Un hiver apparemment plus rude, du moins pour eux, que le précédent : le collectif Les Morts dans la rue avait dénombré 122 décès de novembre 2005 à mai 2006 (soit sur une période plus longue de deux mois). Or, qui s'en soucie? Dans la presse de marché, quand elle a daigné en dire mot, la nouvelle n'a fait l'objet que d'une « brève ». Nous étions à la fin du mois de mars dernier. En plein carnaval électoral. Les apitoiements et les indignations hivernales sur les pauvres hères à la recherche d'un abri étaient déjà comme entrés en hibernation. Oubliés.
À la rue et... dans la rueL'an dernier, pourtant, deux événements étaient venus, en plus des rituels débordements humanitaires à l'approche de l'hiver, attirer l'attention et la compassion de « l'opinion » sur le sort des « SDF (1) » :l'opération de « camping sauvage » lancée au printemps de 2006 par MDM (Médecins du monde), en quelques endroits bien fréquentés de la capitale et surtout le long de la Seine, et une autre, plus médiatisée encore, mise sur pied à la fin de l'année par les Enfants de Don Quichotte sur les rives « boboïsées » du canal Saint-Martin.
Si la première fit scandale par la nouveauté du procédé et son caractère inopiné, son effet fut de courte durée. MDM souhaitait « rendre visible la détresse ». Ce que les autorités - « gauche » et droite confondues - ne voulaient absolument pas. La saison touristique approchait, et la municipalité « socialiste » ne tenait pas à la voir gâchée: il fallait épargner, en particulier, aux passagers des bateaux-mouches comme aux simili-estivants de Paris-Plage le pénible spectacle de la pauvreté s'étalant aux yeux de tous.
Étant donné la proximité de l'été et, par conséquent, la promesse d'un climat plus clément, on pouvait, après quelques atermoiements dus à (impréparation des responsables du maintien de « l'ordre » pris au dépourvu, virer sans trop d'états d'âme, ni trop de ménagements, ces encombrants témoignages de la misère de notre monde « civilisé ». Ce qui fut fait (2).
Il n'en alla pas de même avec le campement donquichottesque. Les initiateurs de l'opération étaient bien décidés à la faire durer jusqu'à la satisfaction d'une revendication de principe: un « droit au logement opposable ». Non pas que son obtention relève de l'impossible. Nul n'ignore - du moins parmi nous! que le respect des droits inscrits dans les constitutions ou les lois, lorsqu'ils mettent en cause les privilèges des dominants, est purement facultatif, et que leur invocation répétée ne vaut pas application'. Aussi le « droit au logement opposable »,finalement octroyé (loi du 6 mars 2007) ne fera-t-il pas exception à la règle: sa forte charge symbolique n'a d'égal que la faiblesse de son impact pratique. À cet égard, l'ancien secrétaire d'État, Xavier Emmanuelli, auteur d'un rapport qui devait servir de base à l'élaboration du projet de loi, s'était montré prudent: sa mise en place supposerait « un délai de plusieurs années » (4).
Mais nous étions non seulement en hiver, période propice à la compassion, comme on l'a rappelé plus haut, mais surtout période préélectorale. La « question du logement », qui n'avait cessé de s'aggraver en France au cours des dernières décennies pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons une autre fois, ne figurait certes pas en première place sur l'agenda, comme on dit, des candidats à l'Élysée. Néanmoins, précisément parce que les uns comme les autres savaient pertinemment qu'elle ne serait pas résolue sous leur mandat, focaliser l'intérêt des futurs électeurs sur le seul problème de l'« hébergement des SDF » permettait, d'une part, de faire diversion par rapport aux problèmes de fond, et, de l'autre, d'instrumentaliser l'émotion momentanée suscitée par la situation des non logés en imputant celle-ci à l'impéritie des pouvoirs en place. En l'occurrence, le gouvernement de droite et sa majorité. Ce qui permettait à « la gauche » de faire oublier l'incurie du gouvernement Jospin sur le même sujet (5) et le « programme plutôt vide sur le logement » (6) rédigé par les hiérarques du PS pour la présidentielle de 2007.
