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Lu sur : Fabidouwaap « Garde-fou : "Si le désir marque ces pages de son empreinte têtue, c'est qu'il est aussi mien, celui de rencontrer des "autres" qui m'étaient jusque là étrangers mais dont la sincérité, la force d'expression m'attiraient. A travers les histoires que j'ai tenté de raconter se fond aussi celle de ma découverte.
Me voulant simple témoin, mon désir de comprendre me fit glisser parfois dans l'inconfortable peau du voyeur ; honteuse de mes questions, je n'ai bien souvent osé outrer mon indiscrétion.
Car si l'on peut s'affronter dans un débat idéologique artificiel, si des rationalités peuvent se heurter dans leurs divergences, il me semble impossible de remettre en cause l'humanité d'un être car je ne peux en concevoir une antithèse.
Aussi cette étude ne se prétend autre chose qu'un regard, à un moment donné, sur des êtres, leurs actes, leurs mots, un regard réceptacle d'images diffractées par une inévitable interprétation sensible."
PROLOGUE
CONTOURS
La décennie qui vient de s'écouler aura enfanté de multiples générations : génération Mitterrand, génération yuppie, génération morale... A travers cette taxinomie plus médiatique que pertinente, une fermentation "alternative" suit un cheminement impulsif et trouve sa cohérence dans un désir de vivre "ici et maintenant" une socialité qui recrée des liens de solidarité perdus dans la déshumanisation urbaine.
Mouvement, mouvance, scène... la fluidité de ce bouillonnement ne peut autoriser une désignation unique. Si le concept de "scène" a notre prédilection, c'est qu'il ne nous semble ni trop réducteur, ni trop indistinct et nous permet de révéler quelques contours qui ne soient pas des cadres. Les personnages peuvent y évoluer librement, entrer, sortir et s'ils ne sont pas toujours conscients de jouer dans la même pièce, les séances de leurs rêves, désirs, luttes sont foisonnantes et susceptibles d'indiquer une trame commune pour celui qui, un instant s'en écarte et accorde à son regard le temps d'une observation attentive.
Réseau de réseaux, imbrications de familles, recoupements partiels de certaines d'entre elles, rassemblements en de plus grandes entités, rejet de tout déterminisme... autant de raisons qui préservent cette scène d'un encroûtement dogmatique et d'une définition irrévocable.
La scène alternative se retrouve parfois assimilée (improprement) à "l'underground" qui indique plus un degré de connaissance (ou de non connaissance) publique qu'un contenu. Aussi est-il pertinent de distinguer ces deux notions qui peuvent se superposer selon une conjoncture donnée mais n'ont rien en commun d'un point de vue sémantique.
Ce qui nous a semblé émerger avec force des discours que nous avons recueillis est une volonté farouche d'affirmer des valeurs (solidarité, créativité...) dans une lutte existentielle qui ne craint pas de recourir à la violence (verbale, physique) si elle se sent menacée.
FILIATION
Entre 1980 et 1983, les squatts de Belleville à Paris furent le lieu de gestation d'une radicalité et d'un élan de création qui allait gonfler au fil des années. De nombreux Autonomes rompus à l'activisme des années 70 partagent avec de plus jeunes qu'eux une rage de vivre ses désirs dans son temps et son espace et défendent leurs territoires "réappropriés" contre l'agression policière et immobilière.
Les expérimentations fourmillent : bar associatif, animation, concerts, organisation d'espaces communs doivent permettre à l'humain de vivre sa liberté au quotidien et de s'épanouir dans la vie collective. De plus en plus l'individu est devenu le prisonnier d'une rationalité qui l'isole dans son corps et son esprit : vie sociale réglée au rythme des heures de travail et de loisirs planifiés, culture prête à consommer, habitat cloisonné et fonctionnel, le quadrillage du temps et de l'espace étouffe toute volonté de créativité.
Les squatters ne se reconnaissent pas dans cette société sans visage et sans coeur, lointaine et artificielle. Dans leurs luttes, ils conjurent l'isolement et la passivité, vivent une socialité à portée de la main. Les discours ne sont pas une finalité mais accompagnent l'action dans un mouvement dynamique de va-et-vient.
