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Depuis quelques années se développe dans les cercles radicaux, autonomes ou anarchistes, une propension à condamner la démocratie au nom d’une dénonciation de l’Etat et de la domination. La démocratie étant la forme prise par cette domination, elle serait donc un piège à abattre au nom de deux grandes catégories : la nécessité de l’efficacité et la vérité.
L’efficacité. A l’échelle
des mouvements sociaux, des pratiques de lutte, des organisations
politiques, la démocratie est réfutée le plus souvent au nom de
l’action et de ses contraintes. La démocratie dans le fonctionnement
d’un groupe, d’un collectif humain, c’est la discussion, la « prise de
tête », et donc un frein à l’action. L’activisme, le culte du geste et
de son immédiateté, l’urgence de la situation sont avancés comme des
déterminations supérieures, révoquant toute idée de discussion un tant
soit peu approfondie [2].
Le volontarisme activiste
étant posé comme une sorte d’évidence nécessaire et absolue, donc comme
une option qui ne se discute pas, le débat, la confrontation des idées
et des avis sont dans cette optique une perte de temps, voire ce qui
peut empêcher l’action et « faire le jeu » de la domination et de sa
conservation, ils confirmeraient bien leur côté néfaste. En fait,
l’exigence démocratique risquerait d’introduire de l’égalité, ce qui
n’est pas le fort des courants où domine trop souvent le pouvoir des
ego musclés. Pourtant, c’est aussi au nom de l’efficacité que la
démocratie représentative, qui est un oxymore, puise sa justification :
accorder le pouvoir à des spécialistes, des compétents, en nombre
restreint, qui ont le temps car ils ne font que ça, etc.
La vérité. La démocratie est aussi
combattue au nom d’une idée supérieure : la vérité. La démocratie
serait un mensonge car elle masquerait la vérité de la domination et de
l’exploitation. Ainsi se confondent le discours de l’Etat dit
démocratique et la vérité de la démocratie : les mensonges de l’Etat
seraient en fait sa vérité cachée. Mais la démocratie est ici
paradoxalement un mensonge « vrai », car cela suppose que l’on croie
l’Etat dit démocratique quand il se déclare comme la « démocratie »
réalisée. Etrange retournement où l’on donne raison à l’Etat
oligarchique pour combattre l’idée de démocratie en tant qu’illusion,
au lieu d’interroger l’usage de cette illusion. Les tenants de
l’antidémocratisme prennent au mot le discours de l’Etat sur sa manière
de se désigner.
La domination étant la démocratie, la fin de la domination devrait se
loger dans la fin de la démocratie, de la politique au nom d’une idée
incarnée supérieure, d’une vérité devenue substance : le déterminisme
de l’économie et du social, le règne de la marchandise, la domination
spectaculaire se transformant en leur contraire, le communisme
« réalisé », la communauté humaine fusionnelle, ou les multitudes, ou
un agrégat d’individualités séparées et portées par un élan vital enfin
libéré.
Ce refus de la démocratie est le signe absolu de l’élitisme, d’une
volonté de contrôler le pouvoir de la part des détenteurs d’une vérité,
de ceux, plus instruits, qui savent ce que tout le monde ignore,
dispositif que la démocratie récuse dans son principe.
Il est d’ailleurs notable et piquant que, parmi les promoteurs de ce
discours, on puisse retrouver aussi bien des archéo-léninistes, des
maoïstes tendance antiquaire, des Badiou, des conspirationnistes ou des
insurrectionnalistes néoblanquistes…
Quant à la démocratie comme masque de l’exploitation, il est le plus
souvent oublié que le prolétariat qui la subit n’est doté d’aucune
destination, démocratique ou antidémocratique. Et que s’il doit
s’émanciper, ce n’est pas au nom d’une vérité cachée et supérieure de
l’exploitation, mais simplement parce que, dans cette société de
classes, il est celui qui a le plus intérêt à le faire.
En identifiant démocratie et capitalisme, de telles conceptions
oublient simplement que le principe de la démocratie a émergé avant le
capitalisme : l’indéracinable projet démocratique peut donc lui
succéder.
Cette critique de la démocratie s’arrête en chemin. Pourquoi les Etats
oligarchiques s’échinent-ils tant à mimer la démocratie, à faire croire
qu’ils l’ont instituée ? Pourquoi cette idée de la démocratie, et de
l’égalité qui lui est attachée, fonctionne-t-elle si bien pour masquer
la vérité de l’inégalité et de la domination ?
