Lu sur
Macité net : "Kahina est la soeur de Sohane, brûlée vive par un jeune, dans une Cité de Vitry le 4 octobre 2002.
Un matin du mois de décembre, avant d'aller à la fac, nous retrouvons Kahina, à Créteil. Elle ira en cours un peu plus tard. Kahina est en troisième année de sociologie et d'économie.
Pote à Pote : Comment tu vis ce drame qui j'imagine a bouleversé ta vie ?
Kahina : Ça la bouleversera jusqu'à la fin de mes jours. Aujourd'hui, j'arrive à mettre de la parole sur ma révolte et ma douleur. Moi, je m'investis pour la cause des femmes, j'essaie de provoquer une prise de conscience. Aujourd'hui, certains osent encore affirmer que séquestrer, insulter, jeter de l'essence sur une fille, ce n'est qu'un accident… Si quelque chose doit partir, ça viendra des femmes. Mais il y a aussi la sphère religieuse. Le Coran est mal expliqué. A partir du moment où on ose affirmer que la femme est inférieure à l'homme, tout est permis.
PàP : Cette prise de conscience, tu l'avais avant la mort de ta sœur ?
K : Ça a radicalisé ma pensée et mon désir de partir de la cité, mais pas celui de combattre. Je suis partie de la cité il y a huit mois, c'était une suite logique. Mais depuis la mort de ma sœur, c'est un besoin pour moi de continuer et de faire partager mon combat. Vivre dans une cité, ce n'est pas une vie : on est dans des ghettos aménagés qui ne sont pas vraiment basés sur les lois de la République. C'est difficile. On doit non seulement endosser, comme beaucoup d'autres, la crise sociale et économique, mais aussi la crise des garçons. Et ça, c'est scandaleux.
PàP : C'est quoi, "la crise des garçons" ?
K : La violence dans les propos, dans leurs attitudes vis-à-vis de nous. Ce sont plein de petites choses qui font que ces garçons-là se déchargent sur nous. C'est une minorité qui grandit et surtout qui pourrit la vie d'un grand nombre de personnes.
PàP : Aujourd'hui, tu as l'impression que plus qu'avant, il y a urgence ?
K : Bien sûr ! Avant, ces filles-là, on ne les brûlait pas, alors qu'aujourd'hui on a bien vu que les choses sont différentes. Après les voitures, on brûle les filles. On veut sauvegarder le peu de liberté qu'on a, mais surtout pouvoir survivre.
PàP : "Ces filles-là", c'est-à-dire ?
K : Ma sœur, elle pensait juste que se maquiller, sortir ou fumer, c'était normal. Sohane a été séquestrée. Quand je vous parle d'exécution, c'est qu'il y avait une dizaine de personnes devant le local. L'affaire est partie d'une claque. Le copain de ma sœur a mis une claque à la copine de l'assassin. Pour se venger, au lieu d'aller voir le gars, il est allé voir ma sœur, c'est beaucoup plus facile.
PàP : A Vitry, tu l'as vu monter, la violence ?
K : Non, ça a toujours été la même chose, des claques. Mais c'est la première fois qu'on brûle une fille, c'est ce qui m'effraie.
PàP : Quand tu dis : "ça a toujours été des claques", ce sont des choses intégrées ?
K : Banalisées, oui. Frapper une fille, c'est devenu banal. Quand on est petit, on est dans la cité, on n'en sort pas, c'est comme une prison. Et puis, vers l'âge de quinze ans, ou un peu plus, on prend conscience qu'ailleurs les rapports entre garçons et filles sont tout à fait normaux, autres que ceux de la cité. Et que ce n'est pas normal qu'on se fasse frapper et qu'on ne dise rien. J'ai pu constater la différence de rapports parce que j'allais à la fac, que je travaillais comme animatrice, et parce que je sors en dehors de la cité. Je vois bien qu'ailleurs ça ne se passe pas comme ça. Mes copines pensent la même chose que moi. Mais je vois chez les plus jeunes, celles de 15 à 18 ans sont encore sous l'emprise des règles de la cité. Les règles de la cité, c'est "sois soumise ou deviens mec", dans ta violence, tes propos, tes fringues…
PàP : Quelle éducation avez-vous reçue, tes sœurs, ton frère et toi ?
K : Une bonne éducation. Mes parents nous ont appris le respect, l'égalité, la dignité. Ce sont des mots qui se disent dans toutes les langues, on n'a pas besoin de savoir parler français pour pouvoir le dire. C'est pour ça que la responsabilité des parents est un des piliers de la construction d'un individu. Mon frère, mes quatre sœurs et moi avons tous été élevés de la même manière. A tous les moments de notre éducation, il me semble que mon père a essayé de nous responsabiliser.
PàP : La première fois qu'on s'est vu, tu disais que tu t'en foutais de savoir que les mecs sont aussi victimes de la violence, pour certains… As-tu changé d'avis ?
K : J'ai envie de dire oui et je pense à mon frère qui a 16 ans. Je ne peux pas me permettre de dire ça. Mais on intègre des préjugés, pour lui comme pour la plupart, il n'y a pas de mixité au sein de la cité, dans les groupes. Garçons et filles ne se mélangent pas. Moi, je veux m'en sortir, ne plus vivre ici, ne plus vivre dans une cité. Et offrir à mes enfants une chance de s'en sortir.
PàP : Au mois de décembre, une plaque a été déposée à la mémoire de Sohane…
K : Trente personnes même pas, se sont amassées autour de cette plaque. Quand je vois que certains dans la cité organisent une quête pour payer l'avocat de l'accusé….
PàP : Ton regard a changé ?
K : Ça me déçoit, ça m'attriste, qu'il n'y ait pas plus de gens qui se révoltent pour dire stop. Il faut une prise de conscience collective, mais il faut que tous les acteurs de la société française, les pouvoirs publics en tête, interviennent pour créer cette prise de conscience. A partir de là, on pourra bousculer la norme et les mentalités.
PàP : Comment as-tu rencontré la Fédération Nationales des Maisons des Potes, qui t'aide à créer ton association ?
K : Une journaliste m'a fait rencontrer Fadela Amara. Elle me voyait me battre seule, faire signer mes pétitions, aller à mes cours… Je pense qu'il faut une réflexion et un combat personnel, mais je pense que c'est bien de rencontrer d'autres personnes, pour s'assembler, discuter. Une discussion ouverte à tout le monde.
Propos recueillis par Laurence Wurtz."
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