Lu sur
Ereca :
" En comparaison de ce mouvement universel, ce que l'on est convenu d'appeler patriotisme n'est donc autre chose qu'une régression à tous les points de vue. Il faut être naïf parmi les naïfs pour ignorer que les " catéchismes du citoyen " prêchent l'amour de la patrie pour servir l'ensemble des intérêts et des privilèges de la classe dirigeante, et qu'ils cherchent à maintenir, au profit de cette classe, la haine de frontière à frontière entre les faibles et les déshérités. Sous le mot de patriotisme et les commentaires modernes dont on l'entoure, on déguise les vieilles pratiques d'obéissance servile à la volonté d'un chef, l'abdication complète de l'individu en face des gens qui détiennent le pouvoir et veulent se servir de la nation tout entière comme d'une force aveugle. De même, les mots " ordre, paix sociale " frappent nos oreilles avec une belle sonorité ; mais nous désirons savoir ce que ces bons apôtres, les gouvernants, entendent par ces paroles. Oui, la paix et l'ordre sont un grand idéal à réaliser, à une condition pourtant : que cette paix ne soit pas celle du tombeau, que cet ordre ne soit pas celui de Varsovie ! Notre paix future ne doit pas naître de la domination indiscutée des uns et de l'asservissement sans espoir des autres, mais de la bonne et franche égalité entre compagnons. (...)
C'est chimère d'attendre que l'Anarchie, idéal humain, puisse sortir de la République, forme gouvernementale. Les deux évolutions se font en sens inverse, et le changement ne peut s'accomplir que par une rupture brusque, c'est-à-dire par une révolution. C'est par décret que les républicains font le bonheur du peuple, par la police qu'ils ont la prétention de se maintenir ! Le pouvoir n'étant autre chose que l'emploi de la force, leur premier soin sera donc de se l'approprier, de consolider même toutes les institutions qui leur facilitent le gouvernement de la société. Peut-être auront-ils l'audace de les renouveler par la science afin de leur donner une énergie nouvelle. C'est ainsi que dans l'armée on emploie des engins nouveaux, poudres sans fumée, canons tournants, affûts à ressort, toutes inventions ne servant qu'à tuer plus rapidement. C'est ainsi que dans la police on a inventé l'anthropométrie, un moyen de changer la France entière en une grande prison. On commence par mensurer les criminels vrais ou prétendus, puis on mensure les suspects, et quelque jour tous auront à subir les photographies infamantes. " La police et la science se sont entrebaisées ", aurait dit le Psalmiste. (...)
Ainsi, rien, rien de bon ne peut nous venir de la République et des républicains " arrivés ", c'est-à-dire détenant le pouvoir. C'est une chimère en histoire, un contresens de l'espérer. La classe qui possède et qui gouverne est fatalement ennemie de tout progrès. Le véhicule de la pensée moderne, de l'évolution intellectuelle et morale est la partie de la société qui peine, qui travaille et que l'on opprime. C'est elle qui élabore l'idée, elle qui la réalise, elle qui, de secousse en secousse, remet constamment en marche ce char social, que les conservateurs essaient sans cesse de caler sur la route, d'empêtrer dans les ornières ou d'enliser dans les marais de droite ou de gauche. (...) "
Elisee Reclus