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Classifiées comme hermaphrodites1 jusqu'au 20e siècle, ces personnes ont inventé le terme d'intersexe, après avoir souvent vécu pendant des années dans un sexe attribué de force. Mais si la remise en cause de la construction binaire rigide du sexe et de l'hétérosexualité obligatoire par la théorie et la pratique féministes et LGBT a ouvert les mentalités aux perspectives et aux existences qui ne cadrent pas au sein des normes établies pour le sexe et le genre, jusqu'ici, on a accordé peu d'attention à ces personnes qui s'écartent du modèle prescrit.
Les limites de la perception
Le refus d'entendre la voix des intersexué-es et donc leur
invisibilisation par les médias et les éditeurs augmentent
exponentiellement l'ignorance sociale avec laquelle ces personnes
doivent composer dans leur vie quotidienne. Comment expliquer le rejet
total des médias concernant ce sujet?
S'il est si difficile d'attirer l'attention du public, c'est peut-être parce qu'il ne s'agit pas simplement de faire accepter une présumée différence, mais plutôt parce que les intersexué-es nous obligent à remettre en cause l'idée même de la "normalité du normal". Même dans un contexte féministe, la volonté de repenser ses propres standards normatifs est limitée, ce qui fait que la reconnaissance et la participation des intersexué-es au sein du mouvement féministe sont si difficiles à admettre. En même temps, on souligne le grand écart de pouvoir qui sépare certaines femmes par rapport aux autres et on interroge l'hétérogénéité des femmes en général - ce qui revient à dénoncer l'existence d'une seule catégorie unifiée "femme". Cependant, la catégorie des "non-femmes" semble toujours claire.
Oser parler de l'ambiguïté des frontières est une provocation non seulement pour celles qui proposent une action politique au nom des femmes, mais aussi pour celles dont les analyses et les perspectives sont basées sur la différence sexuelle. Et même dans un contexte féministe queer, où l'hétérosexualité obligatoire et les constructions normatives du sexe et du désir sont une source d'irritation, on ne trouve pas nécessairement un forum pour les questions "intersexes".
Il est évident que les médias féministes ne se sont pas encore intéressés à la mutilation génitale en tant que pratique quotidienne médicale des sociétés modernes occidentales; alors que - et fréquemment avec une pointe de racisme - les contributions sur la pratique "barbare" de la circoncision clitoridienne et de la mutilation de pays africains sont bien établies dans les écrits féministes. Si par contre, les médias féministes portaient leur attention sur la normalisation sexuelle violente qui fait partie de la structure de la médecine occidentale, on verrait ce discours ethnocentrique sous un jour tout à fait différent tout en élargissant l'étendue de la discussion sur un aspect important de l'abus sexuel des enfants.
Se concentrer sur les formes de violence inhérentes aux rapports imposés par les différences de sexe et/ou de genre ne semble pas une priorité pour le moment. Les théories sur la construction et les variations historiques du sexe et du genre sont plutôt souvent interprétées comme s'il existait une liberté individuelle qui nous donne la possibilité de définir le sexe et le genre. Le genre est traité comme une question de goût et de mode, qui se réalise de façons variables sur diverses scènes sociales. Seul le manque de ressources financières ou culturelles est identifié comme un facteur limitant l'individu, alors que les aspects psychologiques et physiques de sa vie et les sanctions sociales et/ou matérielles de l'existence qui y sont rattachées sont apparemment négligés.
Néanmoins, la discussion sur le choix individuel et les variations ludiques possibles est très cynique, si on prend en compte les mécanismes violents employés par la société et la communauté médicale pour enlever de force l'ambiguïté sexuelle des corps des intersexué-es, pour qu'ils soient intégrés dans le système binaire. La raison de l'ignorance qui prolifère toujours dans le domaine de l'intersexualité trouve peut-être sa source dans le fait que la reconnaissance de cette pratique sociale contre les intersexué-es nous inciterait à remettre en cause la promesse libératrice offerte par une perspective non déterminante du sexe et du genre.
Une perspective féministe queer postule que la binarité des sexes et des genres n'est ni une donnée naturelle, ni une nécessité. Dans ce contexte, il apparaît encore plus absurde que ceux et celles dont on a enlevé l'ambiguïté sexuelle de leurs corps soient laissés de côté. Si nous prenons le temps de réfléchir sur l'intersexualité, nous nous rendrons compte qu'il est possible de démontrer à quel point il est difficile, même avec l'aide de toutes les technologies sociales de pointe (incluant la biomédecine) d'affirmer et de maintenir comme une vérité évidente l'existence de deux, et seulement deux sexes, et qu'il soit naturel que tout le monde soit "homme" ou "femme". Le fait que beaucoup de personnes ne répondent pas aux critères de normes rigides n'est pas important puisqu'il y a une panoplie de traitements, des examens sélectifs aux pratiques médicales violentes, pour sauvegarder la supposition culturelle fondamentale de la classification binaire du sexe. Par conséquent, il devient de plus en plus évident que le sexe n'est pas tout simplement le résultat de facteurs discursifs ou psychosociaux, mais plutôt qu'il est constitué au moyen de l'intervention directe sur les corps.
