent tout le profit possible. Pareillement, je me réjouis que les femmes puissent ne plus avoir l’œil rivé sur le calendrier et qu’elles aient davantage de chances qu’il y a quarante ans d’avorter sans honte et sans risque pour leur vie (toute formulation plus optimiste serait exagérée). Je vois que nous avons obtenu que soient appliqués - non sans restrictions - aux choses du corps et de la reproduction, qui touchent chacun de nous au plus profond, les progrès techniques dont personne n’aurait songé à priver l’industrie de la hi-fi, du char d’assaut ou du fume-cigarette. Encore cette prodigalité scientifique ne va-t-elle pas jusqu’à permettre à chacun de se procurer en pharmacie les moyens d’une mort aussi douce que possible.

Parvenus à cette étape de la sage des temps modernes, nous sommes supposés bondir de nos sièges en laissant éclater notre enthousiasme ! On m’excusera d’être aussi ému par ce récit que par le budget du commerce extérieur. Pour ce piteux résultat, le terme d’« évolution » convient amplement, sous réserve d’en souligner la lenteur et la précarité.

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Nous ne connaissons le rôle du sperme dans la fécondation que depuis quelques centaines d’années, mais ce laps de temps a suffi à la religion pour identifier érotisme et reproduction. La fiabilité récente des méthodes contraceptives vient à peine d’entériner l’indépendance du plaisir que, déjà, la procréation s’émancipe du corps.

Le désir d’enfant figurait il y a quinze ans dans l’argumentaire en faveur de la liberté de contraception. « C’est tout de même plus chouette de vivre quand on est désiré », faisait dire une affiche du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) à un nourrisson rigolard. Étant donné le débat dans lequel sa remarque devait faire poids, il aurait fallu écrire « quand on a été désiré ». Se faire attendre et savoir se faire désirer sont pour un enfant deux étapes bien différentes ; même si l’on admet avec certains psychanalystes que ne sortent du ventre de leur mère que les bébés qui l’ont bien voulu, l’expérience montre qu’un enfant attendu n’est pas forcément accepté lorsqu’il paraît. Quant à la fécondation, on s’accorde à penser qu’elle échappe à la volonté du futur enfant qui n’existe encore nulle part. C’est bien là que réside l’arbitraire essentiel de la procréation, que la libre contraception n’entame en rien : on ne saurait « désirer » un non-être ; en revanche, on se souhaite soi-même parent, éducateur, enceinte, allaitante, etc. Le désir d’enfant, pour peu qu’il soit pensé, est - à l’origine - strictement égoïste. Mais, dans la propagande du MLAC comme encore aujourd’hui, ce désir n’est pas interrogé, il est avancé comme un droit moderne et une victoire remportée sur le hasard. Le « projet d’enfant » maquille la reproduction aux couleurs contradictoires du désir et de la rationalité.

Nul ne naquit jamais de la rencontre, aussi brève fut-elle, d’un homme et d’une femme, mais plutôt de celle, fort hasardeuse dans son déroulement et ses conséquences, d’un ovule et d’un spermatozoïde. L’idée d’une re-production individuelle est dépourvue de sens et le fantasme des parents, qui croient observer dans leur progéniture un nouveau développement d’eux-mêmes ou une harmonieuse combinaison de leurs qualités respectives, égale en ridicule l’habitude de certaines dames de charité du siècle dernier [XIXe] qui brodaient leur chiffre sur les vêtements qu’elles donnaient à leurs pauvres afin de les mieux distinguer dans la rue.

Par une étrange obstination de l’illusion, c’est au moment où la science réduit effectivement l’origine d’un être humain à une manipulation de laboratoire, et la rend visible dans un tube à essai, que les couples en mal de parenté viennent exiger d’elle la légitimation de leur « désir d’enfant ».

Après la contraception, les techniques de « procréation assistée » sanctifient un droit à l’enfant (comme l’on dit « droit au travail », « au logement », etc.) dans une société où les enfants n’ont aucun droit. Je m’empresse d’écarter l’argument hypocrite qui voudrait prendre en compte l’opinion future des enfants produits par les techniques nouvelles. « Que dira cette petite fille quand elle saura qu’elle est la sœur génétique de sa mère ? », etc. Personne ne s’est jamais soucié de ce que pensent les enfants du monde dans lequel on les met ou des motivations, en général inavouées, de leurs parents. Il n’y a donc aucune raison de feindre les prendre en considération aujourd’hui.