Si cette démocratie fait illusion, ce n’est pas parce qu’elle serait
devenue une croyance, un mythe des origines, une simple représentation
du monde s’alimentant d’une crédulité ou d’un aveuglement partagé et
généralisé, mais peut-être plus simplement parce qu’elle est une fausse
bonne idée, comme on dit dans le langage courant, « fausse » dans sa
réalité effective, mais « bonne » dans son principe.
C’est l’idée que nous défendons ici – en précisant que nous pensons
incompatibles une vie authentiquement démocratique et l’existence de
l’Etat.
Car enfin, si la société est inégalitaire, si la domination est
effective, c’est bien en fonction de l’égalité et de la liberté – deux
valeurs associées à l’idée démocratique – que la critique peut être
menée. La démocratie n’est donc pas un voile, une illusion, ou un
mensonge, mais apparaît bien au contraire comme le dévoilement, la
révélation, la vérité de l’ordre inégalitaire.
L’antidémocratisme qui argumente au nom d’une vérité
autre (du social, de l’économie, de l’aliénation) avoue que le destin
des hommes et des femmes est tracé par un jeu de déterminations dites
objectives qui les dépassent et les empêchent d’y voir clair. Bref, que
si les hommes et les femmes font bien l’histoire depuis la mort de
Dieu, ils l’ignorent, et ne devront leur salut qu’à ceux qui leur
donneront une conscience d’eux-mêmes et qui s’autoriseront à parler et
agir en leur nom.
La naissance de la démocratie correspond à la naissance de la
politique. On peut donc les identifier l’une à l’autre. La démocratie
est l’idée de l’exercice du pouvoir d’une collectivité par et pour
elle-même, conception d’un pouvoir désacralisé, libre de toute
transcendance, de toute détermination, de toute hétéronomie, de
tutelles supérieures antérieures et extérieures.
La démocratie peut par contre être combattue (et vaincue) par des
conceptions philosophiques, religieuses, sociologiques, métapolitiques,
fondées sur une vérité supérieure, qui ne se discute pas et par
conséquent doit s’imposer.
Elle est sans doute un mot « en caoutchouc », selon Blanqui, mais est à
la fois une arme et un champ de bataille. Fondée sur rien d’autre
qu’elle-même, elle se présuppose et contient en son sein sa propre
problématique. Elle peut, et elle doit devenir une pièce maîtresse dans
un projet d’émancipation. Mais, bien évidemment, pour cela il faut
constamment réaffirmer que « leur démocratie n’est pas la nôtre ! ».
Politique partout, politique nulle part !
(Digression sur l’antipouvoir et sa résistance au biopouvoir de l’« Empire »)
Si l’on quitte le milieu anarchiste, cette double
impasse de la nécessité et de la vérité demeure, bien qu’elle tende à
se recomposer différemment. D’un côté, on assiste à une sorte de
convergence entre les théories du « social » et celles de la « vie ».
Certains courants de l’altermondialisme sont au point de jonction de
ces manières de penser. Et certains cénacles intellectuels s’en font
les artisans et les promoteurs : en gros, les postdeleuziens, les
interprètes du Foucault tardif, les négristes… avec des points de
convergence chez Benassayag (défenseur de l’action restreinte), ou
Onfray sur le volet (post)moderniste, libéral et nietzchéen (encore que
sa « ligne » politique soit simplement la reconstitution d’une Union de
la gauche).
Comme la politique est l’affaire du pouvoir, que le pouvoir est partout
et insaisissable, et qu’il veut s’occuper de tout (bio-pouvoir), la
lutte ne peut qu’être résistance au pouvoir… A ce pouvoir, on oppose
donc la volonté d’exister. Le sujet n’est plus la classe mais la
« multitude », tentative de créer, à partir d’un concept spinozien, une
catégorie où se résumerait une puissance immanente de formes
singulières de coopération et de communication entre des chairs
multiples formant le corps de la métamorphose dans l’ordre du social et
de la production (general intellect, travail immatériel dans le
capitalisme cognitif).
Dans les faits, la multitude n’est que la remise au goût du jour de la
vieille force de travail négriste, dotée d’une puissance propre
(« force » de travail, « force » d’autovalorisation…), et qui, dans le
cadre de la production biopolitique qui comprend tous les aspects de la
vie, ne peut se référer qu’à elle-même tout en étant le sujet commun du
travail immatériel. Ontologiquement, elle incarne et substantialise une
puissance du désir de transformer le monde – transformation du monde
signifiant fusion progressive du social et du politique, dans le cadre
d’une prédominance accrue du salariat intellectuel à l’heure de la
post-modernité et du capitalisme postindustriel.
