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Les récentes grèves à ERDF et à GRDF, filiales de la distribution d’énergie pour EDF et GDF-Suez, n’ont pas pris au dépourvu les bonzes de la CGT, principale organisation syndicale dans la place. Pour la bonne raison qu’ils les avaient planifiées, dans le but d’en faire le levier de leur maquignonnage avec l’Etat, afin de tirer bénéfice de la restructuration du secteur de l’énergie à laquelle ils contribuent. Ils comptaient utiliser les questions salariales et d’organisation du travail, qui préoccupent bon nombre de récentes recrues. Rien que de très classique. Par contre, c’est plutôt au niveau des moyens qu’ils ont été, momentanément, déconcertés, lorsque des poignées de grévistes peu dociles ont commencé à effectuer des coupures non prévues au programme, parfois, dans des cas plus rares, des vols de cartes électroniques nécessaires au fonctionnement des réseaux, des occupations quelque peu rudes de directions régionales, etc. Ce qui n’était pas vraiment dans les habitudes de la maison. Mais, même à la CGT, la base commence à ressembler en partie à celle de SUD. Elle fait de moins en moins référence à l’appartenance de classe, et encore moins à telle ou telle corporation, mais de plus en plus à la citoyenneté en général. Ce que laisse entrevoir le thème le plus plébiscité dans les manifestations : « Tous ensemble ! », plus applaudi même que « la défense du service public », chère à la CGT et à SUD. Le « tous » englobe également l’ensemble des « sans », tels que les représente l’idéologie citoyenniste. Les idées de ces salariés découlent donc en partie de l’évolution du capital, qui a réduit à presque rien les anciennes « communautés de classe », à la fois base et conséquence de la « lutte de classe », au sens habituel du terme. Les plus jeunes ont parfois participé aux luttes lycéennes de la dernière décennie. Ils ont tendance à en reprendre les formes, telles que la combinaison de la grève et du blocage d’axe de communication. Bref, faire du scandale ne leur fait pas peur, même au risque de heurter les « usagers du service public ». Leur colère est effective et leur méfiance envers la vieille bonzerie, qui vénère l’Etat et l’entreprise, réelle. Les tensions qui apparaissent au sein d’institutions aussi vénérables que EDF et GDF portent leur marque, même si elles ne s’y réduisent pas. Le sommet de la centrale de Montreuil doit en tenir compte, sous peine de voir disparaître sa fonction de représentation des salariés au sein de l’Etat.
L’ensemble de ces facteurs peut donner
l’impression que le syndicalisme est déjà sur la touche, à condition
d’entendre par là le corporatisme, fond de commerce de la vieille garde
CGT. Par suite, il n’est guère étonnant que des politiciens hurlent au
danger de sabotage généralisé et que des radicaux les croient sur
parole. Puis, tirent argument de leur crainte, à moitié simulée, pour
prédire l’accumulation des facteurs d’orage. Voire celle des prémisses
du déluge, à en croire les aficionados de « L’insurrection… », brochure
à la réputation sulfureuse usurpée, en tête de gondole à la Fnac.
Pourtant, comme Marx le disait déjà, lors de l’industrialisation de
l’Angleterre et des résistances ouvrières qui l’accompagnaient : « Les
formes sans contenu sont informes, elles ne signifient rien. » Disons
plutôt que, à notre époque, où le capital a tellement phagocyté la
société qu’il est devenu presque impossible de la distinguer de l’Etat,
elles signifient au contraire trop de choses. Mais, hélas, pas toujours
celles que nous espérons voir advenir. Même lorsque, à première vue,
dans le monde assez informel de la marchandise moderne, elles
paraissent éphémères, volatiles et diffuses, et échappent aux normes en
vigueur, telles qu’elles sont formulées sous forme de lois.