A travers les fréquents concerts organisés dans le squatt de la rue des Cascades, de plus en plus de jeunes rencontrent cette exigence existentielle qui répond à leur mal de vivre et la radicalité qui s'était blottie dans les squatts diffuse peu à peu, en grande partie grâce à une popularité croissante de groupes de rock qui allient l'expression outrée des Punks à un discours politique inspiré de l'Autonomie et de l'Anarchie.
Dynamisée en partie par la colère estudiantine et lycéenne, la scène alternative connaît un essor populaire considérable à partir de 1986. Les initiatives se multiplient : associations organisant des concerts, fanzines, labels associatifs, groupes... un foisonnement de micro-structures extrait de la confidentialité le désir inconditionnel de vivre sa vie au plus proche de soi.
Media privilégiés de cette radicalité, les groupes deviennent de plus en plus célèbres, attirant des milliers de spectateurs à leurs concerts. Leurs disques atteignent des chiffres de ventes qui attisent l'intérêt des multinationales du disque (les majors). Les premiers transfuges signent de gros contrats, "l'alternative" devenant plus un style qu'un contenu. Le discours se perd dans le show-business, du moins telle est l'image imposée par les détenteurs du pouvoir médiatique plus enclins à vendre des "unes" accrocheuses qu'à mener une investigation sérieuse.
A travers ces dix années d'expérimentation et de créativité (artistique, sociale), on peut suivre le parcours incertain d'une volonté d'immédiateté et d'un désir "religieux" qui s'éprouve jour après jour dans les hésitations, les soubresauts, les relâchements, l'enthousiasme de l'action.
Deux générations semblent se profiler dans cet enchevêtrement de destins. Les inspirateurs rencontrés le plus souvent dans les squatts et héritiers de la pensée d'extrême gauche donnèrent à la scène son impulsion politique, son langage, sa trame idéologique. Bien souvent ils incarnent aussi l'expérience, celle qui de moins en moins se transmet dans les familles écartelées et que l'on puise dans les liens de solidarité du groupe de pairs.
Les plus jeunes firent leurs ces discours qui sous-tendent alors leurs propres actions. Il n'est pas rare aujourd'hui de rencontrer des acteurs "influents" de la scène, âgés de 20 ou 25 ans, nourris aux concerts de Cascades. Les idées s'enchaînent, s'éprouvent et se réinventent dans une continuité de filiation.
Les valeurs défendues ne sont pas lointaines et hypothétiques mais ont une vocation à être appliquée concrètement et sans atermoiements. Les débats sont bien sûr fréquents, les accusations de trahison aussi. Mais posant comme principe l'action immédiate sur la vie, la scène reste ouverte à toute reconsidération et existe plus à travers un réengendrement idéologique constant, nourri de concrétude, qu'un dogme sec qui devient toujours son propre ennemi.
D'aucuns déplorent parfois ce manque formel de cohérence et souhaiteraient voir se constituer une véritable force politique, réunie et structurée. Pourtant cette diversité, qui ne peut s'accomoder d'aucun cadre rigide, nous semble garantir à la scène alternative une vitalité toujours renouvelée et prometteuse.
Il semble qu'à ce jour la filiation perdure dans une troisième génération qui a tiré quelques leçons de la perversion médiatique et retrouvé les chemins de la militance pure. Le medium musical a en quelque sorte joué un rôle pédagogique momentané, s'est fait l'écho de valeurs "rebelles" reprises aujourd'hui par de très jeunes gens qui s'organisent dans des luttes concrètes. L'anti-fascisme, défendue par les Bérurier Noir (dont le texte d'une chanson , "la jeunesse emmerde le Front National",est fréquemment repris lors de manifestations), est désormais une priorité pour les militants du S.C.A.L.P. (Section Carrément Anti Le Pen), par exemple, qui ne se satisfont pas de débats parlementaires et ont choisi d'agir, violemment parfois, contre les exactions des skin-heads et des militants d'extrême droite.
