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La Sensibilité Individualiste

Lu sur : Gallica « Le mot individualisme peut désigner soit une doctrine sociale, soit une forme de sensibilité. 

C'est dans le premier sens qu'il est pris par les économistes et les politiques. L'individualisme économique est la doctrine bien connue du non-interventionnisme, du laisser-faire, laisser-passer. L'individualisme politique est la doctrine qui réduit l'Etat à la seule fonction de défense à l'extérieur et de sécurité à l'intérieur ; ou encore celle qui préconise la décentralisation (régionalisme et fédéralisme), ou encore celle qui défend les minorités contre les majorités (libéralisme) et se trouve amenée par la logique à prendre en mains la cause de la plus petite minorité : l'individu.

Tout autre est l'individualisme psychologique. – Sans doute, il peut y avoir un lien entre l’individualisme doctrinal et l'individualisme sentimental. Par exemple, Benjamin Constant fut un individualiste dans les deux sens du mot. On peut être individualiste doctrinaire et ne posséder à aucun degré la sensibilité individualiste. Exemple : Herbert Spencer.

La sensibilité individualiste peut se définir négativement. Elle est le contraire de la sensibilité sociable. Elle est une volonté d'isolement et presque de misanthropie. 

La sensibilité individualiste n'est pas du tout la même chose que l'égoïsme vulgaire. L'égoïste banal veut à tout prix se pousser dans le monde, il se satisfait par le plus plat arrivisme. Sensibilité grossière. Elle ne souffre nullement des contacts sociaux, des faussetés et des petitesses sociales. Au contraire, elle vit au milieu de cela comme un poisson dans l'eau. 

La sensibilité individualiste suppose un vif besoin d'indépendance, de sincérité avec soi et avec autrui qui n'est qu'une forme de l'indépendance d'esprit ; un besoin de discrétion et de délicatesse qui procède d'un vif sentiment de la barrière qui sépare les moi, qui les rend incommunicables et intangibles ; elle suppose aussi souvent, du moins dans la jeunesse, cet enthousiasme pour l'honneur et l'héroïsme que Stendhal appelle espagnolisme, et cette élévation de sentiments qui attirait au même Stendhal ce reproche d'un de ses amis : « Vous tendez vos filets trop haut. »

Ces besoins intimes, inévitablement froissés dès les premiers contacts avec la société, forcent cette sensibilité à se replier sur elle-même. C'est la sensibilité de Vigny : « Une sensibilité extrême, refoulée dès l'enfance par les maîtres et à l'armée par les officiers supérieurs, demeurée enfermée dans le coin le plus secret du cœur. » Cette sensibilité souffre de la pression que la société exerce sur ses membres : « La société, dit Benjamin Constant, est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d'amertume à l'amour qu'elle n'a pas sanctionné... » Et ailleurs : « L'étonnement de la première jeunesse à l'aspect d'une société si factice et si travaillée annonce plutôt un cœur naturel qu'un esprit méchant. Cette société d'ailleurs n'a rien à en craindre. Elle pèse tellement sur nous ; son influence sourde est tellement puissante qu'elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l'on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule, tandis qu'en entrant on n’y respirait qu'avec effort... Si quelques-uns échappent à la destinée générale, ils enferment en eux-mêmes leur dissentiment secret ; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices ; ils n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie et que le mépris est silencieux. »

Georges Palante – La Sensibilité Individualiste

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Ecrit par Mirobir, à 18:52 dans la rubrique "Pour comprendre".



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