Lorsque des salariés, à EDF et ailleurs, stoppent leurs
activités, voire les sabotent, ils en tirent du plaisir, plaisir de
souffler, de parler, parfois de faire des rencontres au-delà des murs
de l’entreprise. Mais, pour distendre ainsi leurs chaînes il n’en
résulte pas nécessairement qu’ils sont en train de les rompre. Bien
sûr, dans les luttes effectives, les formes ont de l’importance. Mais,
bien qu’elles ne soient pas toutes équivalentes, à l’image de
conteneurs vides à remplir de n’importe quel contenu, elles ne
déterminent pas à elles seules le sens des actes. Lesquels découlent de
nombreux facteurs, en premier lieu les aspirations de leurs
protagonistes. Presque dix ans avant la première boucherie mondiale,
Malatesta souligna les limites du syndicalisme révolutionnaire, alors à
l’apogée en France, qui portait « l’action directe » aux nues. Il
rappelait « qu’il ne faut pas confondre les moyens et le but ». Et de
citer des exemples de grèves accompagnées de sabotages, mais
corporatistes, voire chauvines dans leurs objectifs. La suite devait
lui donner raison puisque la CGT, hostile au parlementarisme et aux
partis, passa en très grande majorité, avec Jouhaux, le responsable
confédéral libertaire en tête, à l’union sacrée dès la déclaration de
guerre. De même, la spontanéité, remise au goût du jour à l’occasion
des luttes récentes, n’explique rien. En d’autres temps, elle était
presque synonyme de révolte prolétaire contre la domination.
Aujourd’hui, elle exprime quelque chose de plus faible. A savoir que
des salariés agissent par eux-mêmes sans attendre les ordres de la
hiérarchie syndicale ou en les outrepassant. Mais cela n’implique pas
encore qu’ils agissent pour eux-mêmes, pour conquérir leur liberté. Car
ils ne sont plus étrangers à la société qu’ils contribuent eux-mêmes à
créer, comme ce fut le cas à l’époque de la naissance du capitalisme,
lorsque l’Etat les poussait, parfois les fusils dans le dos, vers les
bagnes industriels.
Pour en revenir aux formes actuelles, ce n’est pas parce qu’elles sont décalées par rapport à celles qu’affectionnent à l’ordinaire les bonzes syndicaux qu’elles expriment le dépassement de l’esprit syndicaliste. Rappelons-nous la grève générale à la SNCF de 1986. Les premières assemblées souveraines rencontrèrent l’hostilité de l’appareil de la CGT, qui n’était pas à l’initiative de la paralysie du réseau ferré et qui y était même opposé. Elles furent encensées par les ultimes partisans du communisme des Conseils et autres apologistes de la « démocratie directe » comme la voie de passage obligatoire pour rompre avec le syndicalisme et subvertir le monde. Or, à partir du moment où la hiérarchie syndicale les a reconnues comme modes de représentation nécessaires, voire les a organisées elle-même, et que l’Etat les a entérinées sans chercher à les disperser, elles sont devenues les feuilles de vigne des magouilles syndicales. Les bonzes de la SNCF, à condition d’en respecter le cérémonial, pouvaient y jouer le rôle de délégués désignés et révocables par les masses souveraines. Leurs acolytes, dépêchés par la centrale, dont la présence était nécessaire pour peser sur les décisions dans le sens souhaité, étaient mieux acceptés. La faillite des assemblées sanctionna l’amère réalité : l’immense majorité des grévistes n’avaient d’autre perspective que de maintenir ou d’améliorer leur condition. En d’autres termes, ils restaient syndicalistes dans l’âme. Dix ans plus tard, à la veille de la dernière grève générale à la SNCF impulsée, elle, par la CGT, naissait SUD, héritier testamentaire des illusions charriées par des assemblées, amalgamées au citoyennisme en cours de constitution. Lequel est devenu l’idéologie officielle des oppositions de la prétendue « société civile » au pouvoir d’Etat, recyclée jusque dans les colonnes de la « Vie ouvrière », l’organe de la CGT. Les mêmes problèmes se rencontrent avec toutes les formes. Le fait que des modes d’association et d’action, larges ou non, légaux ou non, impulsés par des salariés apparaissent dans des situations de tension données ne nous donne pas d’indications sur leur contenu, sur les motifs et les objectifs individuels et collectifs qu’ils visent, sur les contradictions auxquelles ils sont confrontés, qu’ils résolvent ou qu’ils refoulent, sur les relations qu’ils tissent entre eux, sur celles qu’ils entretiennent ou non avec la hiérarchie syndicale, etc. Mais l’omniprésence de la forme marchande et des modes de pensée qui lui sont spécifiques fait que les questions de contenu passent au second plan, voire disparaissent des discussions dans les milieux radicaux.
