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Oulala.net : "Qui fait preuve d'incivilité et pourquoi.
Parler de « civilité », ou de son contraire, fait référence à des façons de se comporter, dont on suppose qu'elles sont propres à des gens « civils », voire « civilisés ». L'origine de ces mots est la même : « civitas ». Il s'agit de conduites en relation avec le fait d'habiter une « cité », non pas au sens moderne d'un ensemble d'immeubles notoirement laids et impossibles à vivre, mais au sens antique d'une communauté autonome de gens unis par des liens historiques, géographiques, culturels et politiques. Ces gens sont des « citoyens » en ce qu'ils ont conscience de partager un destin, dont ils rêvent, parlent, et décident ensemble. Cela implique qu'ils se respectent les uns les autres, même (surtout) sans être d'accord.
Il existe une façon de se comporter incompatible avec cette civilité : c'est l'arrogance.
L'arrogance est une conduite qui rend impossible la vie commune, sauf à plier devant elle et devenir l'esclave de qui s'arroge les mérites. Négation de l'esprit citoyen, c'est la première des incivilités, jadis privilège des tyrans, des monarques absolus et des empereurs. Face à l'arrogance, il ne reste qu'à se soumettre ou à se rebeller.
La pire des arrogances est celle du possédant envers le démuni. Le mépris du riche pour le pauvre représente la plus cruelle des incivilités : en ajoutant à l'injustice de l'inégalité économique un rapport de supériorité personnelle, il nie la fraternité, fondement de toute communauté démocratique. Cette arrogance se manifeste fréquemment par de petits gestes incivils qui, accumulés, suscitent un sentiment de frustration pouvant conduire à des réactions de haine libératrice. Par exemple, sur la route, une façon de se comporter au volant d'une riche automobile peut signifier : « place, les pauvres ! dégagez la route ! ». On pourrait ainsi multiplier les exemples, tellement il ne manque pas d'occasion pour les riches de témoigner de leur dédain envers les personnes qu'ils appellent parfois « défavorisées » (par qui, vraiment ?). Ce faisant, ils sapent les bases de la démocratie. Mais il est vrai que nombre d'entre eux ne s'accommodent qu'avec réticence des idées d'égalité et de fraternité. La démocratie, dont ils ont favorisé le développement, n'est en général pour eux qu'un outil pour se garantir le droit de continuer à s'enrichir. Il entre dans le luxe de leur train de vie une remarquable dose d'incivilité qui, bien sûr, n'échappe guère aux regards de la majorité des citoyens.
Moins cruelle, mais tout aussi blessante, est l'arrogance de ceux qui croient détenir le savoir envers ceux qu'ils jugent ignorants. Car la civilité, en tant qu'art de faire vivre la cité, implique la libre diffusion des connaissances, le partage des informations, pour le bien de tous ceux qui veulent en profiter. Elle va de pair avec un plaisir du faire-savoir, une joie de la pédagogie et un respect de toute connaissance, qui ne sont souvent pas les qualités premières des gens de science et de culture. L'arrogance du professeur imbu de supériorité est un piteux exemple d'incivilité pernicieuse, puisqu'elle détruit l'esprit citoyen au cœur même de l'école supposée le faire s'épanouir. Il en va de même de l'arrogance de l'artiste reconnu, qui transforme la libre expression de la créativité en outil de domination. En latin, le même mot « sapientia » a donné naissance à « science » et « sagesse ». Les arrogants détenteurs du droit de parler dans les médias devraient s'en souvenir.
L'arrogance du pouvoir est très courante. Entre le mépris hautain de l'homme d'Etat et la suffisance du fonctionnaire obtus, il n'est qu'une différence de ridicule, mais les effets désastreux de ces attitudes sont les mêmes : en humiliant le citoyen, elles détruisent l'équilibre qui fonde les rapports de civilité. Trop souvent les élus traitent ceux qui les élisent avec l'arrogance de maîtres qu'ils ne sont pas, faute sans doute d'être tenus de rendre compte de leur mandat autrement qu'en se représentant devant le suffrage universel. En fait, tout détenteur d'une parcelle d'autorité, qu'il soit juge, proviseur, maître d'école ou policier, est exposé à faire preuve d'incivilité, en exerçant son pouvoir avec arrogance, sans égard pour l'égalité des citoyens, quels que soient leur âge, leur sexe, la couleur de leur peau, leur langue maternelle, leurs croyances religieuses ou philosophiques, leur nom, leur titre ou leur compte en banque.
Plus grotesque, mais d'une efficace méchanceté, est l'arrogance du prétendu civilisé envers ceux qu'il qualifie de sauvages. C'est l'attitude de l'imbécile persuadé que son mode de vie, ses croyances, ses mœurs, notamment sexuelles, et ses coutumes sont les meilleurs du monde, seuls dignes d'être enviés. Pour un tel individu, tout ce qui ne lui ressemble pas fait partie de la barbarie, et il est prêt à le faire savoir avec violence. La suffisance de son bon droit est en général la fausse conscience de son incivilité absolue. Son arrogance, souvent, prend les atours d'un paternalisme condescendant, comme furent en d'autres temps les colonialistes et les esclavagistes.
L'arrogance du fort devant le faible est la plus révulsante, car la plus facile à exercer. Elle va de pair, en général, avec l'usage de la violence. Souvent, la force dont elle se sert est le résultat d'une union, et l'arrogance devient alors collective. Ce peut être la morgue de gens armés ou l'insolence de voyous. Dans tous les cas, cette incivilité fondamentale détruit la relation d'égal à égal qui constitue la base de toute société civile.
L'arrogance du Juste ne mérite aucune indulgence. Elle est le fruit malfaisant d'une certitude d'avoir rempli ses devoirs, selon des codes supposés absolus, et qui autorise celui qui s'en arroge le droit, à juger tous les autres à l'aune de ses principes. C'est l'arrogance du petit homme qui se croit grand, graine de tous les fanatismes. Elle est en général pétrie de moralisme et de religiosité. Ennemie de la différence, elle manifeste en toute occasion les preuves d'une imbécile incivilité, se faisant l'apôtre de la punition comme devoir civique (y compris, trop souvent, de cet acte barbare appelé « peine de mort »). Il n'est pas rare que l'arrogance du Juste habille de criantes injustices, que ce soit à l'intérieur de la famille, entre les murs de l'école ou dans les tribunaux, vérifiant le soupçon populaire qu'il y a souvent plus d'incivilité chez les jugeurs que chez les jugés.
L'abolition des privilèges, principe de base de la révolution démocratique, a été le premier assaut historique contre la manifestation d'une arrogance jadis promue au rang de dignité aristocratique. Hélas, cette abolition n'a été que partielle, et l'arrogance est renée de ses cendres. En théorie, elle est un reliquat d'un passé révolu. Mais les idées fondamentales de la démocratie sont loin d'animer la pratique de nos sociétés modernes. Liberté, égalité, fraternité cèdent souvent la place devant l'arrogance des possédants, des dirigeants, des savants et des méchantes gens. Au moins ne peuvent-ils s'en vanter publiquement, sous peine d'apparaître comme des ennemis de la démocratie. C'est là que le bât blesse les arrogants, et c'est là qu'il faut accentuer la pression, si l'on veut prendre plaisir à développer l'esprit de civilité parmi les humains, en rendant plus humain le développement de la société.
Paul Castella"