Lu sur
Oulala. « On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu. Le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelque joie passée. La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne. » (La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, 1545)
Il y a fort longtemps, un certain petit père Karl avait remarqué que, lorsque l’Histoire se répétait, c’était comme farce. Plus récemment, les commentateurs du spectacle ne se sont pas privés de repérer les ressemblances et les dissemblances d’un certain « mouvement contre le CPE » avec ce qu’il est convenu d’appeler « mai 68 ». Le plus drôle dans cette affaire, c’est qu’il existe effectivement un personnage tragi-comique qu’on retrouve dans les deux « événements » et qui doit être, en fin de compte, le dindon de la farce : j’ai nommé Jacques Chirac.
Il était en effet déjà là, en 1968, clope au bec, et, dit-on, revolver dans la poche, pour aller négocier avec les syndicats leur collaboration afin d’étouffer ensemble la révolution qui menaçait d’emporter le vieux monde. Et le vieux finaud est toujours présent, certes ridé, le pelage usé et la mine déconfite, devant ce qui ressemble à un mai 68 à l’envers.
Car s’il y a bien dans les récents événements de 2005-6 des ressemblances frappantes avec ce qui s’était passé il y a presque quarante ans, ce que les commentateurs n’ont pas remarqué, c’est que cela s’est passé à rebours.
Alors qu’un an après le « retour à la normale », le vieux Général s’était finalement retiré suite à l’échec d’un référendum, en revanche, sa pâle copie chiraquienne a commencé , quasiment un an avant, par rester en place malgré l’humiliation subie d’une claque référendaire. Premier acte de la farce. A l’un le geste royal de l’abdication. A l’autre, l’entêtement de l’héritier à maintenir le cap d’une entreprise qui tombe en miettes. Chirac est à De Gaulle, ce que Badingue était à Napoléon.
En 1968, les nuits d’émeute avaient suivi le mouvement étudiant, au point que les aboyeurs officiels de l’ordre établi ne se privaient pas de souligner que ne n’étaient plus des étudiants qui se battaient sur les barricades. De fait, c’était largement des fils et filles d’ouvriers de la banlieue. Au contraire, en 2005, l’effervescence sociale a commencé par les émeutes de la jeunesse prolétaire, calomniée comme d’habitude sous les qualificatifs de « racaille », voire de « barbares ». Deuxième acte de la farce.
Ce qu’on suppose avoir été le déclencheur de « mai 68 », le fameux « mouvement étudiant », est arrivé cette fois en fin de parcours, comme conclusion à des événements étagés dans le temps, et apparemment sans lien. Comme d’habitude, les étudiants étaient inquiets de ne pas sentir l’avenir répondre à leurs aspirations de petits cadres en formation. Contrairement aux émeutiers de novembre, ils avançaient en manifestant, bardés d’une revendication sérieuse : « retrait du CPE ». Autrement dit : non au changement proposé par le gouvernement. Retour en arrière, toute. Troisième acte de la farce.
L’échec du mouvement révolutionnaire de Mai 68 avait donné des armes à la réaction pour quarante années de pouvoir et de renforcement du capitalisme. En se répétant à rebours, le mouvement en cours pourrait bien au contraire lui rogner les ailes à toute vitesse. L’élégant Villepin, antithèse de Pompidu, est l’instigateur malgré lui de la chute d’un système dont il se croyait seul à connaître les profonds rouages. Les héros de dessins animés le savent : pour brouiller les pistes, le meilleur moyen est d’avancer à reculons. Ainsi le « mouvement contre le CPE », allant vers l’avenir en lui tournant le dos, avec un certaine insolence et une belle assurance, a déjà déjoué toute tentative des stratèges de prévoir des solutions pour anticiper des conflits futurs.
Certes, on revoit resurgir les mêmes fantômes. Les mêmes (ou leurs copies) leaders syndicalistes, partis de gauche et d’extrème-gauche, avec leurs mêmes figures télégéniques (ou non), se présentent comme alternative, mais à une question qui cette fois n’est même pas posée. Personne n’a encore mis en péril ni la république ni le capitalisme. Les sauveurs de l’Etat n’ont aucun grain à moudre, car c’est de l’intérieur que le monstre se désagrège. Au lieu de la féroce répression d’un Cavaignac , on a les rodomontades et les reculades d’un Sarkozy, petit stalinien de droite en mal de pouvoir. En guise de discours enflammés, les barons et baronnes de la gauche aspirant à gouverner le royaume n’ont aucun étendard à déployer, si ce n’est le calcul de leurs petites ambitions personnelles. Alors même que l’Etat est en train de se déliter, les politiques n’ont d’autre plan que d’en prendre le contrôle. La farce multiplie les candidats dindons.
Même les théoriciens, en face du spectacle inversé d’une révolution dont ils avaient fut un temps disséqué les formes et les travers, ne savent plus sur quel pas de deux danser. Un Baudrillard y voit des « événements voyous », qu’à la mode anglo-saxonne il qualifie de « rogue events ». D’autres se réjouissent avec des rires jaunes de ce que la jeunesse se batte pour du travail. Mais quelle étape suivra la farce ? Nul ne se risque à augurer d’une révolte qu’on voit basculer cul par dessus tête.
Pendant ce temps, on célèbre les prouesses de l’économie triomphante et tout à la fois on s’épouvante de ses conséquences écologiques. Le bonheur de la consommation a des arrière-goûts de mort programmée. On pleure sur quelques dizaines de victimes d’une grippe pour volatiles tandis que la faim, la misère, la tuberculose et le sida, parmi d’autres méthodes de masse de décimation, tuent sans qu’on s’en sente menacé. Les mêmes qui brûlent les voitures, dressent des barricades et s’en prennent aux représentants de l’Etat, achètent les gadgets qui leur façonnent la cervelle selon les modèles du management, se précipitent pour se faire abrutir à coups de décibels et rêvent de conduire les automobiles qui réduiront à néant l’atmosphère de la planète. La farce a des parfums d’absurdité.
Lorsque l’intelligence de ce qui crève le spectacle échappe à ses commentateurs, on s’approche du moment où la mise en scène se prend les pieds dans le tapis de son propre scénario. Comprenne qui pourra. Je ne veux pas expliquer plus. Car ceux qui doutent n’ont pas besoin de preuves. A trop bien dire ce qui se trame, on donnerait des idées à ceux qui veulent que rien ne change.
Les farces, en vérité, cela fait bien rire les enfants.
PAUL Castella