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Lu sur L'anarcho : "Propos par recueillis par Patrice FARDEAU .«On ne peut pas attendre la fin de la misère pour mener une existence jubilatoire» .
Q. La question de l'individu vous semble t-elle occuper une place centrale ?
R. Elle est centrale aujourd'hui parce qu'elle l'a toujours été. On devrait pouvoir écrire une histoire de l'individu de l'origine à nos jours et essayer de montrer dans quelle mesure les gens se sont toujours séparés entre ceux qui célèbrent l'individu et ceux qui le négligent. Les variations sur ce thème sont multiples. Je dirai qu'il y a des gens qui le méprisent brutalement et violemment - cela peut aller jusqu'à la destruction - et ceux qui considèrent qu'il faut l'intégrer dans un groupe. Ces variations m'ont paru récurrentes dans la pensée de l'origine à nos jours. Dans la tradition marxiste, je suis très étonné qu'on n'ait pas prêté plus d'attention à la seconde partie de la lettre d'Engels de septembre 1870, qu'on cite toujours pour sa partie initiale, qui traite du rapport de l'infrastructure et de la superstructure. Or, ensuite, il y considère que l'histoire est la résultante d'un parallélogramme de forces issues des volontés individuelles ... Le tout est de savoir ce qu'on entend par «volontés individuelles» dans cette affaire. On peut imaginer que l'individu,en tant qu'il est aliéné, exprime une position qui n'est pas individuelle mais qui est une position de classe. C'est une position d'époque, comme chez le grand homme hégélien, pour lequel le personnage synthétise l'esprit d'une époque. On peut imaginer qu'il y a chez l'individu, à ce moment-là, une cristallisation de ce que l'époque demande, d'un individu ou d'un être. La notion d'individu est presque entendue par tout le monde, mais tantôt positivement, tantôt négativement. Sur le terrain de l'étymologie, déjà, dans une définition minimale, on n'entend pas la même chose. Personnellement, je démarre de l'étymologie, à savoir le mot grec qui signifie insécable, qui est absolument irréductible, sans duplication.
Vous tentez d'élaborer une philosophie qui soit un système, avec sa clôture, mais en même temps complètement ouvert sur le réel et ses potentialités. Comment justifiez-vous cette démarche ? D'où part-elle et savez-vous d'ores et déjà où vous risquez d'aboutir ?
Elle part de ma subjectivité radicale, c'est-à-dire d'un corps qui est porteur d'une expérience, donc d'une enfance, qui a connu des sensations, des émotions dans un milieu et une époque : la province, un village de Basse-Normandie, dans la moitié de ce vingtième siècle ; avec un père ouvrier agricole et une mère femme de ménage ; un frère, etc.
Vous préconisez l'hédonisme, une notion que nous rencontrons facilement de nos jours. Comment y êtes-vous venu et quelle signification cela a-t-il pour vous ?
Je vous ai indiqué d'où je partais. Je tente d'aller vers une élaboration systématique - au sens : qui fasse sens et cohérence - de cette pensée qui est effectivement l'hédonisme. Celui que je développe est beaucoup plus large que celui qu'on retient habituellement. Je ne suis pas seulement, et loin de là, le philosophe de la cuisine. Cynismes et plus encore La Sculpture de soi témoignent de l'éthique que je propose : ce qui m'intéresse est la question du libertinage. Comment redéfinir un libertinage qui, à mon avis, a été perverti par la question des moeurs ? J'avoue avoir un intérêt limité pour Sade, parce que le libertinage sexuel, c'est bien, mais c'est assez vite répétitif. Ce qui m'intéresse du libertin, c'est son aspect flamboyant et son côté penseur libertaire. Les libertins du XVIIe siècle, qui ont une vie d'hommes libres, m'intéressent plus parce que ce sont des personnages qui ont une pensée cohérente, sur la question de Dieu, de l'amitié, d'autrui, de la politique, etc. Je travaille actuellement à un livre politique, qui sera l'équivalent de La Sculpture de soi pour l'éthique et qui sera la proposition d'un libertinage politique. Comment peut-on être libertin en politique ? Ce livre renouera avec la grande tradition de la pensée libertaire du XIXe siècle pour essayer de montrer dans quelle mesure cette pensée-là était, elle aussi, datée et qu'on ne peut pas