C’est pourquoi, dans de tels milieux, presque
personne ne se préoccupe de savoir ce que les grévistes pensent du
travail, de leur propre travail. Ce qui détermine pourtant en grande
partie le sens de leur action. Poser la question, c’est la résoudre
car, jusqu’à preuve du contraire, ils ne le remettent pas en cause. Du
moins dans leur grande majorité, même lorsqu’il leur devient assez
indifférent par suite de l’automation, de la polyvalence et de la
précarisation croissantes qui sapent à la base la notion même de
métier. Dans le cas contraire, il y aurait eu des manifestations de
cette critique, par la parole, la plume et bien d’autres moyens. Dans
la grève à ERDF et à GRDF, le nucléaire, au cœur de la production et de
la distribution d’énergie en France, est passé à la trappe pour
l’essentiel. Parfois, sous l’impulsion de SUD Energie sans doute,
quelques grévistes ont abordé le problème de la diversification des
sources combinée au maintien du nucléaire. Chose acceptable par EDF. De
toute façon, les syndicalistes CGT étaient là pour rappeler que la
lutte portait sur les salaires et les conditions de travail. Ce qui, vu
les motifs de la masse des grévistes, est vrai !
Par suite, bien que la météo ne soit pas au beau fixe, les bonzes
peuvent surfer sur la vague à condition de l’aborder dans le bon sens.
Dans le cas contraire, ils risquent de la prendre en pleine figure,
comme à Caterpillar. « La pyramide ne peut pas reposer sur la pointe »,
affirmait le responsable, modéré, de la fédération de l’Energie CGT. La
formule a le mérite de la clarté. La centrale doit changer, du moins à
la base quand c’est indispensable, pour que le sommet continue à jouer
son rôle de maquereau auprès de l’Etat.
Ce qui ne va pas sans réticences, car elle est habituée à
fonctionner selon les modalités du compromis fordiste, jugé obsolète
par les managers et le pouvoir d’Etat. Il impliquait qu’elle négocie
avant de lancer la moindre action, laquelle n’avait d’autre finalité
que de faire respecter les conventions ou d’en accélérer la signature.
Elle privilégiait les actes symboliques, soupapes de sécurité encadrées
par la loi. A l’occasion, elle faisait appel aux gros bras du Livre, de
l’Energie…, pour faire aboutir des revendications corporatistes. Et
aussi pour briser les oppositions qui menaçaient son monopole de la
représentation. Les comités de base aux velléités révolutionnaires qui,
au lendemain de Mai 68, apparurent de façon sporadique dans les
« forteresses prolétariennes » de la CGT en firent les frais. Mais, à
force de scier la branche sur laquelle elle était assise, la centrale a
pris beaucoup de plomb dans l’aile. Depuis que les salariés de Cellatex
ont menacé d’employer la méthode de la terre brûlée, en 2001, elle a
entamé le douloureux recentrage à la base, sur le modèle de SUD. D’où
la « compréhension » embarrassée qu’elle manifeste désormais envers des
actes qu’elle n’a pas prévus. Bien entendu, en assurant que « nous ne
sommes pas des voleurs », des voleurs de cartes de contrôle des réseaux
d’énergie, entre autres choses.
