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L’invention du « sécuritaire »
--> Ou la liquidation de la gauche militante
Lu sur Pièces et main d’oeuvre : "Savez-vous de quand date le mot « sécuritaire » ? Le terme est apparu en 1983, nous dit le dictionnaire, pour qualifier une tendance « à privilégier les problèmes de sécurité publique ». Sans doute parce qu’en ces mêmes années 1980, voire un peu avant, apparut cette même tendance « à privilégier les problèmes de sécurité publique ». Savez-vous de quand date Vigipirate ? Le projet SAFARI ? La Commission Nationale Informatique et Liberté (CNIL) ?

Dans cette livraison, on décortique les Années Giscard, le « Libéralisme avancé », la trajectoire gauchiste, l’implosion autonome, et surtout la fameuse loi « Sécurité et Liberté » (juin 1980), qui acte notre entrée dans la « société sécuritaire ». « La sécurité est la première des libertés ». Continuité de l’Etat : tous nos gouvernements depuis n’ont fait que développer cette formule de Peyrefitte qui trouve aujourd’hui son application dans la prolifération de la police techno-scientifique. L’invention du « sécuritaire » fut bel et bien un patient complot de plusieurs décennies pour liquider les résistances populaires et restaurer la société la plus féroce, la plus disciplinaire que ce pays ait connue depuis la fin du XIXe siècle.

Après "L’invention de la théorie du complot", cette livraison constitue la deuxième d’une série sur la gestion policière des sociétés à l’ère technologique.

I

Il y a dans le mot de complot, on ne sait quoi d’emphatique et désuet qui évoque des conspirateurs masqués et maladroits, se faisant sauter avec leurs propres bombes dans de ridicules Syldavies, ou de bouffons San Théodoros. On oublie qu’en Amérique du Sud et dans les Balkans, la multiplicité des complots reflétait des luttes féroces, et que leurs effets étaient tout, sauf futiles. Les menées des fascistes de la Cagoule, alias Comité Secret d’Action Révolutionnaire (CSAR), dans la France des années 1930, n’avaient rien de folklorique. Plus tard, ils fournirent des cadres aux réseaux gaullistes, aussi bien qu’aux services de Vichy : Pierre de Bénouville, l’ami de Mitterrand, André Bettencourt, Joseph Darnand, Madeleine Fourcade, Georges Loustauneau-Lacau. En fait, les complots font partie des moyens par lesquels des hommes, minoritaires en nombre, concentrent leurs volontés pour transformer une situation, et y arrivent quelquefois. C’est un complot des réseaux Foccart qui ramène De Gaulle au pouvoir en mai 1958, sous la menace d’un coup d’Etat. Sans doute la classe dirigeante soupirait après un homme fort pour liquider l’affaire algérienne et les succursales coloniales, « moderniser » le pays, c’est-à-dire éradiquer la paysannerie et imposer ses grandioses plans techno-industriels. Mais on ne peut dire : faute d’un De Gaulle, un autre aurait comblé la lacune. L’autre, justement, Pierre Mendès-France, avait déjà été pesé, et trouvé léger. C’est la conjonction d’un besoin et d’un complot qui permit à De Gaulle, « le plus illustre des Français » (René Coty), de réunir en sa personne l’homme de la situation et l’homme providentiel.

Vladimir Poutine a joué le même rôle en Russie. Et la tentative de putsch d’août 1991 dans laquelle il intervient en médiateur, entre le KGB de Saint Pétersbourg et les putschistes de Moscou, triomphe en mars 2000, avec son élection à la présidence, après les attentats de Moscou, universellement attribués aux « organes de sécurité ». Demandez à Anna Politkovskaïa.

Un complot réussi, c’est de préférence un complot invisible et innommé, il est donc bien normal que les maîtres et avocats des apparences ridiculisent l’idée même de complot, afin de s’en réserver l’usage. Innombrables, les complots du pouvoir. Rarissimes, ceux des sans pouvoir. Impossible d’en nommer un victorieux. Ce n’est pas notre genre.

Mais, dira-t-on, pourquoi cette attention au complot ? Ne serait-il pas plus judicieux de chercher ce qui rend l’opposition si difficile, et si florissant l’esprit de servitude ? Depuis le temps qu’il y a des insoumis, et qu’ils se demandent les raisons de leur isolement, on pourrait croire à un recensement exhaustif des réponses possibles. En fait la question intrigante serait plutôt : pourquoi y-a-t-il encore des anormaux ? – mais les sciences sociales et médicales y travaillent, et convergent vers des solutions optimales.

Certains ont situé le principe d’allégeance dans notre passé animal, dans l’implacable division entre dominants et dominés. Une fois perdu l’espoir d’éliminer ou de renverser la domination, l’instinct de conservation commande aux dominés de s’accommoder de leur sujétion, voire d’en tirer avantage sous la protection des dominants. L’habitude, cette seconde nature, fait le reste. Et ainsi toute société est une prison où règne à l’Etat plus ou moins prononcé, le phénomène du caïdat. Les différences provenant du degré de clôture, et de la disponibilité des ressources par rapport à la densité de population. Boutade d’un membre de la classe moyenne : « Peu importe que le monde devienne un camp de concentration ; grâce à l’excellente éducation que je lui donne, mon fils fera partie de ceux qui surveilleront les prisonniers depuis les miradors. »

Ce que l’on retire du livre d’Arendt, « Eichman à Jérusalem » (1963), de celui de Dicks sur « La personnalité autoritaire » ( Les Meurtres collectifs. 1973. Calman-Lévy), ou des études de Stanley Milgram sur « La soumission à l’autorité » (1974. Calman-Lévy), c’est d’abord la banalité de l’obéissance. Rien de plus culturel. Apprendre c’est imiter, et imiter, c’est obéir à un modèle. Il n’est pas d’apprentissage qui ne soit d’abord celui de l’obéissance. Quoique Gabriel Tarde s’interroge sur une tendance innée à l’imitation dans le système nerveux. (Les lois de l’imitation. Ed. Les Empêcheurs de penser en rond) Mais de la naissance à la mort, de la famille au travail, en passant par l’école, l’armée, la bande, le groupe, « la société c’est l’imitation, et l’imitation, une espèce de somnambulisme. » Si malgré tout, le goût de la liberté et de la distinction a pu en certains lieux et certaines époques, combattre celui de la soumission, c’est que les conditions matérielles et culturelles ne rendaient pas ce goût absolument désespéré. Tant qu’il est resté un ailleurs où fuir, une terre où ne dépendre que de soi, une discussion de l’ordre établi, et assez de forces pour soutenir cette discussion par les armes, il s’est trouvé des insomniaques pour réveiller les somnambules. Mais nous vivons l’époque terminale d’un monde fini où d’une part, l’industrie du divertissement a dissous l’esprit de résistance, et où d’autre part la disproportion des forces entre dominants et dominés n’a jamais été plus écrasante.

« Dans le capitalisme avancé, écrit Adorno, l’amusement est le prolongement du travail. » Et plus loin : « S’amuser signifie être d’accord. » Mais Sade l’avait dit dans « Juliette ou les prospérités du vice », et La Boétie, dans son « Discours de la servitude volontaire », et tous ceux qu’il cite avant lui.

Et quant aux trouble-fête, jamais autant de moyens préventifs et coercitifs n’avaient concouru à leur neutralisation.

Se souvient-on de quand, et par qui, fut créé le plan Vigipirate ? Le président du « Libéralisme avancé », celui qui recevait les intellectuels de gauche à déjeuner et faisait couper des hommes en deux pour gagner des élections, a instauré le 7 février 1978, par une instruction ministérielle classée « confidentiel défense », ce dispositif de quadrillage et de surveillance. L’occasion en était déjà la lutte contre un terrorisme plus spectaculaire que réel. N’importe, l’Etat qui ne prend jamais de risque, saisit toujours l’occasion de se renforcer. Sincèrement alarmé, ou feignant de l’être, il ordonne ses plans d’alerte.