Traitements médicaux imposés
La pathologisation de l'intersexualité est l'autre côté de la médaille
imposée par ceux et celles qui se vautrent dans l'illusion d'être
sexuellement non ambigus et de répondre aux normes de la prétendue
normalité, la Norme. La pathologisation peut être comprise comme un
mécanisme rhétorique et pratique qui sert à empêcher toute remise en
cause du système binaire du sexe. La conception du phénomène de
l'intersexualité en tant que maladie ou difformité sert à revaloriser
la normalité au moyen de traitements et d'autres supposés remèdes.
Si nous regardons de près tous les effets d'exclusion ainsi renforcés, nous restons avec la conviction que les parents et les enfants intersexués eux-mêmes feraient mieux d'apprendre à vivre avec l'ambiguïté sexuelle. À la lumière du fait que cette dernière option n'est même pas considérée comme une possibilité, on se rend compte que les mécanismes contrôlant l'ambiguïté sexuelle ne sont pas du tout dans l'intérêt de ceux et celles qui la vivent dans leurs corps, mais plutôt dans l'intérêt de ceux et celles qui veulent maintenir intacte la hiérarchie qui détermine les rapports de pouvoir entre les sexes, afin d'éviter toute incertitude dans ce même système.
Tandis que les intersexué-es se sont organisés politiquement pour militer contre les normes rigides du sexe et du genre, une perspective différente émerge qui explique historiquement et culturellement la fonction variable (mais toujours coercitive) du sexe et du genre en tant que construction sociale. Cela implique que nos modèles d'interprétation et d'explication de l'intersexualité doivent aussi changer. Au lieu d'une maladie, d'une déviation pathologique constituant un phénomène médical, l'intersexualité peut se concevoir comme un phénomène social et politique : une façon d'être, qui est à la fois créée et interdite par les normes binaires du sexe et du genre.
Une nouvelle façon de penser et de vivre devient possible si on commence par la prémisse voulant que le système binaire du sexe et du genre soit "un idéal" social que seule une petite minorité peut atteindre et que la nécessité d'un tel idéal est déterminée socialement. Qu'est-ce que cela pourrait signifier en ce qui concerne les possibilités et les limites de changer les relations actuelles entre les sexes? Qu'est-ce que cela pourrait signifier si nous recherchions des stratégies politiques qui ne se limitent pas à la parodie et à la mascarade, ni à une simple reconnaissance de tolérance de "l'autre"?
Acceptation ou déstabilisation?
En ce qui concerne les stratégies de représentation publique, deux
approches peuvent être distinguées : se servir de la politique
minoritaire pour revendiquer la reconnaissance des intersexué-es en
tant que groupe spécifique opprimé socialement et chercher à
déstabiliser la construction d'un idéal en attirant l'attention sur
l'ambiguïté, la variabilité et les contradictions inhérentes au genre
et à la "normalité" sexuelle. Entre ces deux stratégies existe une
tension, sinon une incompatibilité, parce que la première crée une
autre catégorie d'identité - un résultat, qui est critiqué par la
deuxième stratégie comme une homogénéisation problématique.
Néanmoins, d'après moi, il vaut mieux les placer côte à côte sur la scène publique plutôt que d'essayer de faire un choix entre les deux ou de proposer une synthèse. Il est préférable de comprendre la politique comme un échange continuel d'idées plutôt que de poursuivre l'illusion de détenir la seule vérité politique. Tout de même, il est approprié de réfléchir sur les effets différents de ces deux stratégies, à quels intérêts elles servent et à quel public elles s'adressent, afin de transformer la tension en quelque chose de productif.