Pour le surf par gros temps, les vieux crabes de la CGT comptent
sur des crustacés plus jeunes, mais aux pinces déjà longues, qu’ils
laissent même depuis quelques années grimper dans les étages du siège
de Montreuil, pour en consolider les fondations. Trotskystes de tous
poils, autonomes assagis, maoïstes repentis, lycéens contestataires
d’hier déjà bureaucrates d’aujourd’hui… constituent le fer de lance de
la rénovation en cours. Pas seulement à SUD, bien que le syndicalisme
citoyenniste soit leur domicile préféré. Leur activisme, qui va parfois
jusqu’au coup de main, n’est pas antagonique avec les habitudes de la
centrale qui veulent que, en cas de besoin, les bonzes mettent la main
à la pâte pour en redorer le blason.
A l’image de SUD, la CGT a donc approuvé des
actes délictueux et les a couverts face aux médias. Tout en sermonnant
dans les coulisses leurs auteurs, elle a proposé d’assurer leur défense
juridique au cas par cas. Excellent moyen pour les faire taire. De
plus, elle a organisé elle-même des actions parfois justiciables et,
tradition de la maison oblige, elle ne les a pas revendiqués toutes,
histoire de faire passer des vessies pour des lanternes.
« L’invisibilité » de leurs auteurs, pour reprendre le terme à la mode
dans le milieu de l’édition radicale, assure, non pas leur protection
face à la police, mais « l’opacité » des motifs et des objectifs de
leurs initiateurs : les bonzes. Pas mal de radicaux, en particulier
ceux qui ne sont pas confrontés au monde du travail, limitent l’action
syndicale aux randonnées pédestres qu’ils croisent sur des parcours
balisés dans les zones urbaines. Ils ont donc avalé la couleuvre sans
sourciller. Sans même voir que la CGT installait des contre-feux pour
que les sabotages et les blocages, apparus depuis quelques années à la
SNCF, à l’Education nationale..., ne fassent pas tache d’huile dans
l’Energie. Car les deux portent atteinte à la bonne marche de
l’économie et les seconds facilitent les rencontres, dans la mesure où
leurs auteurs investissent d’autres lieux que leurs entreprises, ainsi
que les axes de communication. Pour parler comme Fourrier, bien des
« affinités et attractions » peuvent y apparaîtrent, parfois
durablement. A ce titre, elles sont susceptibles de malmener
l’identification des individus aux rôles sociaux, gage de la stabilité
de l’Etat. Consciente du danger, la CGT a donc lancé des
« interventions ciblées sur les outils de travail et les sites »,
réalisées par des groupes limités sous contrôle de la hiérarchie, qui
évitaient les centres névralgiques. Telles les mises en veille de
réseaux effectuées par des délégués responsables de secteur, détenant à
ce titre les clés et les codes d’accès, en priorité dans des lieux où
les groupes électrogènes pullulent : au festival de Cannes, au port de
Gennevilliers ! La bête noire des antinucléaires du Cotentin,
responsable CGT de la centrale nucléaire de Flamanville, a même
organisé, pour quelques heures, le blocage du chantier de l’EPR,
précisant que « l’action contre la vitrine technologique d’EDF visait à
faire connaître nos revendications ». Par l’intermédiaire des médias,
bien entendu. La masse des grévistes, incapable de comprendre que de
telles médiations neutralisent les tensions et entravent les
rencontres, n’avait rien à y redire. La poursuite, en somme, des
simulations de crise nucléaire à EDF, organisées avec la CGT. A ces
spectacles dignes de ceux qu’affectionne l’EZLN, rien n’a manqué. Pas
même les syndicalistes cagoulés à la Marcos, agitant des drapeaux CGT,
démonte-pneus à portée de main pour faire couleur locale.
