--> par Jean-Marie Harribey (1), économiste.
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L'Humanité : "Depuis qu’il a mis en oeuvre une politique calamiteuse pour la condition salariale et mirifique pour les classes supérieures, le gouvernement français, avec l’aide des « penseurs » du libéralisme, a inauguré une méthode de communication pour masquer la violence faite aux plus pauvres et sa complicité avec la France d’en haut. Communiquer par antiphrases, c’est-à-dire appeler une chose par son contraire, comme la novlangue stigmatisée par Orwell dans 1984. « Réhabilitons le travail » en le précarisant. « Sauvons la retraite par répartition » en créant des fonds de pension. « Préservons le système de santé collectif » en l’ouvrant au marché. « Protégeons les services publics » en les offrant à la concurrence. Et bouquet final : on assiste à « la revanche du travail » (Nicolas Baverez, le Monde du 24 septembre 2004) pour signifier celle du capital.
Le stratagème est habile : il consiste à partir d’une prémisse juste et ensuite à délivrer un message prenant à contre-pied ceux dont la vigilance a été endormie par ladite prémisse. Il faut travailler davantage, entend-on de tous côtés, car « seul le travail crée la richesse ». Les patronats et gouvernements européens, le FMI, l’OCDE auraient-ils redécouvert l’économie politique allant de Smith à Marx ? Avec le zèle des nouveaux convertis, M. Raffarin affirme que « seul le travail peut financer le social ». Oubliées les âneries sur les fonds de pension prétendument capables d’engendrer de la richesse et de faire fi de l’évolution démographique ! Balayés les propos lénifiants sur les miracles attendus de la « création de valeur » en Bourse. Les libéraux ne rêvent plus au septième ciel virtuel, ils ont dorénavant les pieds sur terre : « Pour avoir plus, travailleurs, travaillez ! »
Les 35 heures auraient mis la France par terre à cause de l’alourdissement du coût salarial et, pire pour l’imaginaire capitaliste, auraient habitué les Français à l’idée que travailler moins était mieux. Or, de l’aveu des chefs d’entreprises, celles-ci ont récupéré en productivité horaire ce qu’elles ont concédé en RTT. Les 35 heures auraient-elles empêché les créations d’emplois et généré du chômage ? Le passage aux 35 heures représentait une RTT de 10 %, et donc un potentiel de 1,8 million d’emplois nouveaux par rapport à 18 millions de salariés. Mais 8 millions d’entre eux, travaillant dans les entreprises de moins de 20 salariés, ont été exclus de la mesure, gommant 800 000 emplois potentiels. Comme la seconde loi Aubry a enlevé l’obligation contenue dans la première de créer au moins 6 % d’emplois pour pouvoir bénéficier des aides de l’État et qu’en trois ans les entreprises ont gagné environ 6 % de productivité, elles ont ainsi évité 6 % de 10 millions = 600 000 embauches. Total : les 35 heures ont permis de créer 1 800 000 - 800 000 - 600 000 = 400 000 emplois. C’est insuffisant, mais la RTT a été efficace à 100 % dans le cadre des contraintes exorbitantes qui lui ont été imposées. Il ne reste plus alors aux libéraux que de porter la polémique au niveau symbolique : la France, championne de la paresse, « décroche ».
Comme nous travaillons moins longtemps que les Américains, nous produisons moins qu’eux (retour à la prémisse ci-dessus). Et les libéraux de gloser sur la productivité par tête plus élevée aux États-Unis, tout en étant plus discret sur le fait que c’est l’inverse pour la productivité horaire, véritable mesure de l’efficacité économique. Qu’est-ce à dire ? Que seule la RTT introduit un écart entre les évolutions des deux productivités, dégageant ainsi une marge de manoeuvre pour la création d’emplois. Ce n’est donc pas la RTT pour tous qui est malthusienne, c’est la mise à l’écart définitive du « banquet » de 10 % de la population active au chômage et de 16 % à temps partiel imposé, deux formes injustes de RTT avec rationnement. Si les propagandistes du travail forcé avaient lu le rapport du CAE signé par Gilbert Cette (Productivité et croissance), ils sauraient que « le niveau du PIB par habitant d’un pays ne peut être considéré comme le seul indicateur pertinent de son développement et de son niveau de vie. De nombreux autres facteurs influencent le niveau de vie. La perte de PIB associée à un ralentissement de la productivité peut néanmoins être associée à une amélioration du niveau de vie si ce ralentissement est lui-même source d’un meilleur confort de vie et s’il est perçu comme tel par la population concernée. Il peut par exemple en être ainsi dans le cas d’une réduction de la durée du travail ».
La prétendue « revanche du travail » consiste à : 1) « augmenter le volume du travail » (de ceux qui ont déjà un emploi, mais en laissant au chômage ceux qui voudraient participer à la « hausse du volume ») ; 2) « baisser le prix relatif du travail » (par rapport à celui du capital, qui n’est autre que sa rémunération) ; 3) « améliorer la qualité du travail » (dont chacun pourra apprécier l’ampleur si les salaires baissent). Ainsi, l’économie sera prospère lorsque les détenteurs de capitaux, qui ont connu au cours des années 1980-1990 une amélioration de 8 à 10 points de PIB de leur part relativement à celle des salariés, verront la marche en avant de leurs profits reprendre son cours.
La problématique réelle du capitalisme néolibéral est aux antipodes de l’affichage médiatisé. Devant la difficulté à poser des bases solides d’une accumulation durable, à cause des exigences faramineuses de rémunération financière qui pèsent sur les salaires et l’emploi, à cause aussi des contraintes écologiques croissantes, le capital a besoin de légitimer une baisse généralisée du coût salarial pour tirer parti des opportunités que lui offre l’arrivée sur le marché mondial de régions où les conditions d’extraction de la plus-value sont meilleures, et ainsi mettre en concurrence toutes les forces de travail du monde.
Après avoir aboli les obstacles à la circulation des capitaux, le capital veut démolir tout ce qui reste des systèmes sociaux et le droit du travail. La loi sur le dialogue social a remis en cause le principe de faveur en accordant aux entreprises la possibilité de déroger aux accords de branches et interprofessionnels. Le rapport Virville proposait des contrats de mission à durée limitée. Raffarin et Seillière veulent introduire la notion de licenciement pour raison de compétitivité. Et le rapport Camdessus préconise « d’en finir avec l’idée que le travail se partage », de travailler plus longtemps, d’instituer un contrat de travail unique assurant une protection « progressive » des salariés au prorata de leur ancienneté : gageons que les employeurs comprendront qu’il ne leur faudra pas les garder trop longtemps !
Communiquer par antiphrases, c’est habiller de blanc les noirs desseins d’un capitalisme incapable d’offrir à l’humanité un autre projet que la marchandisation infinie et dont les idéologues pressentent peut-être que celle-ci risque de buter sur trois obstacles inédits. Le progrès technique fait se rapprocher bon nombre de productions de la gratuité et plonge dans le désarroi les industries correspondantes, qui ameutent la Terre entière au sujet du « vol » de choses qui ne coûtent rien. La connaissance, inséparable de l’être humain, sera plus difficilement appropriable qu’une matière première. D’autant plus, et c’est ce qui doit faire enrager les « maîtres » et leurs penseurs, si les citoyens du monde mondialisé faisaient barrage à cette entreprise. Frappé par le boomerang qu’il a lui-même lancé, le capital crie vengeance.
(1) Dernier livre paru : le Développement a-t-il un avenir ? Éditions Mille et Une Nuits, 2004, 256 pages, 10 euros.