Dotées d’un avenir certain puisque réglées sur le développement de
l’Empire (le capitalisme global intégré et sa sophistication
technique), les multitudes se sont replacées dans un sens de l’histoire
et deviennent une nouvelle figure héroïque du devenir humain se
substituant au « prolétariat ». Mais cette fois sans viser au moindre
renversement du capitalisme, Negri avançant que le système n’a plus
besoin de capital, que celui-ci est d’ores et déjà dépassé par la
montée du travail immatériel et cognitif !
Pas de pensée de la transformation/appropriation sociale à part une
sorte de coopération, d’une mise en commun grâce à la gratuité et au
partage des biens cognitifs, aucune critique des forces productives, de
la technoscience, de ses contenus, de ses impacts, de ses fondements,
mais au contraire une valorisation de leurs aspects prétendument
émancipateurs (communication, Internet, informatique…), une vague
référence à la puissance « instituante » de la multitude…
Ces conceptions se limitent de fait à accompagner et soutenir des
formes de résistance aux abus de l’Etat (biopouvoir), ce qui est juste
mais insuffisant. Elles ne proposent ni projet, ni méthodologie pour
penser un anticapitalisme contemporain, une critique de l’économie
productiviste, ni le moindre cadre conceptuel du « pouvoir commun »
d’une politique autre. Dans les faits, ces conceptions trouvent un écho
dans des expériences de lutte partielles : depuis l’héritage d’Act-Up
(et ses dimensions vitalistes) jusqu’à la Coordination des
intermittents et précaires d’Ile-de-France (précaires intellectuels).
Ces thèses, du moins celles inspirées par la philosophie de la vie
(Nietzsche, Bergson, Deleuze), de certains travaux de Foucault, d’une
lecture immanentiste de Spinoza, trouvent des relais au sein du
mouvement anarchiste. La figure la plus engagée dans ce travail semble
être en France Daniel Colson [3], conforté sans doute par un
« postanarchisme » nord-américain de filiation anarcho-syndicaliste ou
syndicaliste révolutionnaire, avec l’action directe comme expression de
la puissance d’exister dans la résistance, et le mouvement de masse
comme lieu d’agencement des multiples.
Des relais existent aussi du côté d’anarchistes individualistes
contemporains bien qu’ils se nourrissent d’une autre tradition : le
romantisme, la vie comme œuvre d’art, que l’on a retrouvée chez les
situationnistes, en passant par le surréalisme. Le romantisme introduit
le pathos, les affects, l’amour dans des formes d’expression humaine où
l’art est pensé comme vérité de l’être et incarnation du sujet. La
conception romantique de la vie considère que celle-ci doit s’emparer
pleinement de l’art, devenir une œuvre d’art qui sublime un refus du
présent, l’expression d’une révolte contre la modernité, d’un mal-être,
d’un déchirement entre le vécu et ses représentations, entre l’être et
le monde, etc. S’exprime alors une nostalgie des temps anciens,
mythiques,
originels, quitte à les désacraliser, à les séculariser pour aspirer à
la plénitude d’un au-delà de l’être, d’un au-delà du temps et de ses
limites.
Le point commun de toutes ces conceptions, c’est déjà
qu’elles ne sont pas bâties sur des objectifs à atteindre, autour d’un
projet et des contours d’un devenir, mais sur l’examen de leur substrat
social/individuel et sur ce qui lui est propre : leurs capacité,
potentialité, puissance, essence, signification, etc., mais référées et
enfermées dans l’étude parfois spéculative et ontologique de ces
catégories et du sujet originaire, au fondement de tout, et dans des
visées d’autoaccomplissement : les agencements du multiple des
singularités (Colson), la puissance d’exister (Onfray), résister c’est
vivre (Benassayag, No Pasaran)… Des visions en apesanteur, flottantes,
de la force, des énergies, du désir, de la puissance du libre
agencement spontané des volontés singulières dont les significations ou
motifs sont à rechercher dans le recyclage d’un certain existentialisme
avec les thèses de l’immanence (Spinoza), le « déjà-là » d’une capacité
et d’une intelligence que chacun porterait dans ses flancs.