Sait-on depuis quand nous vivons sous Vigipirate ? Peu ou prou, nous nous sommes faits depuis le 2 janvier 1991, veille de la première guerre du Golfe, à voir des patrouilles en armes dans les gares, le métro, les bus, les aéroports, aux contrôles de bagages et d’identité, aux appels à la vigilance et à la délation, par voie d’affiches, d’annonces sonores, de circulaires administratives. Et ces chiens, ces gardes en armes, censés nous protéger, restent la seule cause visible de cet effroi répandu pour imposer leur présence. La vie publique depuis seize ans se plie au régime de ces « niveaux d’alerte » - jaune, orange, rouge, écarlate- de ces « réactualisations », c’est-à-dire de ses aggravations – juin 95, juin 2000, mars 2003 - de ces dispositifs complémentaires – Biotox, Piratox, Piratome- avec leurs exercices d’alerte dûment médiatisés, et leurs mesures de précaution telles la surchloration de l’eau, dite potable, contre les risques d’empoisonnement.

Pour répondre aux attentats et aux séditions, le gouvernement disposait déjà de l’état d’urgence, héritage de la guerre d’Algérie, qui servit en novembre 2005 à mater la révolte des banlieues, de l’état de siège, et de l’article 16 de la constitution, qui attribue tous les pouvoirs au président de la république pour une durée limitée : ce qu’à Rome, on nommait la dictature. Ce n’était pas assez. En décembre 2005, « La France durcit pour la huitième fois en dix ans, son arsenal antiterroriste. » (Le Monde. 23/12/05) La nouvelle loi « étend la garde à vue à six jours, lève des contraintes administratives et judiciaires sur certaines procédures de contrôle et de surveillance, étend la possibilité de la vidéosurveillance par des opérateurs privés, facilite les contrôles d’identité, oblige les transporteurs à communiquer les données relatives aux passagers, rend possible la photographie systématique des occupants de véhicules sur les axes routiers, permet aux services de police de consulter sans contrôle par le juge les fichiers des opérateurs de télécommunication et d’accès à Internet, et ainsi de suite. » (H. Kempf. Comment les riches détruisent la planète. Le Seuil) En mars 2006, un « livre blanc » du gouvernement propose en outre « la définition d’un régime juridique spécifique pour répondre aux situations de crise terroriste. » (Le Monde. 8/03/06)

Cependant, on a restauré la lettre de cachet sous l’ingénieux chef de mise en accusation pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », qui permet au juge d’instruction d’emprisonner des détenus à sa guise, le tribunal couvrant après coup cette détention par une peine de prison de durée équivalente. Ce mouvement de régression légale emporte tous ces Etats de droit, et si fiers de l’être. Mais pour ne pas lasser par un inventaire sans cesse dépassé de lois et d’abus plus raffinés les uns que les autres, on se bornera à cet échantillon : au pays de l’Habeas corpus, comme on dit, la chambre des lords a dû rappeler, voici peu, que les informations obtenues sous la torture n’étaient pas recevables devant les juridictions britanniques.

A chaque loi nouvelle, police, technologie ou dispositif nouveaux, il est de règle d’entendre les dernières barbes républicaines, universitaires chenus, ex-gloires du barreau, vieilles potiches démocratiques, s’inquiéter des « risques de dérive sécuritaire ». Depuis le temps qu’ils dénoncent ces risques, on pourrait croire que l’on a enfin abordé les rivages odieux du « tout sécuritaire », mais non, il semble que cette dérive par une étrange asymptote s’en approche toujours, sans jamais y atteindre. Et ainsi les vieilles barbes peuvent continuer à trémoler et à nous faire croire que nous restons en démocratie, dont elles seraient les garantes et les gardiennes. La presse qui pose volontiers à la conscience publique, ne manque pas de reprendre ces interrogations et le pouvoir qui ne veut pas être en reste se hâte de rassurer un public blasé. Il y aura des garde-fous. Un contrôle démocratique. Un encadrement légal. Nul ne sera épié et molesté que de droit. Moyennant quoi la presse se déclare satisfaite, et la vieille citoyennerie se rengorge : on l’a prise en considération.

Il y a dans cette périphrase « risque de dérive sécuritaire », trois mensonges en trois mots. Point de « risque de dérive », mais intention directrice. Quant au néologisme « sécuritaire », il est apparu en 1983 nous dit le dictionnaire, pour qualifier une tendance « à privilégier les problèmes de sécurité publique ». Sans doute parce qu’en ces mêmes années 80, voire un peu avant, apparut cette même tendance « à privilégier les problèmes de sécurité publique ». Modelé sur « autoritaire », et antonyme de « libertaire », « sécuritaire » est un euphémisme pour « policier ». Mais la réalité commande chaque jour un peu plus d’utiliser le mot « totalitaire ». C’est que les moyens portent en eux-mêmes leur fin profonde, bien au-delà des prétextes avancés pour leur instauration, et qu’une fois à disposition, la fin justifie toujours leur emploi, au pire et au maximum de leur puissance. Comme un recensement de population porte en lui oppression, proscriptions et exterminations.

II

Voyez comme certaines idées condensent l’air du temps et en constituent, pour ainsi dire, la signature. Au moment où dans les camps, on immatricule les prisonniers dans leur chair, à Vichy, le polytechnicien René Carmille crée le Numéro d’Inscription au Répertoire, d’abord appelé « numéro de Français », et toujours connu comme « numéro de sécurité sociale ». Le NIR distingue les hommes et les femmes (1, 2), les juifs et les musulmans (3, 4) – ces derniers jusqu’en 1944. Pour distinguer aussi bien les blancs et les noirs, les homosexuels et les Bretons d’origine contrôlée, les handicapés et les catholiques, aux fins, par exemple, de « discrimination positive », il suffirait d’ajouter un chiffre aux 13 qui indiquent déjà le sexe, l’année, le mois, le département, la commune et l’ordre de naissance, sur nos cartes « Vitale », informatisées, infalsifiables, etc. Mesure on ne peut plus simple, et que nombre de gouvernements, très démocratiquement élus, ont pris ici et là. Bref, le Numéro d’Inscription au Répertoire fait de nous les détenus virtuels d’un camp administratif qui se nomme l’Etat. L’Insee recueille ce répertoire en 1946. En mars 1974, sous Pompidou, président, et Jacques Chirac, ministre de l’intérieur, Le Monde révèle un projet clandestin, dit « SAFARI », « Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus », dont l’objectif est d’utiliser le Numéro d’Inscription au Répertoire pour croiser les fichiers administratifs et accéder ainsi à une quasi omniscience du pouvoir vis à vis de ses sujets. L’Occupation et la guerre d’Algérie sont encore trop proches pour que l’on oie la petite vesse, « où est le problème si l’on n’a rien à se reprocher ? » Les ennemis de l’apartheid, des dictatures militaires ou bureaucratiques, voient bien « où est le problème », en URSS, au Chili, en Afrique du Sud. Devant la clameur, le pouvoir, comme d’habitude, recule pour mieux sauter. Créé quatre ans plus tard, le 6 janvier 1978, la CNIL (Commission Nationale Informatique et Liberté), est le modèle de tous ces simulacres de protections institutionnelles, censés nous garantir des assauts oppressifs des hautes technologies, déclinées en « Autorités de Sûreté du Nucléaire », « Commission du Génie Biomoléculaire », « comités d’éthique », « conférences citoyennes » ou « de consensus », et autres attrappe-nigauds de la « démocratie technique ». On ne peut même pas voir dans la CNIL une sorte de Ligne Maginot, celle-ci était un véritable dispositif de défense que les assaillants choisirent de contourner plutôt que d’en tenter la percée. A la CNIL, ce sont les assaillants qui tiennent la place, laquelle est faible par destination. Toute sa mission consiste à légaliser l’existence et l’usage du NIR à l’âge informatique, et à promettre aux jobards que toute offense supplémentaire restera illicite tant qu’elle ne sera pas régularisée. Quel soulagement en effet, de songer que le croisement des fichiers ne dépend que d’un vote parlementaire, ou que les fichiers de police prospèrent en fait dans l’illégalité. C’est-à-dire, jusqu’à ce qu’un décret en réglemente l’usage, ce qui pour le NIR advint 41 ans après sa création : le 22 janvier 1982.