Ce qui s'impose avec force à travers ces dix années écoulées est bien le refus déterminé d'une jeunesse de se laisser emprisonner dans des carcans (sociaux, politiques, économiques, artistiques...) et la volonté d'imposer son désir d'organiser elle-même son temps, son espace, son travail, ses loisirs... désir qui ne trouve sa pleine satisfaction que dans le partage de son humanité.
HISTOIRES
1. SANS DROIT NI TITRE - LES SQUATTS
" Belleville de l'an 2000 sera celui des tours, des résidences et des grands ensembles. Un Belleville de béton qui pousse déjà comme de la mauvaise herbe. Très vite. Chaque jour des promoteurs mal intentionnés assassinent un peu plus le quartier de mon enfance où il faisait bon vivre.(...)
Oui, par la grâce des technocrates de l'urbanisation à outrance, la démolition de Belleville est en route. Gagné par la gangrène du ciment armé, Belleville n'a pas fini de payer son tribut à la rage des hommes, toute une population de petites gens se retrouvant la proie de la répression économique d'un pouvoir sans âme. C'est inhumain. Je m'insurge. Je dénonce et j'accuse les destructeurs de mon quartier.(...)
Je veux mes vieux pavés usés, patinés, roux et brillants au soleil d'été. Je veux mes amis, vieux copains du bitume qui n'étaient pas cultivés comme aujourd'hui chacun le prétend, mais généreux et le coeur intelligent.(...)
Et si Belleville coule ainsi dans mes veines c'est qu'il est Paris que j'aime; oui, comme une femme. Je l'ai dit cent fois et le rabâche : Paris, je t'ai dans la peau.(...) Paris d'avant bien-sûr, pas le Paris de maintenant que des décisions scélérates du plus haut niveau ont enlaidi." Clément Lepedis. (1)
LE FIL DU TEMPS
Vilin, Cascades, Couronnes, Pali Kao...
Luttes mémorables du début des années 80 dont il serait légitime de donner les noms à des rues, si ce n'était déjà le cas! Territoires défendus contre l'agression immobilière et policière. Territoires de rencontres, d'animation, d'expérimentation sociale, ultimes barricades où les petits David frondaient les Goliath "Plan de réhabilitation", "Plan de restructuration" et autres projets de "Zone d'Aménagement concerté" dont on se demande qui prend part à la concertation et à qui doit profiter l'aménagement.
Aujourd'hui, la rue Vilin panse ses blessures de guerre, amputée de moitié. Rue de Pali Kao, des immeubles aux façades aseptisées côtoient encore quelques constructions vétustes dont la plupart des issues sont murées. Dans un terrain vague, les engins mécaniques s'affairent à une nouvelle tâche ; derrière, des pans de murs où s'accrochent encore des lambeaux de tapisserie semblent nous inviter à la résignation. D'ici peu, Belleville sera tout à fait propre.
Certes, du haut du parc flambant neuf, la vue surplombant Paris peut se concevoir comme une attraction touristique réussie et offre au regard la quasi-totalité des hypertrophies urbanistiques parisiennes : d'ouest en est, la Tour Eiffel, Beaubourg, la Tour Montparnasse, l'Opéra Bastille... zèbrent l'horizon.
Quelques dix années auparavant commence donc la désertion de ce coin du XXème arrondissement. Des quartiers entiers voués à la démolition se vident peu à peu de leurs occupants dont les baux arrivent à expiration (ou parfois expulsés plus précocement) et attendent alors la venue des bulldozers, parfois plusieurs années durant (la première tranche de travaux couvrant une surface de 8 000 m2 débute en 1983, les travaux seront achevés en 1987).
Dans la continuité des expériences communautaires des années 60, nombre de squatts sont ouverts tout au long des années 70 dans différentes mégalopoles européennes : Zurich, Amsterdam et surtout Kreuzberg à Berlin-Ouest sont des références quasi-mythiques pour les jeunes qui tenteront dès 1980 de semblables expériences dans ces quartiers abandonnés de Belleville.