Tout est fait ici pour évacuer ou éviter le moment politique, la
constitution d’entités collectives exprimant la capacité politique (la
subjectivation de J. Rancière), la « politicité » des hommes et des
femmes. Il ne s’agit pas ici d’invalider toute ces thèses, mais de
pointer qu’elles ne traitent pas le sujet, qu’elles passent à côté de
la problématique du social, du pouvoir, de la liberté, de l’égalité,
c’est-à-dire de la politique.
La vie ne se réduit pas à sa dimension biologique étendue aux affects
des élans du cœur ou aux désirs intimes et privés. Elle est quelque
chose qui s’extériorise, se symbolise, acquiert des significations du
fait d’une visibilité au sein d’une sphère sociale, du fait que par des
actes et des paroles elle noue des relations avec d’autres vies à
l’intérieur d’un espace commun. La politique, absente chez certains,
est cette pensée sur la définition des espaces et des objets du commun,
et sur les décisions à prendre à leur propos.
Ces conceptions « autoréférencées », repliées sur les questions du sens
de la vie, sur le questionnement identitaire et existentiel du devenir
des singularités, se retrouvent tout aussi exacerbées chez certains
insurrectionnalistes qui se rattachent à une tradition individualiste.
Les actes et les mots ne sont plus l’expression d’un volontarisme
politique exacerbé dans une morale de l’engagement [4], mais les signes
d’une essence individuelle et collective (le rebelle comme figure du
héros libéré de l’aliénation) et de l’idée apolitique qui l’anime : la
transgression de la légalité, la rébellion, la vie supérieure comme
moyens et comme fins.
Face à ces thèses du tout (et rien) politique de
l’antipouvoir demeurent les partisans de la vieille conception de la
prise du pouvoir d’Etat et du « socialisme du xxe siècle » : la
tradition trotskiste du NPA, le chavisme… qui persistent à croire
qu’une alternative à la gestion actuelle du pouvoir permettrait une
transformation de la réalité sociale, vieille antienne réformiste sur
laquelle il n’est pas besoin de s’attarder.
Pour notre part, nous défendons une politique de la rébellion et de
l’émancipation sans surplomb moral ni définition anhistorique de ses
contenus et de ses possibles, avec l’ennui que représentent parfois les
rapports de forces à établir, les espaces de débat et de visibilité à
construire, et les compromis à passer éventuellement avec ceux et
celles qui ne pensent pas comme nous, mais avec qui nous partageons des
luttes communes.
Mais aussi avec la revendication d’une contingence de la politique, au
risque de son indétermination et de son absence de prévisibilité, d’une
pratique de la liberté, au risque de sa fragilité, d’une confiance
placée dans la capacité créatrice du « social-historique »
(C. Castoriadis), débarrassée des déterminismes sociologiques.
Une réhabilitation de la politique
Pour nous, il s’agit de penser la démocratie comme condition et
réalisation d’une politique contre l’Etat qui est aussi une politique
pouvant se passer de l’Etat. Rien de très original en apparence pour
qui se dit anarchiste ou « radical ». Et pourtant, en grattant un peu,
on s’aperçoit que survit très bien dans nos milieux une tradition
antipolitique et qu’elle est très répandue, et bien ancrée chez les
anars et au-delà.
Cet antipolitique est la résultante de la pensée classique du politique
qui se définit à partir de l’Etat, des formes du gouvernement, et des
interrogations sur le bien gouverner. Cette réduction du politique à la
domination a logiquement conduit à définir l’émancipation contre la
politique, au nom de deux grandes catégories posées comme alternatives.
- le social
C’est en gros l’école syndicaliste révolutionnaire, prise dans une
acception extensive, qui peut regrouper des « marxistes » comme des
« anarchistes ». Le sujet de l’émancipation, c’est la classe
prolétaire. Elle est sa propre libération, elle a des intérêts communs,
des valeurs et des pratiques communes (la solidarité), et la politique
est ce qui peut à la fois la diviser (différents partis avec
différentes idéologies) et la maintenir dans la soumission (le ou les
partis prenant le pouvoir d’Etat). Ici la politique, comme la religion,
est renvoyée dans le champ privé des croyances et des idées. La vérité
du social, et son fonds matérialiste, sa corporéité, tiennent dans les
liens sociaux qui le définissent. La classe sociale opprimée se libère
donc dans une révolution sociale :
appropriation
des moyens de production et d’échanges, gestion directe… Mais, issue
d’une place dans la production, dans les rapports d’exploitation, la
nouvelle société « dirigée » par l’ancienne classe exploitée n’est
guère définie au-delà de l’autogestion, quand ce n’est pas tout
simplement la gestion des entreprises par les syndicats. Le saut
« politique », ou « machiavélien » [5] est un impensé, et pour cause !