Ainsi la CNIL approuve-t-elle, le 25 novembre 1997, un premier recoupement de fichiers, via la mise en réseau d’ordinateurs par le logiciel ANIS. Elle rend, le 24 novembre 1998, un avis favorable à l’instauration du Système de Traitement de l’Information Criminelle ( STIC), que par un louable souci de communication elle suggère de renommer « Système de Traitement des Infractions Constatées ». Enfin, depuis 1999, c’est avec compréhension qu’elle regarde l’utilisation du Numéro d’Inscription au Répertoire par les services des impôts, pour traquer les fraudeurs dans les bases de données. (cf. Futuribles. Juillet-août 1999)

Idem, Le Monde du 15 novembre 2006 nous apprend que le Numéro d’Inscription au Répertoire pourrait devenir la clé d’accès au futur Dossier Médical Personnalisé (DMP). « Le NIR est devenu une question sur laquelle les avis ne sont plus aussi tranchés qu’auparavant », y explique le sénateur Alex Türk, président de la CNIL. « Plutôt que nous draper dans notre dignité, nous estimons qu’il est préférable de déterminer dans quelle mesure son extension peut être faite avec des garanties acceptables. » Chaque citoyen figurant dans 400 fichiers, selon les estimations courantes, on voit que l’usage commun du Numéro d’Inscription au Répertoire le place à trois clics de leur interconnexion et de sa nudité totale dans l’œil d’un pouvoir invisible et ubiquitaire. C’est-à-dire de la légalisation de ce projet SAFARI, dont la CNIL devait officiellement le préserver, et officieusement l’envelopper. Et en effet, si ce Türk devait se draper dans sa dignité, il irait cul nu son train de sénateur. Tout est exemplaire dans la CNIL, sa raison sociale d’abord, « Informatique et Liberté », qui annonce le fameux « Sécurité et Liberté » de Peyrefitte, et vise à la sidération, par l’alliance de notions aussi disparates que : « Cybernétique et Egalité », ou « Balistique et Fraternité ». La pseudo-indépendance de ses 17 membres, désignés parmi les grands élus et les grands commis de l’Etat. Son impuissance, uniquement bornée par sa faculté des rendre des avis et de tracasser les opérateurs de fichiers privés et commerciaux. C’était encore trop pour un régime qui s’absolutise sans cesse et n’a plus besoin d’offrir une image bénigne de son ordre informatique. L’opinion s’étant convaincue que nous étions « tous fichés », voilà tout, ne serait-ce que par les cartes bancaires, et qu’on n’y pouvait rien. Aussi, depuis juillet 2004, la loi a-t-elle décidé que les services de police n’auraient même plus à s’asseoir sur les avis de la CNIL pour créer de nouveaux fichiers. Celle-ci était inaudible, et silencieuse, la voici muette. Rien qu’un guichet de police.

Ainsi est-ce à la CNIL qu’il faut s’adresser pour savoir si l’on figure dans tel fichier, et rectifier, le cas échéant, les informations qui s’y trouvent – admirable largesse policière qui permet aux espionnés de concourir à leur espionnage-. Encore ce droit est-il facultatif. Si le service concerné estime que l’accès à votre dossier peut nuire à la sûreté de l’Etat, à la défense ou à la sécurité publique, il vous sera platement refusé. Il est nuisible à la sûreté de l’Etat ou à la sécurité publique, par exemple, d’apprendre qu’on vous a fiché, voici trente ans, pour avoir contesté le nucléaire – Superphénix - ou côtoyé un pauvre diable, tombé pour terrorisme. On frôle ici le procès secret, in absentia, sans notification de chef d’accusation. Cependant, ces prétendues informations qu’on vous refuse sont communiquées à de zêlés citoyens, quoique extérieurs aux services de polices, et tel directeur de laboratoire, au Commissariat à l’Energie Atomique, peut divulguer le contenu de votre « collante » pour mettre en garde contre vous ses subordonnés, ou de simples participants à une réunion publique.

L’impayable, c’est de voir à quel point les tenanciers de la conscience civique (journalistes, avocats, universitaires) peuvent faire mine de prendre au sérieux la fonction protectrice de la CNIL. Voici des diplômés qui professent rigueur, savoir, raison, qui savent qu’un tableau n’est pas une pipe, ni la carte le territoire, qui s’esclafferaient à la vue d’une vache avec une pancarte « licorne » autour du cou ; mais que le pouvoir leur montre une de ses annexes avec un écriteau « autorité indépendante », ils se croient tenus d’en faire le feuilleton, de déplorer la faiblesse de son budget (8,57 millions d’euros en 2006), et de ses effectifs (83). Comme s’il s’agissait de moyens et que ce leurre démocratique ne coutât pas assez cher au trésor public ! Ce qui se prenait pour « l’Intelligence », et qui ne fut jamais que l’Instruction a pris la mesure de ses défaites, de son impuissance croissante, de son élimination virtuelle. Les uns entretiennent l’illusion d’une CNIL médiatrice parce qu’ils croient que cela vaut mieux que rien, les autres pour ne pas désespérer les citoyens, les derniers pour amadouer le monstre. Et tous de sauver la face, ou de se la voiler, plutôt que d’en soutenir le regard. Plutôt subir son emprise tacite que de nommer l’infracassable noyau de terreur, au cœur de l’Etat, et de le forcer par là à déployer toute sa violence explicite.

Une fois encore, ce qui ressort, c’est la continuité de l’Etat, sa gangrène technificatrice, le caractère apartidaire de cette nécrose, tous les partis ne formant au fond qu’un seul et même parti de l’Etat. On fichait évidemment avant Pétain, mais pour ce faire, sous Pétain, on utilise déjà, des « machines à statistiques », tabulatrices, cartes perforées, mécanographie. « Les origines républicaines de Vichy » (G. Noiriel. Hachette. 1999), ne sont pas moins avérées que les origines vichystes de la république (R.O Paxton. La France de Vichy. Le Seuil. 1973), avec laquelle, elle poursuit la continuité de l’Etat. On néglige toujours que De Gaulle et Pétain eurent d’abord une querelle de signature à propos d’un même livre (La France et son armée.1938), et que les projets technocratiques (le plan, l’ENA), se formèrent d’abord dans le cadre de la « Révolution nationale ». Le coup d’Etat permanent, c’est l’Etat lui-même. Et s’il réussit, c’est qu’une minorité organisée de façon secrète et pérenne, l’emporte d’autant plus sur les soubresauts chaotiques de la majorité qu’elle jouit d’une supériorité technique croissante.

III

Que faisiez-vous dans la nuit du 19 mai 1974 au 10 mai 1981 ?… Vous n’étiez pas né ?… Vous avez oublié ?… Pourtant, il a bien fallu qu’il se passe quelque chose pour qu’après le projet SAFARI (alias CNIL), et le plan Vigipirate, le pouvoir lance en avril 1980 l’opération « Sécurité et Liberté », menée par Alain Peyrefitte. Un projet si redoutable qu’il fut secrètement concerté, en-dehors même des magistrats de la chancellerie entre le ministre et quelques conjurés, dont le principal, un certain Soyer, prêchait dans Le Figaro, le programme ultra de la réaction judiciaire, importé des Etats-Unis. Les ministres en conseil et les journalistes en conférence découvrent le même jour les 64 articles de ce « projet de loi renforçant la sécurité et garantissant la liberté des personnes ». Le gros de ces articles vise à durcir et rigidifier le code pénal : aggravation des textes sur la récidive, réduction du nombre de sursis, limitations des libérations conditionnelles. Depuis six ans, les réformistes judiciaires, réunis en commission, élaboraient une personnalisation des peines, « Ce n’est pas des infractions que l’on juge mais des hommes qui ont commis des infractions. » (Le Monde. 20/05/1980) Le resserrement de la fourchette des peines institué par la loi « Sécurité et Liberté » borne au contraire la possibilité des juges de tenir compte des circonstances et de la personnalité de l’accusé. C’est l’extinction de cette possibilité que réclament aujourd’hui les zélateurs des « peines planchers », plus que jamais suivant l’exemple américain d’incarcération des misérables. Dépêché à une vitesse exceptionnelle à travers la machinerie législative, le projet de loi « Sécurité et Liberté » vient en débat parlementaire un mois après son annonce.