Au départ, une constatation basique motive leur action. Des dizaines de milliers de gens ne disposent pas de logement à Paris. Jeunes précaires (étudiants, chômeurs, jeunes en rupture sociale, familiale...) ou militants, ils se refusent à sacrifier la plus grande part de leurs revenus pour un logement qui n'est, de surcroît, que le "lieu de repos du travailleur", et auquel, de toute façon, ils n'ont que peu de chances d'accéder car les agences immobilières et les propriétaires exigent des garanties qu'ils ne peuvent fournir. "Nous on vit, on est des humains ; ici, il y a des milliers de logements vides, on prend", déclare Krimo qui séjournera plusieurs mois dans un squatt rue des Couronnes. C'est donc tout logiquement que le déséquilibre est rectifié.
Ainsi, fin 1980, profitant de la trêve d'hiver, un espace est ouvert rue Vilin dans un immeuble vide depuis plus de deux ans. Les occupants "sans droit ni titre" devront rapidement s'habituer au quadrillage policier et aux interventions plus ou moins musclées des forces de l'ordre. "L'expulsion est facilitée par l'isolement de ceux qui réagissent. Le squatt nous apparaît justement comme une manière de se regrouper pour résister efficacement aux flics que nous envoient les promoteurs et autres spéculateurs" peut-on lire alors dans un tract de février 1981 des "Vilins" (nom que se sont attribué les squatters).
En mars 1981, une fête internationale des squatters devait avoir lieu dans le XXème (150 Krackers d'Amsterdam vinrent à Paris), mais matraques, grenades lacrymogènes, rafles firent échouer le projet. Deux squatters réfractaires à un contrôle dans le métro se retrouvèrent en prison. Le squatt Vilin devint alors un lieu de lutte où les rencontres s'intensifièrent.
"Nous ne voulons pas renoncer à notre projet d'appropriation d'espaces de vie (lieux de rencontres, de fêtes, d'habitation, d'organisation...). C'est ce projet qui est criminalisé et réprimé par l'Etat car à ses yeux, il est criminel de chercher à satisfaire ses besoins et ses désirs" déclarent les Vilins dans un tract d'avril 81.
Rencontres, fêtes, habitation, organisation devraient être les composantes "normales" de l'habitat collectif. On refuse les rapports de voisins anonymes, les loyers exorbitants. Ainsi peu à peu s'organise une vie qui ne soit pas qu'une survie. "Une envie d'ouvrir des espaces, de libérer des lieux, d'exprimer une radicalité" explique Dominique pour qui le squatt, de par son extra-territorialité, était un terrain privilégié d'expérimentation, "un lieu qui permettait de s'organiser plus facilement, d'avoir des initiatives différentes, c'est-à-dire structurées, organisées et différentes. Et une vie collective qui était censée être différente."
Pour développer la vie collective, des pièces communes sont aménagées dans les squatts. Les discussions y sont fréquentes. Krimo se souvient que "l'on discutait beaucoup, pas par A.G., mais par petits groupes qui se forment par affinités... Il y avait des discussions pour critiquer, critiques et auto-critiques." Car certains ont tendance à s'abandonner à l'atonie et ne participent pas toujours activement aux initiatives communes.
Ainsi, par exemple, la tentative de préparer les repas collectivement échouera car il faudra bien constater que certains squatters n'ont pas un rapport collectif et ne voient là que le "bon plan bouffe-logement". Parfois des rapports de force sont installés par des membres qui se découvrent un ascendant sur les autres et en abusent.
Le climat est assez tendu, une inquiétude diffuse est en latence, due partiellement à la menace extérieure d'une intervention policière qui se superpose aux difficultés internes. "Les gens n'étaient pas habitués à vivre en collectivité, donc les solutions n'arrivaient pas aux problèmes, les problèmes s'accumulaient. Des petits problèmes qui devenaient plus grands" selon l'analyse de Dominique. Malgré tout, cette situation d'exta-légalité est gérée tant bien que mal et les initiatives s'enchaînent.