La division médicale scientifique de ce qui a été autrefois appelé hermaphrodisme en divers syndromes empêche la compréhension de l'intersexualité comme étant un phénomène social et politique. Conformément au principe de "diviser pour régner", cette conceptualisation de l'intersexualité comme un ensemble de plusieurs syndromes médicaux aboutit à une conception qui rend presque impossible le fait de voir l'oppression et la force qu'on nous a imposées. Pour résister à ce processus, il pourrait être utile d'agir sous un nom commun et de créer un groupe social qui tienne compte des sujets en tant que locuteurs plutôt qu'en tant que sujets médicaux. Mais encore une fois, n'importe quel mouvement politique qui a l'intention de définir l'intersexualité comme un groupe identitaire est en train de créer une nouvelle "catégorie spéciale", même si elle est justifiée par la marginalisation imposée par l'"anormalité" dans la structure sociale dominante. Toutefois, il y a une différence qui découle de la manière dont on procède.
On peut revendiquer ses droits en tant qu'individu ou on peut revendiquer d'être classifié dans une catégorie spéciale. Dans le dernier cas, ceux qui sont en position de pouvoir se servent de leur privilège pour nier ou accorder des droits. Si, d'une position marginalisée, il y a des demandes d'identité, de reconnaissance des torts subis par les intersexué-es et de la condamnation de l'intervention violente sur leurs corps, ceci ne signifie pas que ces demandes soient universelles, a-historiques ou sans contexte, mais plutôt qu'elles répondent à des besoins et à des expériences concrètes différentes selon les personnes qui ont subi ces dommages. Ces personnes peuvent, en se référant à la perspective dominante dans nos sociétés, être soutenues sans pour autant que toutes les personnes intersexué-es partagent la même revendication de reconnaissance, d'intégrité et d'identité.
Le privilège de la normalité
Comment focaliser l'attention sur les mécanismes du fonctionnement du
pouvoir? Comment développe-t-on des perspectives de changement sans
renforcer la structure hiérarchique qui détient le pouvoir et contrôle
le système législatif auquel on doit s'adresser?
L'invisibilisation de l'intersexualité par la société n'est pas le résultat de l'embarras ou de l'incertitude que l'on ressent quand on est confronté à un "autre" dans un contexte social où il doit être intégré en tant qu'"autre" sans déranger l'ordre établi. Et s'il devenait clair que la "certitude" de l'identité de chacun-e est basée sur la marginalisation d'autres identités? La confrontation avec l'intersexualité déstabilise l'identité qui est enracinée dans le système binaire. On est confronté par les rapports de force et de pouvoir utilisés pour assurer l'effacement de l'ambiguïté comme moyen de maintenir la structure hiérarchique des relations entre les sexes et les rôles de genre. C'est exactement là où se trouve la menace pour la culture dominante, mais peut-être aussi la promesse de remettre en cause le privilège de la normalité.
C'est seulement dans cette perspective qu'on peut trouver l'occasion de créer des coalitions - et de négocier les différences d'intérêts - entre ceux et celles qui se sentent "confortables" avec la construction binaire du sexe et les personnes qui sont incapables ou qui refusent de s'y adapter. Si on comprend l'intersexualité comme un produit de la hiérarchie rigide binaire, tout en l'acceptant comme une expérience concrète individuelle et une façon d'être historique, on ouvre la possibilité de remettre en cause le système rigide normatif binaire du sexe et du genre et de s'y opposer.
Par Antke Engel via la liste Who Is a Woman. Traduit de l'allemand par Curtis E. Hinkle. Revu et corrigé par Lucie Gosselin. Disponible aussi en anglais.
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Cet article a été à l'origine publié dans : Hamburger FrauenZeitung No. 53, automne 1997: pp. 26-28: avec le titre "ene mene meck und du bist weg. über die gewaltsame herstellung der zweigeschlechtlichkeit". Traduction de l'allemand : Curtis Hinkle et Antke Engel, avec un remerciement spécial à Nina Schulz.
Je remercie Birgit-Michel Reiter pour les conversations que nous avons eues par téléphone et par courrier électronique. Sans ces échanges intellectuels et provocateurs, je n'aurais pas écrit cet article. Bien que je sois engagé pour la dénaturalisation et la déstabilisation de la hiérarchie rigide binaire de sexe/genre depuis assez longtemps, quelque chose m'avait retenu de faire face aux formes de violence auxquelles les intersexué-es sont soumis. Je suis reconnaissante pour mon changement de perspective.
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Notes
(1) D'un point de vue purement juridique, les hermaphrodites n'existent
pas. La loi exige qu'une personne soit de sexe féminin ou masculin. Il
n'y a aucune place pour l'ambiguïté.
(2) Qui pourrait aussi expliquer le désintérêt actuel pour le viol, l'abus sexuel des enfants, la pornographie haineuse et la violence croissante envers les lesbiennes et les gays, dont la signification dans la construction du genre est rarement discutée.
Page reliée : Un mouvement qui nous ébranle fortement, 15.06.2003