Si toutes les cultures rapprochent féminité et fécondité, elles adoptent des attitudes bien différentes devant leur dissociation accidentelle. En Afrique, par exemple, où le don d’enfants entre adultes de la même famille est très répandu, l’anonymat bureaucratique de notre système d’adoption ferait grimacer de dégoût. Dans certains sociétés dites primitives, une jeune promise peut librement prendre amant et apporter le fruit de sa liaison dans sa corbeille de mariage. Les enfants seront considérés comme ceux du mari, bien que tout le monde, lui compris, connaisse le père génétique [21]. Même dans nos parages, loin de ce que la camarade Smidovitch aurait appelé des « passions africaines », il arrive qu’une femme seule ou dont le compagnon est stérile recourt pour enfanter à la complaisance d’un ami, sans s’embarrasser d’éprouvette ou de seringue. On ne discerne pas, derrière le masque de la « procréatique », ce désir de vie (qu’il y ait de la vie et que chacun en ait sa part) qui s’accommode du hasard et contourne la fatalité avec bonne humeur. En bannissant le nom, l’érotisme, la communication, l’émotion, autant dire l’humanité, au profit de la technique médicale et de l’argent, la nouvelle science fait d’un acte gratuit et convivial une monstruosité.

Le rôle biologique spécifique de la femme dans la reproduction se définit désormais par la valeur qui lui est attribué sur un « marché », déterminé comme il se doit par la « demande » des couples, et l’« offre » des mères porteuses qui louent leur utérus le temps d’une grossesse. L’apostrophe ironique de Voyer à l’homme que la valeur réduit au transport de marchandises, « Hep, porteur ! », se décline aujourd’hui au féminin. De la femme en couches, on dit qu’elle est « en travail » ; on sait maintenant que le fœtus est un produit dont il est possible de chiffrer le coût des stades successifs d’usinage : fécondation, portage, alimentation, puis éducation. Dans des « banques » de sperme, on conserve les embryons congelés, dont l’étiquette mentionne la date de péremption, au-delà de laquelle leur « transfert » est déconseillé. Cette domestication définitive des corps et de la reproduction par l’économie se devait d’être sanctionnée rapidement par le Droit. En janvier 1986, un tribunal ouest-allemand déclarait recevable la plainte de parents adoptifs, auxquels une prise de sang pratiquée sur leur fille âgée d’un an apprenait que celle-ci était le fruit d’un coït entre sa « mère porteuse » et... son mari, et non le produit de l’insémination artificielle facturée 27 000 marks. Selon les magistrats, le dommage pouvait être assimilée à un « accident de fabrication », l’enfant ayant été « commandée comme une marchandise, au prix moyen d’une voiture neuve [22].

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Étymologiquement, l’enfant (infans) est celui qui ne parle pas, c’est-à-dire pas encore. L’époque moderne a fait de cette condition transitoire une malédiction juridique qui poursuit le jeune, quinze après qu’il a acquis le langage. L’adolescent est cet enfant prolongé artificiellement, qui sait parler, mais n’en a pas le droit.

Le massacre émotionnel des enfants commence dans la famille et se poursuit à la maternelle, qui s’est acquis, pour d’obscures raisons, la réputation de favoriser l’éveil des tout-petits [voyez les niaiseries d’un Vaneigem]. On leur inculque plutôt les bonnes manières : hygiène, silence et politesse. L’angoisse obsessionnelle des parents et des éducateurs leur fait imposer à l’enfant (au nourrisson déjà) des rythmes stricts d’alimentation et de sommeil. On exige d’eux qu’ils soient « propres », en d’autres termes qu’ils chient à heures fixes (précision qui n’eût pas été superflue pour expliquer nos mœurs à des parents du XVIIe sicècle). L’« acquisition de la propreté », conçue comme une commodité domestique autant que comme un idéal, est l’occasion d’inculquer très tôt la honte du corps. La découverte impromptue d’une activité érotique, solitaire ou collective, permettra de parachever la culpabilisation de la curiosité, de la communication et de l’esprit critique. Ce qui pourrait en subsister sera traité à l’école.

Rendu dès son jeune âge honteux de lui-même, privé de l’apprentissage autonome du plaisir et des relations amoureuses, l’adulte est un handicapé affectif, que le refoulement de ses désirs et l’ignorance de son corps rendent incapable d’établir des relations humaines profondes. Des millions de jeunes filles et de femmes n’éprouvent qu’un plaisir médiocre à faire l’amour, ce qui ne leur attirerait que moqueries si elles l’avouaient (après tout, elles peuvent lire des ouvrages spécialisés, non ?). Aussi se bornent-elles à déclarer aux sondeurs d’opinion qu’elles « préfèrent la tendresse », reprenant à leur compte, comme on les y invite, une vision de l’amour qui dissocie le « plaisir sexuel », qu’elles n’éprouvent pas et auquel elles renoncent, et la tendresse, qu’elles n’obtiennent pas davantage de leurs amants. Le rôle dévolu au mâle dans le coït étant honorifique (ne domine-t-il pas la femme ?), son éjaculation (trop) facilement procurée est regardée comme la preuve suffisante de son épanouissement. D’où l’on est empêché d’apercevoir qu’il n’est pas mieux loti que sa compagne. Elle a rêvé d’orgasme, il l’éprouve tous les jours ; elle ne sait pas parler de son manque, et lui n’a pas l’emploi de sa trouvaille. La « Révolution sexuelle » les laisse plus honteux encore, et sans excuse.