En déclenchant de telles actions, la centrale de Montreuil jouait
avec les allumettes. Mais elle était prête à assumer les départs de feu
limités, comme l’occupation mouvementée du siège de l’Association du
gaz, à Paris. Car l’objectif était de renforcer la cohésion syndicale
et de retaper l’image de marque de la boîte, histoire de prévenir la
constitution de noyaux résolus, peut-être susceptibles de mettre le feu
aux poudres. Le sens de l’opération promotionnelle a échappé à bien des
radicaux, fascinés par l’activisme déployé par la centrale, sans
commune mesure avec le leur, vu les moyens dont elle dispose, du moins
dans le secteur de l’énergie. Bluffée, la CNT francilienne a même parlé
de « la multiplication d’actes de sabotage et de blocage diffus ». A
Paris, capitale du spectacle radical, le ridicule ne tue plus.
Depuis quelques années, le discours du pouvoir
d’Etat, et les mesures qui l’accompagnent, à base de coercition
aggravée et de serrage de vis dans tous les domaines, donnaient
l’impression que l’époque des concessions était révolue. La page du
compromis fordiste à la française, datant de la période d’accumulation
forcenée des Trente Glorieuses, était tournée. L’heure était à la
sobriété et à la sécurité. Pas tant la sécurité sociale octroyée par
l’Etat providence aux travailleurs en échange de leur subordination,
que celle qui est censée protéger les citoyens en général contre les
menaces de cataclysmes, réels ou imaginaires, qui planent au-dessus de
leurs têtes. Dans la foulée du 11-Septembre, les gestionnaires de la
domination classèrent au premier rang des risques le terrorisme.
L’occasion était trop belle et ils semblaient avoir trouvé là l’arme
fatale qu’ils cherchaient depuis longtemps : l’anti-terrorisme. Et ils
tentèrent en effet de l’employer au mieux. Avec quelques succès, ils
agitèrent le spectre du terrorisme, y compris celui du prétendu
terrorisme anarchiste, autonome, etc., collant ainsi des étiquettes
dans le dos des cibles destinées à jouer le rôle de boucs émissaires,
livrés à la vindicte des populations désorientées et angoissées. La
crise de l’économie mondiale, qui a pris récemment des formes
financières paroxystiques, semblait conforter l’idée qu’ils ne
disposaient plus d’autres cartouches. Des radicaux en déduisirent, à la
suite des citoyennistes, que « l’état d’exception était devenu la
règle ». Les aficionados déjà cités, totalement déconnectés de la
réalité, affirmèrent que les nouveaux damnés de la Terre avaient comme
seul choix : crever ou faire crever le capital. D’où la tendance à
présenter les luttes d’aujourd’hui comme le matin du grand soir. Pour
en savoir plus, repasser à la Fnac.
Evidemment, le cours de la société capitaliste est rien moins que
paisible. Dans la période actuelle, elle est secouée par de multiples
turbulences et génère des contradictions, parfois aiguës, qui prennent
la forme de contraintes dont le pouvoir d’Etat doit tenir compte. Mais
il n’y a pas de lois implacables de l’économie placées au-dessus de la
société qui lui interdiraient désormais de faire la moindre concession.
L’économie, c’est aussi du social. La grande limite et la grande
inconnue reste donc l’humain. Lequel perturbe bien des plans conçus
dans les cénacles du pouvoir. Il en va ainsi avec l’arme ultime de
l’après-11-Septembre, particulièrement en France.
Dans la version générale du scénario, les terrorismes, telles des
araignée tapies au centre de leurs toiles, attendent leur heure pour
fondre sur leurs victimes : la population et l’Etat qui la protège.
Dans la version française, conformément à la livrée jacobine que l’Etat
peine encore à abandonner, ils endossent en plus le costume de
criminels politiques. D’où le vice de forme rédhibitoire du montage.
Dès que l’Elysée a dû l’appliquer à la gestion du social, il n’a plus
fonctionné, dans la mesure où les forces mises en cause dépassaient le
cadre de quelques cercles affinitaires qui, à tort ou à raison,
paraissaient coupés du monde. Personne ne peut croire que les actes de
résistance des derniers mois, parfois suffisamment violents pour
ravager quelque sous-préfecture, sont issues de milieux ou de groupes
jouant, dans le scénario, le rôle de pépinières de terroristes. Pas
plus que les tirs nourris sur les escadrons de CRS, des dernières
années, au cours des émeutes de banlieue, que les sabotages contre les
biotechnologies qui ont continué après le 11-Septembre, etc.