En juillet 81, un premier café est ouvert et fonctionnera quelques mois selon le principe de la gratuité. Lieu privilégié de rencontres, d'animation (un concert y est organisé en septembre 81) qui veut s'ouvrir sur le quartier. Début 82, un deuxième café est aménagé rue des Couronnes, dans un ancien magasin. Partie publique du squatt, il s'insère dans la continuité du premier mais la gratuité est abandonnée, les petits bénéfices devant permettre de réaliser d'autres projets d'animation. L'activité du café sera elle aussi stoppée quelques mois plus tard, car une fois de plus, la vie collective se heurte à des comportements passifs qui la compromettent. Mais comme le souligne Krimo, "parfois quand t'as un mec qui vient, que t'es humain, que tu le connais, au-delà du rapport collectif etc... , s'il a faim, tu lui donnes à manger." Cependant les squatters ne purent longtemps s'offrir le luxe de la charité.
Parallèlement à ces initiatives de création de convivialité, un journal est créé dès avril 81, "Sans Droit Ni Titre", grâce auquel les revendications des squatters peuvent être diffusées. Celui-ci doit aussi être un outil de communication et de coordination entre les différents squatts du XXème (une dizaine recensés en 1982) .
En octobre 81, un Vilin déclare, à "Quartiers Libres" : "Notre action par rapport au logement dans le quartier passe par la prise en charge commune du café, du journal. (...) Il faut être nombreux pour pouvoir résister comme à Berlin, Amsterdam."
Début 82, un autre journal, "Virus", est préparé par les Vilins où les événements passés, les débats politiques sur le phénomène des squatts, les diverses activités... sont relatés au fil d'une vingtaine de pages. "Ce journal est une réponse à toutes les attaques que nous subissons, c'est l'un des moyens que nous avons pour exprimer tout ce que nous voulons dire, pour présenter les projets que nous voudrions réaliser et pour informer les gens sur un nouveau moyen de fonctionnement qu'est le squatt. (...) Nous espérons qu'il pourra amener des individus à se rencontrer, à être ensemble et de plus en plus fort contre ce système pourri qui nous bouffe la vie."
Le squatt permet aussi à ses occupants et leurs proches d'organiser des opérations plus importantes quantitativement. De nombreux rassemblements y sont mis au point (contre les interventions policières, contre la situation du logement, la construction de centrales nucléaires...), la plus marquante étant peut-être la manifestation anti-Reagan, lors du sommet de Versailles en 1982. Un cortège de 5 à 600 personnes prit part au défilé organisé par la gauche française et descendit le boulevard Magenta aux cris de "Mort aux Versaillais". Vitrines de banques, d'agences intérimaires... souffrirent quelque peu de ce passage, malgré tout apprécié par une partie des "spectateurs", "ça devait leur rappeler quelque chose, peut-être leurs grands parents leur avaient raconté la Commune, et c'était impressionnant" se souvient Dominique. Après le coup d'Etat de 1981, des soirées de soutien à la Pologne y seront aussi organisées.
Toujours, les squatters du XXème se sont attachés à s'ouvrir sur l'extérieur, à refuser de devenir un ghetto. Dans cette logique, une usine désaffectée, 67, rue des Cascades, fut aménagée en salle de concert fin 81. Les squatts du XXème devinrent alors un lieu de passage pour un grand nombre de jeunes, premier public de ces groupes surnommés "alternatifs" par la suite.
Aujourd'hui, les concerts de Cascades sont encore très présents à la mémoire de ceux qui y ont vécu des heures mémorables. "Évidemment, il y a eu des embrouilles, des histoires. Mais ça a beaucoup marqué les gens qui y sont passés. Et même des gens que je retrouve, qui ont 25 ou 26 ans, qui ont fait des fanzines, ont souvent un regard, un souvenir, même s'ils ne sont venus qu'une ou deux fois à Cascades, comme de quelque chose qui avait une qualité. C'était une référence."
L'association "Rock In Squatt" y fit se succéder une multitude de groupes, dont certains sont devenus célèbres depuis (Hot Pants devenu la Mano Negra, les Porte-Mentaux, les Bérurier Noir...). "Si on nous avait demandé en 1982, est-ce-que ces groupes-là vont devenir célèbres cinq ans plus tard, passer dans les media, on aurait dit non, tu plaisantes.", se souvient Dominique.
Car, au début, le public de Cascades vit quelque peu en autarcie :"En 82, on avait l'impression d'être toujours les mêmes, 400-500 personnes qui venaient aux concerts." Mais déjà, on dépasse largement le seul cadre des squatts.
