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Casseurs de pub : "Quand j'étais enfant, ma famille vivait dans un lotissement modeste.
Le week-end, tout le voisinage partageait un barbecue, au bout de la rue. Les voisins s'y retrouvaient pour discuter et cuire des saucisses. Les parents y préparaient à manger pour tous les enfants. Puis nous sommes devenus un peu plus riches, nous avons alors déménagé pour une banlieue plus cossue. Là, chaque famille avait son barbecue dans son jardin. Au lieu de faire des grillades ensemble, nous sommes entrés en compétition. “ Les Jones se font des longes de bœuf, payons-nous du filet mignon ! ” Bien sûr, grâce à l'embourgeoisement des banlieues, la Compagnie Weber vendait beaucoup plus de barbecues. La convivialité, elle, se retrouva soldée au profit du marché. Je tiens ce discours depuis quelques années au travers d'articles ou lors de conférences un peu partout aux états-Unis. Le mois dernier, un magazine ultralibéral fit une critique étonnante de mon travail : “ Ceux qui s'opposent au marché comme modèle social indépassable n'ont pour but que de gagner de l'argent ! ”
Toute cette agitation “ gauchiste ” ne serait qu'une façade afin de vendre des livres, des affiches et des revues comme celle-ci. La seule fin serait le profit.
Cet argument est particulièrement déroutant, mais, s'il était vrai, ces ultralibéraux ne devraient-ils pas nous encenser ? Nous nous rangerions finalement à leur propre cause ! Nous ne ferions finalement qu'offrir un produit répondant à la demande, même si nous ne croyions pas le moindre mot de nos analyses, et sans faire de tort à personne. Nous ne serions alors pas plus coupables que les multinationales. Comme elles, nous ne ferions que répondre à un marché potentiel bien ciblé. Dans notre cas, nous vendrions une esthétique anticonsommation à la mode à ceux qui correspondent au psychotype du “ Manifestant de Seattle ”.
Ce type de raisonnement en boucle est symptomatique d'une société à l'idéologie troublée. Submergés par la rhétorique du marché libre, véritable “ lavage de cerveau ”, nous nous enfonçons dans un “ fascisme de marché ”. La société ne peut alors plus tolérer d'opinion ou d'événement ne servant pas l'économie spéculative. Ses adeptes deviennent incapables de comprendre des motivations ayant un autre but que le profit. Ils ne peuvent envisager d’autre solution que le capitalisme. Ceux qui conçoivent, s'engagent et réalisent des modèles différents deviennent alors des “ ennemie de l'état ”. Un état, bien évidemment, réduit à sa plus simple expression pour assurer la libre circulation du capital et la protection de la propriété. Les opposants au marché doivent être éliminés ou, mieux, assimilés.
En ce moment, des milliards de dollars et d'heures de travail contribuent à l'objectif de nous imposer cette idéologie. Utilisant le bâton et la carotte, le tout agrémenté de quelques justifications fallacieuses, le marché tente d'atteindre le statut de doctrine incontestable. Réduisons cette imposture avant qu'elle ne rende toute forme de résistance impossible.
La première idée fausse du fascisme de marché est que la consommation mène invariablement à la démocratie, que nous votons avec notre argent. Non, la réduction de notre rôle de citoyen à celui de consommateur ne se transforme pas en démocratie de la caisse enregistreuse. Au contraire, notre influence se trouve alors réduite à un dialogue très limité avec nos commerçants.
Les fascistes de marché balayent ce type d'argument. Ils nous traitent de paranoïaques imaginant un complot entre les financiers et les dirigeants de multinationales. Ils nient l'existence de ces putschistes. Dans un sens, ils ont raison. Dans le monde des sociétés anonymes, personne n'est responsable.
Quand vous entrez dans un magasin GAP, une jeune vendeuse va se lancer dans une technique de vente soigneusement étudiée, appelée en anglais GAPACT (Greet Approach Provide Add-on Close Thank : Souriante Bienvenue Entraîne Rapide Remerciement à Valeur ajoutée). Devons-nous lui en vouloir ? Non, bien sûr. Elle exécute ce que son chef lui a dit de faire. Si, pendant sa journée de travail, elle ne vend pas un certain nombre d'articles, elle risque de perdre son emploi. Faut-il alors blâmer son chef ? Non, celui-ci doit atteindre ses propres objectifs, fixés par le siège de la société. Allons-nous nous en prendre à la direction des ventes ? Ils ne font qu'obéir aux ordres du pédégé. Le pédégé est lui-même responsable devant son conseil d'administration. Ce dernier étant simplement aux ordres des actionnaires. Et ces actionnaires, ils sont peut-être parmi les clients de la boutique GAP, dans laquelle vous vous trouvez. Leur fond de retraite mutualiste possédant des actions GAP.
