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Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n'est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ?
Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l'électeur moderne ?
Et le Charcot qui nous expliquera l'anatomie et les mentalités de cet incurable dément ?
Nous
l'attendons.
Je comprends qu'un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l'Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne; je comprends M. Chantavoine s'obstinant à chercher des rimes; je comprends tout.
Mais qu'un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n'importe lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu'elle soit, trouve un électeur, c'est-à-dire l'être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n'est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m'étais faites jusqu'ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, â chauvin !
Il est
bien entendu que je parle ici de l'électeur averti, convaincu, de
l'électeur théoricien, de celui qui s'imagine, le pauvre diable, faire
acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions,
imposer —ô folie admirable et déconcertante— des programmes politiques
et des revendications sociales ; et non point de l'électeur "« qui la
connaît » et qui s'en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats
de sa toute-puissance » qu'une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou
une ribote au vin républicain.
Sa souveraineté à celui-là, c'est de
se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car
cela seul lui importe, et il n'a cure du reste. Il sait ce qu'il fait.
Mais
les autres ?
Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les
austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une
ivresse les gagner lorsqu'ils se regardent et se disent : « Je suis
électeur! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société
moderne. Par ma volonté, Floque fait des lois auxquelles sont astreints
trente-six millions d'hommes, et Baudry d'Asson aussi, et Pierre Alype
également. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si
entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu'ils soient, n'ont-ils pas été,
depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ?
Comment
peut-il arriver qu'il se rencontre quelque part, même dans le fond des
landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des
Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez
déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se
dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l'y oblige, sans
qu'on le paye ou sans qu'on le soûle ?
À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d'une volonté, à ce qu'on prétend, et qui s'en va, fier de son droit, assuré qu'il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu'il ait écrit dessus... Qu'est-ce qu'il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu'est-ce qu'il espère ?
Car enfin, pour consentir à se
donner des maîtres avides qui le grugent et qui l'assomment, il faut
qu'il se dise et qu'il espère quelque chose d'extraordinaire que nous ne
soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales,
les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de
justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les
noms seuls de Barbe et de Baihaut, non moins que dans ceux de Rouvier et
de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu'il voie, au travers
d'un mirage, fleurir et s'épanouir dans Vergoin et dans Hubbard, des
promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat.
Et c'est cela
qui est véritablement effrayant.
Rien ne lui sert de leçon, ni les
comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.
Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu'un fait unique domine toutes les histoires: la protection aux grands, l'écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu'il n'a qu'une raison d'être historique, c'est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.
Que lui importe que ce soit Pierre
ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu'il
est obligé de se dépouiller de l'un, et de donner l'autre ?
Eh bien !
non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il
vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté
hier, il votera demain, il votera toujours.
Les moutons vont à
l'abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n'espèrent rien. Mais du
moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le
bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que
les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a
fait des Révolutions pour conquérir ce droit.
Ô bon
électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser
prendre aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin, pour un
sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et
qui sont payés pour avoir ta peau; si, au lieu de croire aux
chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta
lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t'arrêter, éternel
badaud, devant les lourdes duperies des programmes; si tu lisais
parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes
qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu
des choses étonnantes et utiles.
Peut-être aussi, après les avoir
lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle
redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que
tu mettes, tu mets d'avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te
diraient, en connaisseurs d'humanité, que la politique est un abominable
mensonge, que tout y est à l'envers du bon sens, de la justice et du
droit, et que tu n'as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au
grand livre des destinées humaines.
Rêve après cela, si tu veux,
des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des
bonheurs irréels. C'est bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais
ne mêle jamais l'homme à ton rêve, car là où est l'homme, là est la
douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que l'homme qui
sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce
qu'en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te
promet un tas de choses merveilleuses qu'il ne te donnera pas et qu'il
n'est pas d'ailleurs, en son pouvoir de te donner. L'homme que tu élèves
ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi; il ne
représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels
sont contraires aux tiens.
Pour te réconforter et ranimer des espérances
qui seraient vite déçues, ne va pas t'imaginer que le spectacle navrant
auquel tu assistes aujourd'hui est particulier à une époque ou à un
régime, et que cela passera.
Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c'est-à-dire qu'ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n'as rien à y perdre, je t'en réponds ; et cela pourra t'amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d'aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.
Et s'il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t'aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n'accordes jamais qu'à l'audace cynique, à l'insulte et au mensonge.
Je te l'ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève.
Le Figaro
28 novembre 1888