Peyrefitte à la tribune : « …l’un des éléments les plus importants du débat, bien que certains spécialistes de la chose judiciaire aient tendance à le négliger, c’est la volonté du peuple français. De multiples études, rapports, enquêtes, et, plus simplement, les doléances que chacun d’entre nous peut recevoir dans sa permanence de circonscription, montrent à l’envi que les Français souhaitent à la fois plus de sécurité et plus de garanties de leurs libertés individuelles. Plus de sécurité, car l’accroissement de la violence quotidienne est ressenti comme une menace personnelle par une forte majorité de nos concitoyens. Plus de garanties des libertés individuelles, car toute atteinte aux libertés, tout arbitraire, sont plus mal supportés qu’ils ne le furent jamais. Ces deux notions de sécurité et de liberté, on les a souvent opposées au cours des dernières semaines. Certains feignent de penser que tout renforcement de la sécurité se fait aux dépens de la liberté ; et qu’en revanche, il faut se résoudre à payer toute extension des libertés par une croissance de l’insécurité. Dieu merci, il n’en est rien ! Le gouvernement ne vous propose pas de résoudre la quadrature du cercle. Liberté et sécurité sont solidaires : voilà le vrai. La sécurité est la première des libertés. Inversement, il n’y a pas de liberté sans une sécurité qui garantisse qu’on pourra en jouir, à commencer par la liberté de rester en vie, la liberté de garder son intégrité physique, la liberté d’aller et venir. Il n’y a aucune contradiction à vouloir renforcer à la fois la sécurité et la liberté. La sécurité sans la liberté, c’est l’oppression ; la liberté sans la sécurité, c’est la jungle ! » (Discours du 11 juin 1980)

Voulez-vous « la jungle » ? Non pas la jungle idéale des primitivistes mais la jungle métaphorique du ministre Peyrefitte : une société chaotique sous la violence du plus fort. Un monde sadien plutôt que rousseauiste. On ne discutera pas ici la pertinence de cette métaphore, ni si l’apparent chaos de la jungle ne cache pas en fait un ordre naturel et optimal, cher aux traditionalistes de tous bords. Toute délinquance à part, on remarquera que, même dans notre hexagone moyen, la liberté de rester en vie, de garder son intégrité physique, d’aller et venir, est toute juridique, et varie beaucoup d’un mineur du Pas de Calais au notaire de la Baie des Anges. Sans comparer les libertés respectives d’un manœuvre bengali et d’un oligarque planétaire : éternelles libertés du prédateur libre dans un troupeau libre.

L’opinion reçue, l’esprit civique, de gauche à droite et de bas en haut, souscrit aux termes du contrat social, tels que vulgarisés par l’école républicaine. Pour jouir de la sécurité et des autres avantages de la société, chacun doit sacrifier une part de liberté individuelle. Tout le débat tient dans les proportions de sécurité et de liberté nécessaires au juste milieu. L’astuce de l’assureur Peyrefitte consiste dans une double falsification, du sens des termes, et des termes du contrat, en vue d’une promesse de gain sur les deux tableaux. Si la sécurité est la première des libertés, comment les libertaires pourraient-ils s’opposer à davantage de liberté ? Mais la sécurité, ou sûreté, qui désigne l’absence de danger, n’est pas la liberté, cette faculté de faire à sa guise : un point établi par tous ceux qui ont fait à leur guise malgré le danger. Aussi bien, si liberté et sécurité sont synonymes, à quoi bon souscrire au contrat social, et troquer l’une pour l’autre ? Quel besoin de transaction si les deux notions n’en font qu’une ? Mais chacun sent bien que la faculté de faire à sa guise ne va pas sans danger ; que la liberté n’est pas la première des sécurités, ni même la dernière ; et que M. Peyrefitte, par ailleurs énarque et normalien, est un escroc sémantique.

N’importe, l’opposition à ce coup de force législatif se borne au Monde, à la corporation judiciaire et aux appareils de gauche, en porte à faux avec l’exaspération populaire. Peyrefitte esquive même la flibuste des députés socialistes grâce à la procédure du vote bloqué (article 44 de la constitution), qui contraint le parlement à se prononcer « par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion, en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le gouvernement. » Ultime exaction, quatre députés de la majorité dont Nicole de Hautecloque, veuve du maréchal Leclerc, et Frédéric-Dupont, futur élu du Front National, ajoutent « à l’improviste », un amendement qui instaure les contrôles d’identité. « Seront punis d’un emprisonnement de dix jours à trois mois, et d’une amende de 1200 Francs à 2000 Francs, ceux qui auront refusé de se prêter aux opérations de contrôle et de vérification d’identité. La peine sera portée au double pour toute personne qui aura empêché ou tenté d’empêcher, les officiers de police judiciaire, les agents de police judiciaire et les agents de police judiciaire adjoints, (…) d’accomplir leurs missions. »

Un juriste ayant critiqué dans Le Monde (28/29 décembre 1980), cette atteinte à « la sûreté, c’est-à-dire la liberté d’aller et venir », un M. Vuillequez, du Cannet, lui répond en termes qu’il faut bien qualifier d’exemplaires.

« Loïc Philipp n’oublie qu’une chose : c’est que les gens normaux, ceux qui n’ont rien à se reprocher, défèreront très volontiers à la demande des agents, et présenteront sans histoire leur carte d’identité. Qui donc à l’heure actuelle (et cela depuis les années d’occupation…) se balade encore sans papiers ? Tout le monde porte sur soi son permis de conduire, une vieille carte d’électeur, une quittance de loyers entre autres. Si les nouvelles dispositions de la loi permettent d’arrêter quelques voyous, nous nous en réjouirons. L’abus de pouvoir, la violence intolérable ce ne sont pas les agents de police qui les exercent : ce sont les crapules, les violents, les racistes qui détiennent par la peur des millions de gens tranquilles. Et peut-être verra-t-on les femmes seules et pas très jeunes oser sortir à nouveau après 22 heures sans raser les murs ni serrer contre lles leur sac à main ? Moi je dis : vive la police ! et qu’elle applique bien les moyens qui viennent de lui être donnés. Et peu me chaut l’angoisse du loubard coincé en garde à vue, sorti sans portefeuille, mais avec barre de fer, l’agitateur politique venu en France pour y manigancer des complots ou la minette fugueuse qui serait mieux en famille. » (Le Monde. 23/01/1981)

Contrairement à ce que prétend une expression en vogue dans les bouches du pouvoir, durant les Journées de Mai, la majorité n’est jamais silencieuse. Si son monologue peut sembler muet, inaudible – intérieur ? - c’est qu’il constitue le bruit de fond social. On l’entend bien quand, contredit par une parole minoritaire, il devient cri de rage collectif. Le retour à l’ordre, c’est la mobilisation unitaire, la levée en foule (anglais : mob), du troupeau contre ses moutons noirs, brebis galeuses et autres boucs émissaires. Rien de plus fascinant que cet instinct d’appartenance au plus grand nombre, que cette mutuelle reconnaissance des identiques, que cette confusion entre l’ordinaire et le normal, entre le droit et le nombre. Les normaux ont dans leur normalité, plus d’assurance qu’une pierre dans sa muraille, qu’un roi dans sa majesté, qu’une brute en sa force. Et comme ils savent nommer les anormaux : voyous qui troublent l’ordre social, étrangers qui troublent l’ordre national, fugueurs qui troublent l’ordre familial ! Il n’y manque que les déviants qui troublent l’ordre sexuel, les bègues, les borgnes, les bossus ; tous ces individus limitrophes, assez membres de la communauté pour en absorber les fautes, assez extérieurs pour en polariser la violence.

Ce qu’on en dit, n’est pas pour faire l’apologie des borgnes, des bègues et des boiteux, qui ne sont pas meilleurs que leurs persécuteurs, et savent harceler le singulier en leur sein : aveugle, muet, unijambiste.