Le tout fonctionne automatiquement. Les sociétés anonymes en arrivent à avoir les mêmes droits légaux que des êtres humains, ce qu'elles ne sont pas. Une firme n'est qu'une suite de nombres codés, comme un programme d'ordinateur, une recette, pour gagner de l'argent. Les êtres humains exécutant le code, depuis les cadres jusqu'aux clients et vendeurs, deviennent des parties de la machine.
Aujourd'hui, les firmes utilisent les techniques de manipulation les plus pointues. Des techniques auparavant réservées à la science. Pas ces vieux procédés, comme les images subliminales, mais des formes de persuasion bien plus pernicieuses, comme les programmes de neurolinguistique, de régression et de transfert, ou d'autres formes d'hypnotisme. D'accord, les vendeurs et les publicitaires ont toujours utilisé ces techniques, mais l'arrivée de l'informatique a décuplé leur puissance et les a systématisées. L'internet offre aux firmes des yeux et des oreilles. Le retour d'informations provenant des consommateurs est instantanément enregistré, analysé et utilisé. Aucune intervention humaine ou considération morale ne vient les ralentir. Vendre plus, plus rapidement et avec la plus grosse marge est le seul objectif des firmes.
Comme un grand nombre de lecteurs d'Adbusters, j'ai passé pas mal de temps à observer et analyser le fonctionnement de ces techniques. Aujourd'hui, pour vendre, il faut susciter la nervosité des individus. Voyons quel est le processus qui les amène à acheter des objets dont ils n'ont pas besoin. La première étape est de convaincre les gens qu'ils sont malheureux afin qu'ils désirent améliorer leur sort, puis d'apporter un objet ou un service pour remplir ce triste vide. Cette vérité n'est jamais présentée de manière aussi crue : le travail d'un publicitaire est de rendre les gens malheureux.
Cela nous ramène à un vieux truc pour conserver les individus captifs : les priver de leur intimité. Prenez un adolescent assis sur le canapé auprès de sa petite amie ; peu de chance, alors, qu'il soit convaincu d'acheter les pantalons de la pub à la télé. Il a déjà enlevé le sien ! Quelle solution reste-t-il aux firmes ? Obliger la jeune fille à se préoccuper de l'aspect des vêtements de son copain ou, mieux, trouver un moyen pour que les adolescents n'aient pas de relations sexuelles.
Cela m'est venu à l'esprit voici quelques mois alors que je participais à un débat sur CNN à propos de la censure sur les sites internet. J'étais confronté à un avocat des “ valeurs familiales ”. CNN pensait trouver en moi un défenseur de la libre expression absolue face à la volonté de parents de voir leurs enfants préservés des images pornographiques sur la toile. Au fur et à mesure du débat, je pris conscience que nous acceptions tous l’idée de protéger les enfants de la vue d'images sexuelles. Pourtant, quelles études démontrent le danger pour des enfants de regarder des personnes faisant l'amour ? Les enfants regardent des comédies télévisées au cours desquelles les parents se mentent sans cesse l'un à l'autre, et voilà que nous aurions peur qu'ils voient des gens faire l'amour ?
Mon point de vue n'est pas d'exposer les enfants à la pornographie, mais de montrer que ces “ vérités ” que nous tenons pour sacrées ne sont, en fait, que le produit d'un conditionnement idéologique dont la finalité est de nous réduire à être des consommateurs passifs. Cela, combiné à des techniques de vente réduisant notre libre arbitre à des réflexes pavloviens, nous conduit à n'être plus qu'une population lobotomisée, ne se posant plus de question, sans espoir, mûre pour le fascisme de marché.
L'ironie est que la religion risque d'être la dernière ligne de défense contre cet impérialisme qui se proclame culture. La Journée sans achat est la redite d'un vieux rituel religieux : le “ sabbat ”. Voici quelques milliers d'années, les pères fondateurs du judaïsme (repris par les chrétiens) décidèrent d'une halte hebdomadaire de la consommation et la production.
Imaginez le sabbat de nos jours. Mais que nous reste-t-il à faire sans entrée payante ? Avons-nous d'autres espaces publics que la galerie marchande ? Bien que le sabbat ait été encore largement pratiqué voici seulement 10 ans, il est devenu inimaginable pour les fascistes du marché : cela ne pourrait-il pas entraîner une récession de l'économie ? C'est possible, mais cela nous offrirait aussi 24 heures chaque semaine pour vivre de manière autonome.
La droite dure s'est toujours rangée du côté des valeurs spirituelles (comme un moyen de promouvoir les valeurs du marché), mais en fait ce sentiment nous appartient. C'est une voie pour s'extraire de la mégamachine, pour nous échapper de la matrice, pour comprendre que rien ne vaut le barbecue communautaire au bout de la rue. Ce n'est pas du temps “ libre ”, c'est du temps “ plein ”. Un espace pour la vie. Nous pouvons même en profiter pour faire l'amour.
Par Douglas Rushkoff, en chef d'Adbusters, auteur récent de "Coercition : pourquoi écoutons-nous ce qu' "ils" nous disent".
Traduit de l'anglais par Bruno Clémentin. ".