aujourd'hui être libertaire comme l'étaient Bakounine, Kropotkine, ou, dans notre tradition française, Sébastien Faure ou Jean Grave. Je pense qu'il faut reprendre cette pensée-là où on l'a abandonnée, y compris chez les femmes, comme Flora Tristan, Emma Goldman, Louise Michel. Cette tradition est à développer pour obtenir une pensée libertine ou libertaire, c'est-à-dire une pensée qui ne mette rien au-dessus de la liberté. Mon livre ne sera en aucune manière un éloge de la soumission de l'individu au social mais une invitation à assumer l'inverse. Ce sera un manuel de résistance à l'endroit des instances politiques, dans tous les sens du terme. Quand je dis politique, cela démarre à la famille. La famille nucléaire, le noyau, la maternité, la paternité, l'éducation, etc. pour finir à la question des rapports entre les Etats. Là je crois que le schéma de Hegel est pertinent : la question politique est celle du rapport social à autrui. Cela ne commence pas avec l'amour mais avec le mariage. Me trompé-je beaucoup si je vous dis que vous tentez de balayer les mythes pour reconstruire quelque chose qui soit dépoussiéré et plus en rapport avec la réalité ? Non ! J'ai un grand souci d'efficacité. Je ne crois pas aux pensées qui valent pour elles-mêmes ou qui soient des pensées nébuleuses qui fassent plaisir au seul penseur. J'ai plutôt envie d'une pensée qui fasse plaisir à des gens qui me disent : «Je pense autrement mon existence ; je vis autrement ma vie ; je vois les choses autrement...» Hegel, par exemple, n'est lisible que par ceux qui font les perroquets à l'endroit du vocabulaire hégélien et qui répètent purement et simplement ce que Hegel raconte. Le système hégélien est une vaste névrose à son propre usage et emporte avec lui les gens qui peuvent et veulent y consentir. Cela n'a aucun autre intérêt que celui-ci. Il y en a d'autres du même type, avec lesquels on reste entre soi sur le modèle ésotérique et tribal : Heidegger, Lacan...
Mais comment pensez-vous le lien nécessaire entre l'individu et la société ?
Je le pense avec Stirner et son idée intéressante d'association d'égoïstes. Il dit que chaque individu est dans le solipsisme absolu, qu'il est seul et unique, sans double ; mais qu'en même temps il peut contracter avec quelqu'un pour un type de relations qui sera choisi. Chacun fait ce qu'il veut avec autrui : l'un propose et l'autre dispose. Et cela dure le temps que cela doit durer. Tout le monde trouve son intérêt à vivre cela plutôt qu'autre chose. On pourrait le vivre sur des terrains multiples, très divers. Les terrains contractuels sont aussi bien professionnels que d'inter-subjectivité, au sens large. La solution pour moi se situe dans des terrains mobiles, interchangeables ; dans une logique héraclitéenne plutôt que parménidienne. Je crois au mouvement, au flux, au changement. Une société n'a d'intérêt qu'à être mobile.
N'est-il pas quelque peu provocateur de prôner un hédonisme dans un contexte historique difficile ?
L'hédonisme n'est pas un consumérisme. Il ne s'agit pas de rouler dans une grosse voiture, de gagner beaucoup d'argent, etc. Si vous relisez la préface à La Raison gourmande, vous lirez qu'entre le plus grand vin, qui est Yquem, et une fraise du jardin de mon père, je ne choisis pas Yquem. Comment peut-on mieux dire que l'hédonisme est dans l'authenticité d'une émotion beaucoup plus que dans sa facture culturelle ou sociale ? On peut être chômeur, dans une détresse importante, et vivre en hédoniste, parce qu'on saura profiter d'un certain nombre de choses dans l'existence, qui sont des regards, des sourires, un rayon de lumière, quelque chose de bu ou de mangé... Evidemment, quand on est sous les ponts et qu'on ne l'a pas choisi, l'hédonisme peut être perçu comme insolent. Autant faire l'éloge de la santé devant un parterre de cancéreux ! Pour autant, si je pouvais arrêter la misère en ne parlant pas d'hédonisme, je le ferais. Mais le monde étant ce qu'il est, il existe une part incompressible de douleur. Supprimerait-on les raisons sociales de souffrir qu'il resterait des raisons métaphysiques : vieillesse, souffrance, SIDA, etc. On ne peut pas attendre la fin de la misère pour mener une existence jubilatoire.
Regards, novembre 1995.