La rouerie de Peyrefitte c’est de tourner la gauche par le peuple, et de supplanter la contestation à la base. La gauche se réclame du peuple ? de la démocratie ? de la majorité ? Le Monde doit reconnaître « Les Français - c’est vrai - ont le sentiment que la violence s’accroît. » (20 mai 1980) « Les Français ont peur. Quel député aurait le front de s’opposer à un projet de loi qui vise à les rassurer ? » (22 mai 1980) Le Collectif des libertés, cartel des appareils de gauche, se plaint doucement : « Le gouvernement exploite l’inquiétude de l’opinion. » (Le Monde. 31 mai 1980) Le Parti Communiste a encore assez de liens avec les normaux pour sentir leur besoin de rassurance, mais plus assez de brutalité pour voter le projet de loi, ni de courage et d’acuité pour en trancher le sophisme. Le discours de Marchais devient si grossièrement contradictoire qu’il en perd sa ceinture rouge. « La lutte contre la délinquance et la criminalité est l’une des préoccupations des Françaises et des Français. Ils exigent de vivre en sécurité (…) C’est une condition de leur liberté. » « Jeunes, ne suivez pas, n’écoutez pas ceux qui vous appellent à la paresse, à la violence, à la délinquance. N’écoutez pas, ne suivez pas ceux qui vous présentent les bandits comme des héros et la drogue comme un paradis. Apprenez à étudier, vous en avez besoin. Travailler, c’est nécessaire et utile, c’est le seul chemin de la liberté. De tout cela qui va au fond des choses, pas un mot dans le projet Peyrefitte… » (Le Monde. 31 mai, 24 juin, 1980) Aux législatives de 1978, le Front National atteint déjà 11 % des voix à Dreux. Au fil des votes le PC perd son électorat dont une partie, honteusement d’abord, puis de plus en plus quiètement, transite au Front National.

Quelques-uns, dans le sillage de Lefèbvre et de Vaneigem, avaient studieusement copié sur les murs de 1968 que ceux qui parlaient de révolution et de lutte de classes sans référence à la vie quotidienne, parlaient avec un cadavre dans la bouche. Mais ce n’était que des anormaux parlant pour eux-mêmes, incapables dans l’ensemble de s’adresser aux normaux, à l’inverse de Peyrefitte qui, lui, parle de vie quotidienne, sans référence à la révolution ni à la lutte des classes.

« Nous assistons, depuis la fin des années 1960, à une montée préoccupante de la violence. La criminalité violente a doublé ou triplé en dix ans. (…) Beaucoup, notamment parmi les femmes et les personnes âgées en viennent à vivre dans la hantise des agressions individuelles. » (Discours du 11 juin 1980)

Que s’est-il donc passé depuis la fin des années 1960 ? Les Evènements, bon. 4 morts en deux mois d’émeutes et de grève générale, on a vu plus sanglant. Bagarres, vandalisme, bouteilles incendiaires : encore cinq ans de sédition mao-spontanéiste. Richard Deshayes y perd un œil (1971), Pierre Overney, la vie (février 1972). Les chefs (Gilbert Castro, Benny Lévi, André Glucksman, etc.), apeurés par cette violence qu’ils ont tant excitée, liquident leurs groupuscules en catastrophe. Un an plus tard, Lip, Libération, Larzac, il n’en reste qu’un fraternalisme mièvre et bucolique. Retour à la terre : les communautés remplacent les cellules militantes au moment où le « choc pétrolier » (octobre 1973) signale l’entrée dans une « crise » dont nous ne sommes jamais sortis, et ramène la question sociale à l’ordre du jour. Dès 1975, on compte 800 000 chômeurs. Ben Laden en ce temps-là s’appelle Carlos. Il commet deux attentats à Orly et abat trois policiers, rue Toulier. Deux gendarmes mobiles meurent à Aléria, dans un affrontement avec les autonomistes corses. L’affaire Gicquel en 1976. Sa formule, « La France a peur », martelée à la face des télespectateurs reste aussi fameuse que celle de Viansson-Ponté, « La France s ‘ennuie », huit ans plus tôt. Où l’on voit que l’ennui est meilleur conseiller que la peur. Jean Bilski, terroriste solitaire et délicat, abat le PDG du Crédit Lyonnais avant de retourner son arme contre lui. Explosion punk et nihiliste : bière, speed, poudre. No future. Les Napap, Noyaux Armés Pour l’Autonomie Prolétarienne, exécutent Tramoni, le meurtrier d’Overney. Rassemblement de Malville. Un mort, Vital Michalon, deux mutilés, Michel Granjean et Manfred Schultz, pour 2500 grenades à effet de souffle. Affaire des « Tueurs fous de l’Ardèche », des communards tournés braqueurs de banque. Andreas Baader, Gudrun Esslin, Karl Jaspe : on suicide beaucoup dans les prisons allemandes, A Mulhouse, la Fraction Armée Rouge dépose le cadavre de Hans Martin Schleyer, patron des patrons allemands. Partout, suite à la manifestation de Malville, des locaux, des véhicules, des équipements EDF, sautent ou brûlent, entre autres lors d’une nuit bleue organisée le 19 novembre 1977 par la Coordination Autonome des Révoltés en Lutte Ouverte contre la Société. (CARLOS) Le même jour, à Paris, une manifestation contre l’extradition de Klaus Croissant, l’avocat de la Fraction Armée Rouge, tourne à l’émeute.

1977-1979, c’est le moment autonome. Orphelins du maoïsme, anarchistes farouches, étudiants radicalisés, gourous verbeux, petites brutes, jusqu’auboutistes, les uns, dupes et laissés pour compte de la militance, révoltés contre la trahison des chefs, les autres, furieux d’arriver après la bataille, sur un champ déserté, s’emparent d’un mot, d’un programme, de pratiques, nés du terreau italien, et les plaquent sur la situation française. Il y avait place dans l’Italie ébulliente et fruste par certains côtés, bien moins centralisée, étatisée, et intégrée que la France, pour un mouvement autonome de la jeunesse urbaine, entraînant bien au-delà de son noyau dur. Cette autonomie enracinée dans les « centres sociaux » (squatts), s’exprime entre autres à travers les radios libres, et anime dans les quartiers, des actions d’auto-réduction (loyers, charges, nourritures, services, etc). Ce mouvement vivace, coloré, pratique, renoue par certains aspects avec de lointaines expériences ; anars de la Belle Epoque, Diggers californiens, tout en restant lié aux réalités locales. Et si l’on utilise « le camarade P38 » dans les manifestations et les actions de l’autonomie italienne, c’est qu’un reste de violence armée se pratique encore dans les bidonvilles et faubourgs du pays. Même en Italie, l’autonomie s’appuie sur une base sociale en peau de chagrin et sera vite réduite. Sa parodie, surtout parisienne, dans un pays surcontrôlé et en pleine dépression sociale, a quelque chose d’extravagant. Jamais les autonomes français n’ont sérieusement tenté de se lier à la jeunesse des banlieues, alors délaissée. Tel squatt n’eut d’autre nécessité que le standing radical de ses occupants. Hisser la grivèlerie (« basket ») au rang de pratique subversive, était peut-être excessif. Forcer l’entrée des concerts au nom du principe de gratuité n’enflamme guère que les rivaux des services d’ordre des tourneurs. La chronique de l’autonomie à la française recense une épuisante, et inépuisable, répétition de bagarres, bris de vitrines, explosions, non-exempte d’enflures et d’emprunts. De cette équipée date l’insane réduction de l’action directe et de la radicalité à la violence. Une rage le plus souvent contraire aux sentiments des normaux. Les autonomes sont aux gauchistes, ce que les gauchistes sont aux communistes. Moins une reviviscence qu’une fuite en avant autistique. Ils déboulent tels les anars en fin de cortège, à la fin d’un cycle : 1967-1977, voire 1917-1977 pour les plus enkystés dans un prolétarisme ossifié. C’est dans cette période que le gouvernement juge urgent d’instaurer Vigipirate (7 février 1978). Affaire Aldo Moro : on tue beaucoup en Italie. Cependant que nait la Commission Nationale Informatique et Liberté ( 6 janvier 1978), M.M Minc et Nora rendent leur rapport sur l’indispensable « Informatisation de la société ». En mai, Henri Curiel, l’éternel porteur de valises des mouvements de libération est abattu à Paris, vraisemblablement pour le compte du Mossad. Comme une montre folle peut donner l’heure juste au hasard, la violence minusculaire des autonomes croise la violence de masse d’autres perdants de l’histoire. A Caen, en novembre, une émeute de métallos ravage le centre-ville. A Paris, rue Saint Lazare, un raid autonome fracasse agences d’intérim, banques et magasins, aux cris de : »Contre le chômage et la vie chère : vols, pillages et sabotages ! » Quatre arrestations. Le soir même, Peyrefitte annonce à la télévision : « L’application de toute la rigueur de la loi qui est sévère. » Raymond Barre diagnostique « un symptôme de décomposition sociale. » Giscard demande « la plus grande fermeté contre les quatre inculpés de Saint-Lazare ». (Voir http://www.catharsis-prod.eu/spip.php ?article 52) Dans l’est, l’agonie de la sidérurgie éclate en émeutes d’une violence oubliée depuis des années. Où l’on voit une fois de plus que les normaux ne sont ni passifs, ni pacifiques : ils sont d’accord. Du moins tant qu’on ne ruine pas leurs intérêts particuliers. Tant que les routiers paient leur gazoual à bon marché ; que l’on paie à bon prix le lait, le vin, le porc, aux « exploitants agricoles » ; que des industries mortifères produisent de l’acier, du plastique, des emplois. Mais il ne faut pas, sauf exception, compter sur le soutien des routiers aux ouvriers, des agriculteurs aux routiers, des ouvriers aux ouvriers. Seuls les anormaux sont assez niais pour défendre spontanément les intérêts d’autrui, et surtout l’intérêt général, la nature, la liberté, l’humanité. L’original est ici de les voir défendre l’acier français et l’aliénation salariée, mais la pose prolétarienne, rehaussée de baston, comble les ambitions radicales de l’autonomie à la française. Celle-ci atteint son pic le 23 mars 1979, lors de la marche des sidérurgistes à Paris. Une centaine de policiers blessés, un nombre imprécisé de vitres brisées et de magasins pillés. Il n’est pas sûr que les sidérurgistes, serrés de prés par les syndicats, aient bien contribué au bilan. En revanche le préfet Vaujour atteste dans les « Cahiers des hautes études de la sécurité intérieure » (1991) que des équipes de gros bras ont mis la main à la casse pour le compte de sociétés de gardiennage. Quelques jours plus tard, Giscard décrète l’interdiction de « toute manifestation mettant en cause la sécurité. » Le 1er mai, Action Directe inaugure d’une rafale de mitraillette contre la façade du CNPF (Conseil National du Patronat Français) sa désastreuse trajectoire. Passons sur divers saccages, incendies, attentats, affrontements, opposant toujours moins de manifestants à toujours plus de policiers. Dans Libération, Serge July héroïse le gangster Jacques Mesrine qui « souligne en creux nos colères rentrées, notre incapacité à « aller jusqu’au bout » de nos propres libertés, de rester fidèles à nos choix. » (17/09/79) Pour employer un mot qu’il jugerait lui-même incontournable, July est emblématique d’une certaine abjection soixante-huitarde (Kouchner, Ewald, Glucksman, Cohn-Bendit et alii), qui consiste à prendre ses reniements pour une génération. Trois jours plus tard, des tueurs qui signent « Honneur de la police », assassinent Pierre Goldman. La « mouvance autonome » qui à ses plus beaux jours ne groupa jamais plus de 2000 personnes, se disperse pour l’essentiel, en violences de squatt à squatt, et de clans à clans, gangrenée de surcroît par la toxicomanie et les dealers. Beaucoup meurent ou sombrent dans la folie. (cf. S. Schifres. La mouvance autonome en France de 1976 à 1984. Université Paris X. 2004)