Tous les groupes formés dans le sillon de la vague Punk des années 76-77, qui ne correspondaient pas aux critères "esthétiques" des Hit Parades, passèrent par Cascades. Les musiciens qui s'y rencontraient formaient de nouveaux groupes, se séparaient, se reformaient, motivaient de jeunes spectateurs à en faire de même... développant ainsi une dynamique artistique.
A Cascades, on vivait la possibilité de "faire". Un groupe, un concert, un fanzine,... Car on constatait "qu'avec un peu de bonne volonté, d'organisation, on pouvait installer dans un lieu une structure minimale où l'on pouvait venir, voir des gens, faire du bruit" pour reprendre les termes de Dominique.
Le prix d'entrée était libre, laissé à l'appréciation de chacun selon ses moyens, alors qu'il fallait débourser environ 80 francs pour assister à un concert dans une salle officielle. Il était clair que chacun devait avoir le droit de "s'éclater" et la sanction économique de l'accès aux loisirs n'était pas tolérable. "Nous refusons les pratiques discriminatoires et musclées du show-business et des boîtes de nuit à 50 francs minimum l'entrée. Nous avons organisé ces concerts sans perte ni profit par le système du prix libre. Aujourd'hui, ce lieu est considéré par des centaines de personnes, comme l'un des rares espaces musicaux alternatifs parisiens." peut-on lire dans "Sans Droit Ni Titre" d'octobre 1982.
Ainsi, en mai 1982, suite au décès d'un ami, trois soirées de concerts furent organisées auxquelles participèrent 12 groupes au total et environ 1 500 personnes. Le mouvement gagnait une popularité non négligeable.
La radicalité dont l'expression était réduite jusque-là aux tracts et journaux des Vilins, trouva à travers les groupes un medium privilégié. Des thèmes tels que l'anti-fascisme, l'anti-spéculation, la répression policière, le pouvoir... furent dénoncés dans les textes de chanson. Groupes, public, organisateurs participaient d'une même "communauté émotionnelle", d'autant plus fortement unie que la crainte de l'agression policière est toujours en latence.
Toutefois, une partie du public, souvent plus jeune que les organisateurs, fréquente les concerts de Cascades non par intérêt militant mais parce que les conditions économiques sont attractives ou que seul le groupe motive sa venue. Pourtant, confusément peut-être, on ne quitte pas Cascades sans emporter avec soi quelques bribes de cette expérience collective.
Si à l'intérieur l'on échappe au "contrôle social" de par une volonté consciente, affirmée, la machine répressive défend son territoire à l'extérieur. Aussi les fréquents harcèlements policiers ne font que conforter les jeunes dans leur vision du monde et leur choix de la violence (verbale, musicale, physique) pour répondre à celle de la société.
Pourtant, au début surtout, les interventions des forces de police sont loin d'être quotidiennes et ne s'en prennent pas directement aux squatters. Cette relative absence policière s'explique par diverses raisons. La crainte d'une émeute importante (la réponse à une première tentative d'expulsion dès l'ouverture du squatt rue Vilin avait été violente), l'arrivée au pouvoir des socialistes, qui ne voulaient pas être trop répressifs (ce qui les aurait assimilés à la droite), la possibilité de mieux surveiller des groupes politiques "extrémistes" en les laissant se concentrer sur un espace restreint, localisé, le fait que les rénovations n'étaient pas imminentes et ne nécessitaient donc pas d'expulsion immédiate...
Mais de part et d'autre on s'observe, on est sur la défensive et l'on contient sa haine. "Parfois, il y avait des flics qui passaient en mobylette et lâchaient une petite bombe de gaz... D'autres fois, des cars de flics prenaient des bouteilles dans la gueule. Ca, c'était à côté du squatt" nous explique Krimo.
La liste est longue des heurts plus ou moins violents. En août 1981, par exemple, des squatters qui avaient été expulsés du 3, rue Vilin revinrent et entreprirent de démurer les issues. Certains d'entre eux furent arrêtés mais d'autres squatters, prévenus, se rendirent sur les lieux ce qui donna lieu à un affrontement ouvert avec la police.