D’ailleurs, l’Elysée n’a même pas tenté de le faire.
Par des retours de balancier assez comiques, les mêmes hommes
d’Etat qui affirmaient hier ne faire aucune concession sont aujourd’hui
à la recherche désespérée de recettes à concocter, puis à faire mijoter
dans les marmites syndicales. Mais nous aurions tort de croire au
retour de l’Etat providence. Le compromis fordiste réalisé sous
l’ombrelle de l’Etat nation n’est plus réalisable pour de multiples
raisons, particulièrement à cause de l’accélération de la globalisation
de l’économie, et, plus généralement, à cause de la crise profonde qui
touche toutes les facettes de l’activité en société. De même, les
garanties accordées par l’Etat à des banques en faillite n’annoncent
pas le renouveau du capitalisme d’Etat d’antan. Elles aggravent plutôt
la dépendance des gestionnaires de l’Etat envers la finance mondiale.
Mais elles servent de palliatifs momentanés pour différer, voire
éviter, des paniques de masse, peut-être grosses d’explosions. En
France, les managers de la domination, des conseils d’administration
des sociétés à l’hôte de l’Elysée, ne leur demandent, en dernière
analyse, rien de plus. D’où leur apologie de la « société du risque »,
où le « risque social » est géré comme n’importe quel autre, dans
l’urgence, au coup par coup, au jour le jour, en combinant divers
dispositifs qui ne peuvent être réductibles, loin de là, à la seule
violence. Sans même chercher quelque issue durable à la situation
d’instabilité chronique, tant le cours général du monde est devenu peu
prévisible. Etrange « état d’urgence » dans lequel manque le facteur
essentiel de « l’état d’exception » : l’utilisation par le pouvoir de
la terreur de masse sans phrase.
Du règne de la survie à crédit, qui domine aujourd’hui à tous les échelons de la pyramide, jusqu’au sommet, personne ne peut prévoir ce qui sortira. Pas même les radicaux d’obédience marxiste qui jouent aux futurologues. Nous ne pouvons même pas exclure que le pouvoir d’Etat, pris de panique face à des situations imprévisibles et peut-être explosives, ne décrétera pas l’ouverture de la chasse pour tenter d’écraser ce qui lui résiste. Aujourd’hui, il arrive à contenir les tensions, via les médiations syndicales et autres, en combinant les opérations de terreur sélective, comme en banlieue, et l’utilisation des faiblesses des adversaires, accompagnées de concessions parfois substantielles, comme dans l’énergie. Pendant que continuent à progresser, sur fond de fragmentation accélérée de la vieille structure de classe, l’atomisation des individus et leur identification à des communautés de substitution qui, religieuses ou non, sont aussi illusoires que destructrices, dans des ambiances de guerre de tous contre tous et de chacun contre lui-même. En France, l’ancien est donc bien décomposé, mais sans que rien de neuf n’advienne vraiment, sinon parfois sous forme d’éclairs de chaleur, dans les entreprises et ailleurs. C’est pourquoi lorsqu’ils apparaissent là où nous ne sommes pas, là où nous n’avons pas participé à leur déclenchement, nous avons envie d’en rencontrer les protagonistes et d’y participer à notre façon. Car nous savons, selon la vieille formule de Bakounine que si « la liberté est mienne, elle dépend aussi de celle des autres ». Lorsque nous allons au-devant d’autrui, c’est aussi pour affiner nos armes, théoriques et pratiques, pour mieux les confronter à la réalité et pour mieux les partager. Chose évidemment plus facile à dire qu’à faire. Mais nous ne risquons rien à la tenter.
André Dréan (nuee93(at)free.fr)
Juin 2009. A paraitre dans Non Fides IV.