Pour avoir eu vingt ans dans les années soixante-dix, on ne laissera dire à personne que c’était le plus bel âge de la vie.

Conçoit-on les hantises des petites vieilles, chères à MM. Peyrefitte et Vuillequez, et de tous les normaux cachés dans leurs jupes, devant « tout ce qu’on voit », à la télévision notamment ? Sans compter ce qu’on ne voit pas, mais que l’on raconte. Deux fois plus de cambriolages, trois fois plus d’attaques, quatre fois plus de vols à l’arraché et de destructions de biens privés, cinq fois plus de vols à main armée, que dix ans plus tôt, selon Peyrefitte. (Discours du 11/06/80)

Croit-on que la France des boutiquiers, des petits patrons, des notables, des taxis, des fonctionnaires, des ouvriers, cafetiers, VRP, ITC, puisse s’accommoder de pareille déliquescence ? Qu’elle soit moins révulsée que Marchais par l’irruption du nihilisme punk, la prolifération de la délinquance, les voies de fait autonomes, les provocations à la paresse, au pillage, à la casse ? Quelle surprise, les normaux ne sont pas dans le « trip trash et destroy ». Contre la loi « Sécurité et Liberté », la gauche commence par nier l’augmentation de la délinquance – la faute des media, du « sentiment d’insécurité », disproportionnel à la « réalité de l’insécurité », avant de reconnaître qu’ « on peut discuter de l’ampleur du phénomène, de la manière de présenter les statistiques et d’en tirer argument. Pas du phénomène lui-même, même si les causes paraissent multiples : le chômage, la désagrégation du tissu social, la concentration urbaine, l’opulence des uns et le dénuement des autres. » (Le Monde. 4 février 1981)

Croit-on que la France des quartiers et de la vie dure, déjà hantée par la crainte de la déchéance, nourrisse la moindre faiblesse pour la prédation, le vandalisme et la violence ? Quand la contestation ne justifie pas la délinquance (rébellion, reprise individuelle, nécessité), elle n’y voit qu’un fait divers, c’est-à-dire une diversion. Pourquoi s’en prendre à cette « insécurité », plutôt qu’à telle autre : chômage, précarité, risques industriels, guerres, bref au « Système » ? Sempiternel cadavre dans la bouche des activistes. Et en effet, puisque les normaux croupissent dans la survie, pourquoi ne pas leur rendre celle-ci invivable ? Le Monde, sur la foi d’un sondage, rapporte que « Les Français voient dans le chômage des jeunes la cause principale de la violence dont ils perçoivent et redoutent la montée. » (20 mai 1980) Mais la conséquence, immédiate, insupportable, relève en apparence de la simple répression, quand la cause (le chômage), et la cause de la cause (« La Crise »), paraissent si profondes et mystérieusement économiques, qu’elles échappent aux expédients. Le chômage en ce printemps 1980 frappe déjà 1,5 million de personnes pour qui le droit à la paresse compte bien moins que celui à la subsistance, voire à la consommation et qui, dans l’ensemble, n’ont ni désir, ni moyen de retourner à la glèbe, vivre la vie simple et frugale des communautés rurales.

Ajoutons, pour éclairer le cynisme de cette opération « Sécurité et Liberté », que Peyrefitte ne croit ni à l’utilité de la peine pour le coupable, ni à son exemplarité pour de possibles imitateurs. « Sa vraie fonction, dit-il, citant Durkheim, est de maintenir intacte la cohérence sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience commune. » (Le Devoir de Montréal. 14 juin 1980) Autrement dit, d’offrir à la vindicte d’une plèbe en crise des rites de sacrifice, de purgation, de communion – le spectacle de la « Justice » , à défaut d’emplois ou de subsides, afin qu’elle « fasse son deuil » comme l’on dit maintenant. C’est qu’en trois ans, une quarantaine de meurtres « d’auto-défense » ont eu lieu (discours de Peyrefitte. 11/06/80) ; que les normaux ont la gâchette sensible ; et qu’il convient de réserver à l’Etat le monopole de la violence. La plèbe, de notoriété publique, est plus féroce que la justice envers les délinquants, et l’on fait, par exemple, un horrible sort aux voleurs sur les marchés africains. Outre la jouissance sadique et exterminatrice qui trouve ainsi une justification, il faut y voir une vengeance des proies contre des prédateurs à leur taille. Du reste, seuls des complaisants, pédants romanesques, naïfs en mal d’expiation ou d’encanaillement, peuvent idéaliser les petites brutes en réunion qui tourmentent leur voisinage et le tout-venant, au point d’ignorer la couche supplémentaire d’oppression qu’elles représentent.