S’ils en crèvent, c’est bien leur faute ; on leur fera grief de leurs plaisirs comptés, c’est encore trop. Pour qui se prennent-ils à la fin ?

Ce que la civilisation engendre et se montre impuissante à combattre, elle l’attribueauxpassions qu’elle n’a pu domestiquer. Plusieurs milliers de femmes meurent chaque années en France d’un cancer du col de l’utérus ; il se trouve des crapule diplômées pour dire qu’elles ont fait l’amour trop jeunes, avec trop d’amants.

Cette détresse consentie qui mène sans bruit de la naissance à la mort, de la chambre à coucher à l’hôpital, et que notre monde feint d’ignorer, l’épidémie de SIDA la rend visiblement scandaleuse. Chaque victime confirme que la « modernité » et l’« évolution des mœurs » sont des jeux de mots sur la honte et le malheur. Hier on vivait mal de vivre sans amour, mais voilà qui est plus net : on crève de ne savoir ni faire l’amour ni en parler. Au « temps mort ( !?) » de 30 secondes nécessaire pour enfiler un préservatif, on préfère le risque de la mort à temps. « S’il faut en plus mettre une capote ! » entend-on ! Un imbécile voit même dans cet accessoire « la fin de mai 68 [23] » !

Il n’existe pas d’autre remède à cette misère et aux maladies mortelles dont elle est le terreau, que l’invention d’un nouveau monde amoureux. Il sera bavard, jouisseur, pervers et passionné, ou bientôt nous ne serons plus.

[1] Voir l’article de Chi-hsi Hu, « Mao Tsé-Toung, la révolution et la question sexuelle » dans a Revue française de sciences politique, n° 1, février 1973, que j’utilise pour les références des textes officiels. Les analyses de l’auteur sont d’une maolâtrie naïve.

[2] Cité par W. Reich dans La Psychologie de masse du fascisme, Payot, 1977, pp. 112-113 (e. o. 1933).

[3] Chi--hsi Hu, op. cit. Ce passage a disparu des éditions actuelles des Œuvres choisies de Mao.

[4] Cité par Reich in La Révolution sexuelle (éd. de 1935), 10/18, 1970, p. 277.

[5] in Psychologie de masse du fascisme, p. 115.

[6] Allusion probable au mouvement en faveur de la liberté de stérilisation animé par des anarchistes, dont certains seront jugés et condamnés à Bordeaux l’année suivante. (Addendum 2005 : sur cette question, cf. Claude Guillon, Pièces à conviction, éditions Noésis-Agnès Viénot, 2001.

[7] In La révolution sexuelle, pp. 263-264.

[8] Les Années rouges, Le Seuil, 1987, p. 132.

[9] Les Cents fleurs. La peinture chinoise aujourd’hui, Stanké, Montréal, 1978, p. 171.

[10] Le Monde, 19 avril 1983. Les techniques de diagnostic prénatal, qui permettent de détecter le sexe féminin, parmi d’autres tares héréditaires, faciliteront la modernisation de cette pratique, tandis qu’elles la remettent déjà à l’honneur dans les pays dits développés.

[11] Le Monde, 14 août 1987.

[12] Entretien avec Marie Muller, Nouvel Observateur, 9 au 15 janvier 1987.

[13] Reportage du Dr. Gabriel Wahl, Le Monde, 22 juillet 1987.

[14] Le Matin, 28-29 janvier 1984.

[15] Le Monde, 9 octobre 1983.

[16] Le Monde, 14 août 1987.

[17] Le Monde, 24 avril 1982.

[18] Le Monde, 19 novembre 1986.

[19] Cf. notamment Le Monde, 24 février 1981.

[20] Voir « La répression des homosexuels dans d’autres pays », Partisans, juillet-octobre 1972, p. 167.

[21] Dialogue entre le Pr. René Frydman et l’ethnologue Suzanne Lallemend, Le Monde, 6-7 janvier 1985.

[22] Le Monde, 3 janvier 1986.

[23] Gérard Guégan dans son film 68-69, 1988.

* Emprunté à Charles Fourier, c’est le titre du douzième chapitre de mon livre De la révolution. L’inventaire des rêves et des armes (éd. Alain Moreau, 1988, épuisé).
Ecrit par libertad, à 22:37 dans la rubrique "Le privé est politique".



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