La politique identifiée à l’Etat est déclarée néfaste, inutile pour
solutionner la principale question qui les occupe : celle de la
production des biens économiques. Ainsi, l’organisation des exploités,
le syndicat, devient l’organisation de la nouvelle société des
producteurs.
- la vie
Les vitalistes, c’est principalement le courant « artiste », même si
nous avons vu qu’il procède aussi d’une origine plus philosophique. Là,
le critère n’est plus la « classe », un être collectif soudé à lui-même
par des intérêts communs, mais l’individu. Individu, être, étant,
« être de l’étant », sujet, autant de termes assimilables ici… La Vie
devient une catégorie d’emblée chargée de toutes les positivités, car
elle n’est pas la mort et contient au contraire toutes les promesses de
ce qui peut advenir.
Elle est un principe actif de créativité, de liberté, d’énergie, de
puissance vitale dans un univers mondain abstrait qui est celui de la
communauté humaine (soit l’Humanité, pas seulement dans son sens
conceptuel mais bien dans sa signification quantitative : comme
l’ensemble des êtres humains vivants). La vie est une œuvre d’art, et
sa raison d’être est le sublime, un au-delà de l’être, une visée
surhumaine ou suprahumaine, divine et extatique du dépassement de soi
ou du moins du commun des mortels. La communauté humaine apparaît vite
comme une projection, une pure hyperbole de la vie même, de l’élan
vital et donc de l’individu. Et l’hédonisme comme un existentialisme
totalisant.
Ici, la politique est rejetée et combattue parce qu’elle est
responsable de la séparation (au sein de la communauté humaine comme de
la conscience de chacun), et donc un instrument de l’aliénation
(altération, dépossession, perte du sens, fausse conscience…). L’idéal
recherché est la réunification de la communauté autant que la
réunification de l’individu, le triomphe du vrai sur le faux, une
densification des affects, la recomposition d’une totalité perdue,
peut-être originelle, etc. Dans la pratique, la communauté humaine
étant inaccessible, elle se réduit à la communauté des semblables, des
identiques, des amis et des complices : le groupe affinitaire se
substitue à la société politique.
Ces conceptions font toutes deux l’impasse sur ce qui
fait ou peut faire la structure, les conditions, le fonctionnement
d’une « cité » c’est-à-dire d’une communauté humaine concrète, d’une
société, d’un groupe social en tant qu’il est une communauté politique,
c’est-à-dire divisée.
La différence tient en ce que les tenants du social intègrent de fait
une dimension du collectif humain réduit à l’activité économique,
tandis que les autres s’en tiennent à une conception libérale de la
liberté conçue comme possibilité d’une sublimation du moi...
Entre l’antipouvoir des révoltes partielles, des flux de désir, des réseaux « rhizomiques » et autres chewing-gums conceptuels filandreux, et le pouvoir d’Etat qui resterait à conquérir selon le vieux modèle socialiste, il y a largement matière à élaborer la proposition d’une politique contre l’Etat.
Une politique à réhabiliter d’autant plus que les dispositifs du pouvoir et les idées dominantes actuelles, l’imaginaire capitaliste et productiviste, œuvrent à la dépolitisation de la société et des enjeux qui la traversent. Un projet politique libertaire qui n’élude pas la question complexe du pouvoir, inhérent à toute forme de vie en société : le pouvoir que toute société exerce sur elle-même pour faire respecter ses propres règles et ses décisions. Un projet qui se démarque et s’oppose aux conceptions libérales de la liberté, et qui se confronte au principe de réalité, au fait qu’il faut bien tenir compte, dans toute société, de ce que tout le monde n’est pas du même avis, et qu’il faut bien trancher entre ces avis différents. C’est de cette division de points de vue, d’intérêts qu’émerge la politique à l’opposé du consensus, l’espace et le temps nécessaires au débat et à la prise de décisions, la mise en mots puis en actes de ce qui engage le devenir de toutes et tous dans le respect de chacun. Et qu’à ce titre la démocratie – une pratique qui permet que la politique soit l’affaire de tous et toutes – est bien le rempart à la barbarie concomitante de l’exploitation capitaliste et de la domination étatique.
des révolutionnaires
octobre 2009
[1] Dans cette optique ont déjà été publiés :
« Autour de Jacques Rancière : Eléments d’une politique de l’émancipation », CA n° 192, été 2009.