Epilogue de cette charge de police législative. Un an après l’adoption de la loi « Sécurité et Liberté », Mitterrand arrive à la tête de l’Etat, et Badinter, nouveau ministre de la justice abroge le texte de son prédécesseur – sauf-, à l’exigence de Deferre, ministre de l’intérieur, les dispositions sur le contrôle d’identité. Ces mêmes dispositions introduites par quatre députés disciplinaires, au tollé de la gauche libérale, reconduites et élargies par Vaillant en 2001, avec sa Loi sur la Sécurité Quotidienne, et par Sarkozy en 2003, avec sa Loi sur la Sécurité Intérieure, permettent aujourd’hui le harcèlement des banlieues, et la chasse aux sans-papiers. La gauche libérale, mais qui en doutait, s’est ralliée à la police. Deux pas en avant, un pas en arrière. M. Vuillequez et les normaux peuvent se rassurer, la continuité, ou plutôt la progression de l’Etat, est garantie.

IV

Nous vivons aujourd’hui les conséquences d’un complot qui remonte à plusieurs décennies, et développe ses effets depuis autant. On sait que jamais dans son histoire, la classe ouvrière n’eut autant de levier de marchandage que durant ces trente années d’après-guerre, dites « glorieuses ». Contre-mesure : tandis que les entreprises de l’automobile envoient des recruteurs dans les villages du Maghreb afin de reconstituer l’armée de réserve du chômage, Pompidou, premier ministre, explique à l’Assemblée Nationale que « l’immigration est le moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail et résister à la pression sociale en faveur des hausses de salaires. » (1963) Au même moment, les constructeurs japonais choisissent, eux, d’automatiser la production. Le bannissement des classes populaires du cœur des villes vers de lointains « ensembles », de Belleville à Sarcelles, achève la percée des boulevards par Haussman, afin de faciliter les tirs d’artillerie et les charges de cavalerie contre les barricades. Physiquement isolée et éloignée des lieux du pouvoir, l’insurrection voit démesurément s’accroître l’inégalité du rapport des forces avec l’Etat militaro-industriel. Hors la résistance à l’occupation étrangère, d’efficacité d’ailleurs secondaire, soutenue, dirigée parfois, par des puissances extérieures, et simple bataille locale dans une guerre mondiale, il n’y a pas eu de prise d’armes dans ce pays depuis l’écrasement de la Commune. Et aucune insurrection victorieuse depuis février 1848. Le désir de violence et de révolution n’a fait que décroître depuis un siècle et demi dans un peuple assouvi par le pillage colonial et la providence étatique. Quelques nuits d’émeutes et le retour de l’essence dans les pompes, à la Pentecôte 68, suffirent à pacifier un mouvement communément réformiste.

Tel quel, ce mouvement et ses séquelles les plus subversives effrayèrent suffisamment le pouvoir pour qu’il souhaitât ne jamais en voir le retour. Ce furent tout de même des nuits au cours desquelles Jacques Chirac, alias « Walter », secrétaire d’Etat à l’emploi, se déplaçait armé pour rencontrer secrètement Henri Krazuki, dirigeant de la CGT. Bref, cette convulsion qui cherchait elle-même ses raisons en verbeuses assemblées permanentes, accéléra le renforcement de l’Etat, tout comme l’eût fait une révolution ratée. A vrai dire, jusqu’ici, les révolutions réussies ont encore mieux perfectionné l’appareil d’Etat que les révolutions ratées, tant, par quelque fatalité, tout semble lui profiter. Puis on ne sait comment ces événements eussent tourné si la police avait tiré, ou que des chars fussent entrés dans Paris. Les députés du Tiers et les émeutiers de la Bastille ne croyaient pas commencer une révolution en juillet 1789, et le roi resta longtemps populaire jusque dans les faubourgs.

Ces évènements de Mai, énigmatiques et sidérants, souvent considérés comme une « répétition générale », d’un bord à l’autre de la scène politique, constituaient pour partie l’ultime représentation de ce que Marx nommait déjà « une farce » en 1848. Une parodie de la parodie. Ce pourquoi tous les barbouilleurs qui ont rêvé de produire « le roman de mai 68 » n’ont jamais été capables de transcrire, ne serait-ce qu’une imitation pertinente de « L’Education sentimentale » ou des « Illusions perdues », en cela fidèles à leur « génération ». Mais la meilleure et nouvelle part de ce mouvement né d’une société technifiée et disciplinaire, se convainquit assez vite qu’elle ne voulait ni du pouvoir, ni de contraintes. D’où ces fuites éperdues, retours à la nature, libérations du corps, refus d’obéissance, qui, en quelques années, vermoulèrent les appareils militants, déjà rongés par la monstruosité du « socialisme réel ».

Après des décennies de déni, l’affaire Soljénitsyne (1974), rend indissimulable ce que Victor Serge, André Gide, Boris Souvarine, et bien d’autres ensuite, dénonçaient dés les années vingt. Personne, hors quelques secteurs fossiles, n’imagine que la Chine, Cuba, le Vietnam, le Kampuchéa Démocratique, ou n’importe que autre « modèle » échappe à cette monstruosité ; ni que Trotsky, boucher de Cronstadt, eut fait du « camp socialiste » autre chose qu’un socialisme de camp. Cette compréhension, longtemps refoulée, ravage les appareils communistes et gauchistes, surtout en milieu universitaire, et supprime leurs possibilités de recrutement. Qui veut lutter pour une société pénitentiaire, voire exterminatrice ? La modernisation de quelques dictatures repoussoirs (1974, Portugal. 1975, Espagne et Grèce), émousse les urgences militantes et renforce un sentiment de trêve historique, propice aux examens rétrospectifs. Il faut rendre cette justice aux manifestants qui clamaient « Paix au Vietnam » ou « FNL vaincra ! » depuis 1965, qu’ils n’ont pas détourné leurs regards en 1976 des centaines de milliers de boat-people, péris en Mer de Chine. Quand, dix ans de sa vie, l’on a soutenu une « guerre de libération », et qu’au lendemain de la victoire, tous les libérés qui le peuvent se jettent à l’eau plutôt que de jouir de leur délivrance, le dégoût que l’on sent n’a d’égal qu’une grande prudence vis-à-vis de nouvelles entreprises de libération. Ici ou ailleurs. Et il faut boire jusqu’à la lie le calice de l’humiliation, avec Sartre à l’Elysée (juin 1979), venu mendier auprès de Giscard l’aide de la marine française, pour secourir les naufragés de l’indépendance. Privé de cause et de doctrine, le bas clergé militant (enseignants, fonctionnaires), déserte les quartiers, les banlieues, « le terrain », pour s’en aller, lui aussi, vivre sa vie. Or ce sont ces « petits intellectuels », ces « travailleurs sociaux », qui animent les activités et organisations de quartier (jeunes, femmes, locataires), et ravaudent sans cesse, à grand peine, le « tissu social », entre la population de souche (techniciens, contremaîtres, ouvriers qualifiés), de culture ouvrière traditionnelle, et l’immigration maghrébine (ouvriers spécialisés, manœuvres), d’origine rurale et sans tradition politique ; sans parler des antipathies de langues, de religions, de coutumes. La concentration de populations toujours plus nombreuses, plus pauvres, plus diverses, dans des habitats lugubres et délaissés, le chômage de masse, la délinquance et la xénophobie, submergent les militants. Leur départ pour la campagne ou pour le centre-ville laisse la place au Front National, aux bandes et aux dealers, dans le moment même où l’explosion du chômage enflamme les ressentiments. Ayant créé « la Jungle », l’Etat impose à une société en crise son nouveau contrat de protection : le contrôle maximal par tous les moyens de contention imaginables.

Avec la loi « Sécurité et Liberté », l’invisible effondrement de la gauche militante, en pleine crise de conscience, et déjà battue en amont des vagues successives, de la communication de masse (des années 1930 aux années 1960), de la consommation (années 1960), du chômage (années 1970), devient soudain voyant. Prise à revers par la rhétorique de Peyrefitte, elle n’a plus le discours, l’énergie ni les effectifs pour s’y opposer. L’élection de Mitterrand accélère sa déliquescence. Elle croit ou veut croire que le gouvernement, les pouvoirs publics, vont prendre en charge ce ravaudage social qu’elle assumait jusqu’alors. Contresens. Mitterrand n’arrive au pouvoir que parce qu’il n’est pas de gauche, et sur le corps de cette gauche épuisée et défaite, qui lui a fait sa soumission. Ultime fuite de militants usés, désabusés. Deux ans plus tard, alors que le chômage dépasse les deux millions de recensés et qu’apparaissent les « nouveaux pauvres », le gouvernement prend son « tournant de la rigueur » (25 mars 1983), le Front National atteint 17,6 % à Dreux, lors d’une municipale partielle (4 septembre 1983), et 60 000 personnes accueillent à Paris, la marche des beurs pour l’égalité et contre le racisme (3 décembre 1983). Mais ceci est une autre histoire qui commence dans les banlieues, non plus avec des immigrés, mais avec des Français - leurs enfants - et que seuls des irréductibles, comme Christian Delorme, curé aux Minguettes, relient à l’ancienne gauche militante.