"Vilin, Bisson, Pali Kao, Couronnes, Quai de la Marne, toujours le même scénario : réveil brutal au petit matin, quadrillage du quartier, expulsion manu militari des occupants, vandalisme, dispersion, destruction et vol d'effets des habitants." telle est résumée la situation dans un journal de décembre 1982.
A cette époque le XXème vit de fréquentes scènes de violence et d'affrontements ouverts dont quelques incendies de voiture, l'occupation d'un commissariat... La tension, l'inquiétude par rapport à l'extra-légalité que l'on s'était choisie pouvait générer des comportements violents et des gens dont l'action délinquante n'avait d'autre finalité qu'elle-même se mêlaient parfois aux militants.
Ainsi, dans ce contexte ambigu, les squatters furent à maintes reprises présentés comme de simples criminels, voire des terroristes. L'ombre d'Action Directe se profile dans beaucoup d'articles de presse. Krimo se souvient d'un article de France-Soir qui présentaient les squatters comme " des rats qui sortent le soir piller les magasins". Les caricatures, les assimilations automatiques étaient certes faciles, peut-être trop évidentes pour ne pas s'autoriser un regard plus interrogateur.
CHASSES-CROISES
Sans parler du public de passage lors des concerts, les squatts du XXème regroupés sur quelques rues adjacentes abritaient environ 80 personnes en permanence, une centaine au total si l'on tient compte des visiteurs réguliers engagés dans la même lutte. Le seul squatt du 19, rue des Couronnes (un immeuble entier) en comptait 50, supposés s'organiser collectivement dans un même lieu extra-légal et s'impliquer dans une lutte commune.
Déjà, des différences comportementales apparaissaient en fonction des personnalités de chacun. De plus, ces quelques 100 personnes arrivaient à Vilin, Couronnes... avec derrière eux des parcours individuels qu'ils n'auraient pu abandonner à la porte des squatts. Certains étaient très jeunes, mineurs en rupture familiale parfois, d'autres avaient vécu l'activisme des années 70.
Deux générations se sont rencontrées dans ces lieux précaires. Les plus âgés qui jouèrent un rôle d'initiateur, voire d'éducateur, étaient majoritairement issus de l'Autonomie. Au cours des années 70, ils "s'aguerrirent" dans de multiples manifestations, et eurent l'occasion de s'impliquer physiquement dans leur lutte pour l'ouverture d'espaces libres, contre la casse de la sidérurgie en Lorraine (en mars 79 une manifestation aboutit à 65 années de prison distribuées par l'Etat), contre la construction de centrales nucléaires...
Pour des adolescents qui ne pouvaient se définir dans "cette société pourrie", les Autonomes représentaient la possibilité de formuler la rage d'un mal-vivre dans une société hostile à travers un discours politique, rassurant d'une certaine façon parce construit, explicite et explicatif. De plus, l'habitude acquise par les Autonomes de l'affrontement violent pouvait les rassurer dans leur inquiétude face aux interventions policières.
Tous ces parcours, riches de leur humanité, se sont croisés dans les squatts, y ont trouvé leur convergence dans une radicalisation face à l'agression (réelle ou fantasmée) du "système". Krimo, quelques dix années plus tard, prend conscience de la valeur de l'échange : "Je pense que c'était important qu'il y ait des gens qui avaient des expériences, qui avaient un recul par rapport à la vie, par rapport à l'illusion surtout. C'est très important ça. Il faut pas se faire d'illusions."
Pour les Autonomes qui jusque-là se rencontraient lors des manifestations et ignoraient parfois leurs prénoms mutuels, le squat permit une sédentarisation de la connaissance, de la communication. Un lieu d'échanges, fourmillement de rencontres, de débats, d'idées et de contestation radicale, d'où se dessine la nébuleuse alternative qui allait gonfler au fil des années et sur d'autres terrains. »
Fabienne Bidou 1989 / 1990
A lire aussi : Le commerce du désir dans le huis-clos du concert rock
Commentaires :
Anonyme |
Une sacré époque, pour un rebut ;-)
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|
à 04:24