« L’anarchisme, entre libéralisme et “moment machiavélien” », CA n° 193, octobre 2009, Colectivo Contracultura - CILEP - Red Libertaria Popular Mateo Kramer (Bogotá)
« Autour des positions politiques d’Alain Badiou », sur le site de l’OCL http://oclibertaire.free.fr
[2] Pour exemple : « Le démocratisme, l’idéologie de la démocratie, qui
a régné sur les AG, a produit toute une série de limitationS, de freins
au développement d’un mouvement fort, capable de rechercher et
d’obtenir plus que le simple retrait d’un bout de projet de loi », Les
mouvements sont faits pour mourir…, Editions Tahin Party, mars 2007,
p. 15.
[3] Cf. « L’anarchie, cette étrange unité qui ne se dit que du
multiple », in Petit lexique philosophique de l’anarchisme, de Proudhon
à Deleuze, « Biblio essais », Livre de Poche, 2001.
[4] Volontarisme politique tel qu’il pouvait surgir lors de la création
de la RAF – guérilla de l’Allemagne des années 1968-1980 – ou des
Tupamaros et du guevarisme : « Le rôle de tout révolutionnaire est de
faire la révolution. » En assignant aux « révolutionnaires » de
modifier par leurs actes les conditions objectives et subjectives du
rapport de forces politique, et de parvenir à provoquer ainsi une
situation révolutionnaire, ce volontarisme-là contenait tous les germes
et les traits du substitutisme.
[5] Cf. Courant alternatif n° 193, « L’anarchisme, entre libéralisme et “moment machiavélien” ».
Commentaires :
Yoj |
?! Mais c'est noël ?!Salut à zot,
Voilà un texte qui fait mouche, affirmer qu'il faut s'émanciper avant de prendre le chemin de la révolution est de bon sens... Ceci dit, peut-on vraiment croire au prolétariat comme classe révolutionnaire? si classe révolutionnaire il y a, ne s'agirait-il pas plutôt de la paysannerie et des travailleurs indépendants? Et puis, avons nous encore besoin de prolétaires pour produire? ce sont juste des interrogations... Enfin la définition du Biopouvoir me fait franchement penser à celle que je ferais du socialisme, d'ailleurs l'état qu'il soit d'un extrême à l'autre est déjà et toujours un régime socialiste ! Répondre à ce commentaire
|
Rakshasa 06-12-09
à 00:48 |
Re: ?! Mais c'est noël ?!Ce texte commence bien mais se vautre totalement dans la tentative de catégoriser arbitrairement des individus en lutte. Dire que l'individualiste hédoniste, par exemple, ("l'artiste" comme ils disent comme ça ça réduit l'autre à un apo) rejette le politique c'est idiot.
Il y a des individualistes hédonistes qui pensent nécessaire la pratique de la démocratie directe, dans des assemblées ou des conseils de démocratie directe, la réappropriation autogestionnaire et tout ce que les auteurs se sont amusés à séparer pour inventer de fausse images de contestataires afin de mieux placer leur discours en faveur de la démocratie; avec lequel pourtant, on pourrait être d'accord, mais qui, accolé au débinage du dessus rend la suggestion douteuse. Ce texte sent les limitants aigris, en train de rancir à 10 dans leur petite organisation, se disant un soir où il n'y a rien à la télé qu'il feraient bien un texte sur la démocratie, histoire de régler leurs comptes avec quelques autres groupes militants qu'ils connaissent. On peut les appeler "les défaitistes", toujours à pigner que les autres ceci, les autres cela, mais jamais à proposer. Voilà, des catégories imbéciles, on peut en créer comme cela à l'infini en partant de l'anecdotique, en séparant, en pointant ce que l'on considère comme une faiblesse pour en faire une généralité. Le procédé est malhonnête, dommage parce qu'on aimerait que les auteurs aient un peu plus à dire sur la pratique réelle de la démocratie, quels sont les rapports que cela implique, quelle organisation possible, comment l'envisager sans faille, par exemple. En démocratie, il faudra apprendre à éviter ces procédés pervers qui consistent à réduire l'autre (en croyant être critique) dans des généralisations, parce évidemment, ici on ne nous donne pas envie de débattre, ni de décider de quoique ce soit avec des individus qui peuvent écrire de telles "analyses" aussi rigides et simplistes. Un hédoniste, artiste, philosophe, ouvrier, autogestionnaire, conseilliste, assembléiste, individualiste, démocrate, matérialiste, anarchiste qui ne vous dit pas merci. Répondre à ce commentaire
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à 23:11