V

On se souvient de la fameuse formule « responsable, mais pas coupable », employée par Georgina Dufoix, ministre des affaires sociales et de la solidarité nationale, pour, d’une pierre deux coups, nier qu’il y ait eu complot – projet secrètement concerté contre la vie et la sûreté des hémophiles, victimes d’empoisonnement par transfusions sanguines entre 1984 et fin 1985-, et donc toute participation personnelle à ce complot inexistant. Pour mémoire, puisque aussitôt le détail embrouillé à dessein de cette infamie s’estompa des cerveaux, le Centre National de la Transfusion Sanguine, en connaissance de cause, au vu et su de ses ministères de tutelle, mais à l’insu de ses patients hémophiles, diffusa pendant deux ans des lots de sang infectés du sida. Le chauffage de ces lots de sang qui aurait permis d’inactiver le virus, et l’examen systématique des dons de sang, furent refusés, puis retardés, pour des raisons budgétaires et commerciales. Il s’agissait notamment d’attendre la mise au point d’un test de l’Institut Pasteur pour faire pièce à celui du laboratoire américain Abbot. Dans cette affaire que seul le courage d’une journaliste permit de rendre publique, six ans après les faits, on relève quelques procédés du complot implicite : celui qui s’ignore lui-même pour mieux se nier aux autres. D’abord le déni. « On ne savait pas », « je ne savais pas ». On ne savait pas que le Centre National de la Transfusion Sanguine conservait, innoculait, du sang contaminé. La défausse. « C’était l’affaire des conseillers ministériels », ou « des fonctionnaires du ministère », ou « de la direction du Centre National de la Transfusion Sanguine ». La défausse est inséparable d’un autre procédé, le cloisonnement du travail et des responsabilités tout au long de la chaîne de production du crime parfait : l’assassinat sans assassin. La direction d’intention. Jamais Michel Garretta ni Georgina Dufoix, pour ne citer que ceux-là, n’ont voulu empoisonner les hémophiles. Le premier n’a fait que gérer au mieux les stocks de sang du CNTS, la seconde que ménager un budget qu’aurait grevé le dépistage systématique des dons de sang, et le chauffage des lots de sang contaminé. Où ? Quand ? Avec qui, se concerte secrètement le prétendu dessein d’assassiner des hémophiles ? Montrez-nous le procès-verbal de cette criminelle réunion ! Mais quel besoin de réunion et de discussion, même dans une langue toute d’obscurités et d’euphémismes techniques, une langue faite pour taire plutôt que pour dire ? Entre décideurs compétents, rompus aux mêmes modus operandi de la rationalité économique, on se comprend sans paroles, presque sans y penser. L’important étant de maximiser les possibilités de ce que les communicants nomment « un déni plausible ». Et ainsi la mort de 2000 hémophiles n’est plus un assassinat prémédité par une quinzaine de technarques, mais un « effet pervers », l’imprévisible conséquence de bonnes intentions. Le père de Monsieur Jourdain n’était point marchand, mais « donnait de l’étoffe à ses amis pour de l’argent ». Laurent Fabius, Jacques Biot, Edmond Hervé, Georgina Dufoix, Michel Garretta, et leurs pareils de la bureaucratie sanitaire, ne sont pas des comploteurs, mais de grands commis de l’Etat, dont les réunions en petit comité visent la défense de l’industrie du sang et des laboratoires français face à la concurrence américaine.

Voici tel négociant en vin, fournisseur des palais de la République. Un défaut de mise en condition laisse dans nombre de bouteilles un dépôt toxique qui, avant la fin de leur mandat, aura provoqué un mal incurable et fatal chez la plupart des représentants de la nation. Ce négociant, ses adjoints, le député de sa circonscription et même, les sommeliers des caves officielles connaissent l’existence des bouteilles empoisonnées. Après réunions, échanges de notes où il est surtout question de la prochaine cuvée et de la concurrence des vins californiens, ils s’abstiennent de retirer ces bouteilles empoisonnées des tables de l’Elysée, Matignon, de l’hôtel de Lassay etc. Question d’économie viticole. Le vin est tiré, il coûterait trop cher de rappeler ces bouteilles ou d’y injecter l’antidote existant, de toute façon la maintenance aura bientôt réparé le défaut de mise en condition, il ne faut pas nuire à l’image des vins français, surtout ne pas laisser le marché aux importations de Napa Valley. Avec un peu de chance, toutes ces morts de personnages surmenés passeront pour naturelles et sans lien entre elles. Le stress du pouvoir, comme l’ivresse des profondeurs ou l’œdème de l’altitude. L’élite de la nation périt mais ce n’est pas des suites d’un complot, puisque l’intention de leurs empoisonneurs était la défense de la filière viticole française et non point l’extermination de la représentation nationale. Sent-on bien la distinction ? Dans le premier cas on peut demander compte à des personnes, de la décapitation de l’Etat, puisqu’elles l’ont voulue et accomplie ; dans le second cas, elles n’ont fait qu’obéir aux règles du système impersonnel, et on ne peut donc les inculper d’une quelconque volonté, ni de leurs actes, ni des conséquences de leurs actes, simples dysfonctionnements collatéraux. Elles n’ont d’ailleurs pas plus de liberté que de volonté ou de sens moral. Le « Système » est fautif, ou la fatalité, autant dire personne.

On voit l’avantage de cette dépersonnalisation pour les criminels d’Etat et promoteurs des nécrotechnologies : pourquoi reprocher, dira-t-on, les 2000 morts du sang contaminé ou le développement des chimères génétiques à tels ou tels individus ? Si ce n’était eux, d’autres à leur place en feraient, en auraient fait autant. A quoi bon s’en prendre aux rouages, c’est le « Système » qu’il faut détruire. Précisément. Et le « Système » n’étant rien d’autre que l’auto-assemblage d’individus qui, par conformisme ou intérêt, ont choisi de s’engrener, il convient pour le détruire d’en bloquer les rouages. Et la preuve du choix, c’est l’existence de grains de sable, d’autres individus, qui enrayent parfois l’engrenage : tels la journaliste Anne-Marie Casteret, ou Edmond-Luc Henry, vice-président de l’Association française des hémophiles.

« C’est voulu . »

On connaît l’antienne de tous ces aigris, paumés, délirants adeptes de la théorie du complot, incapables d’imaginer d’autres causes aux misères du monde que les menées occultes des élites. Simplisme absurde. Pompidou ne voulait pas, au moyen de l’immigration, créer un volant de chômage, mais « résister à la pression sociale en faveur des hausses de salaires. » Delouvrier, successeur du préfet Haussman, ne voulait pas reléguer la classe ouvrière à distance, dans des habitats concentrés, mais « mettre de l’ordre dans ce bordel », comme le lui avait demandé De Gaulle en survolant la région parisienne. Aucun de nos gouvernements successifs n’a voulu créer de toutes pièces, « la jungle » où confiner des surpopulations de chômeurs de 40 nationalités ; pas plus que Giscard et Peyrefitte n’ont voulu initier une société de contrôle. Tous n’ont fait que se plier aux lois de l’économie (urbanisme industriel, gains de productivité, baisse des coûts de main d’œuvre), et défendre la sécurité, face à « la montée de la violence ». Et ce n’est que par un extrême effet pervers, si l’on approche après quarante ans d’efforts constants, de la société la plus féroce et disciplinaire que ce pays ait connue depuis la fin du XIXe siècle.

Gouverner, c’est comploter.

par Pièces et main d’oeuvre


Ecrit par satya, à 21:22 dans la rubrique "Pour comprendre".



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