L'annonce que quelques caravanes seraient mises ça et là à la disposition des demandeurs les plus présentables sur des terrains délaissés de banlieue achèvera de convaincre les vaillants combattants de Don Quichotte de lever le camp. À charge pour eux de convaincre à leur tour les individus hébergés sous la toile au bord du canal d'en faire autant. Ce qui n'alla pas sans mal. Outre les récalcitrants qui refusèrent de partir pour des adresses inconnues ou... trop connues, comme nous allons le voir, de nouveaux venus vinrent s'y adjoindre, dont les comportements et les pratiques (ivrognerie, tapage nocturne, bagarres, addiction à la drogue, etc.) dissipèrent rapidement le capital de sympathie dont l'implantation de tentes incongrues mais « citoyennes » dans l'espace public avait initialement bénéficié. Le résultat est là
quelques-unes subsistent, voire fleurissent encore, tandis que le gros de la troupe des sans logis continue de s'éparpiller au gré des opportunités qu'offre la ville, en essayant, autant que faire se peut, d'éviter de tomber dans les rets des « structures » prévues pour eux qui, sous couvert de les « accueillir », visent surtout à les cueillir.
La ville invivableSelon la vision officielle, reprise par une grande partie de la nébuleuse associative et colportée par les médias, le « SDF » , bien que non définitivement logé et inséré (7), ne serait pas tout à fait « à la rue », dès lors qu'il aurait la possibilité de transiter d'un CHU (Centre d'hébergement d'urgence), pour la nuit, à un ESI (Espace social d'insertion), dans la journée. Ainsi serait résolue la contradiction à laquelle notre société se trouve confrontée: ne pas pouvoir offrir aux sans-abri un logement décent et durable, sans que soient tolérées pour autant leur présence et leur visibilité dans espace public. Une « résolution » qui s'effectue, comme on peut s'y attendre, sur le dos des « intéressés ».
L'obstination des récalcitrants du canal Saint-Martin et, ,plus, généralement, de nombre de sans-abri à refuser, même par très grand froid, le gîte que représente un CHU, surprend toujours le citoyen vigilant qui, matraqué par l'impérative nécessité d'appeler le 115 pour signaler les « personnes en détresse sur la voie publique », s'exécute. Il ne comprend pas que l'insistance des maraudes diverses et, quand cela ne suffit pas, la persuasion, parfois musclée, de la BAPSA (Brigade d'assistance aux-personnes sans-abri), ne parviennent pas toujours à persuader les « clochards » à quitter leur bout de trottoir ou leur encoignure. La conclusion va de soi. Ce ne peut être que des « cinglés ».
Si c'est vrai pour certains, ce n'est cependant pas le cas pour beaucoup qui, au contraire, ont de bonnes raisons de juger ineptes les discours bien intentionnés visant à les convaincre de gagner sans plus tarder l'un de ces lieux d'accueil conçus à leur intention où ils seront « à couvert et au chaud ». Quid du chien, par exemple, dont le « SDF » ne voudra pas se séparer? Les CHU sont en général dépourvus de chenils. Mais surtout, dans la plupart, la sécurité n'est pas assurée aussi bien au plan physique que pour les rares biens personnels que les sans-abri possèdent: « On s'y fait voler et agresser. Certains en profitent pendant qu'on dort... » Les chaussures, en particulier, ou les papiers personnels, objets d'une convoitise croissante alors dans une période où l'immigration clandestine multiplie la demande de documents falsifiés. Et que dire de l'argent du RMI quand celui-ci vient d'être touché! Mais la prédation n'est pas seule en cause. Dans ces lieux fermés, la coexistence ne peut être pacifique car les rapports de forces liés à la survie prédisposent à la brutalité. En outre, beaucoup de sans-abri étant étrangers ou d'origine étrangère, des solidarités de bandes fondées sur l'appartenance culturelle ou ethnique se nouent dont les individus isolés feront les frais pour simples motifs de racisme ou de xénophobie.
De toute façon, même lorsque le calme règne dans un CHU, la promiscuité des bruits nocturnes et des odeurs, ajoutée à la peur de la contagion résultant des pathologies multiples qui affectent les sans-abri, suffit à expliquer la répugnance de nombre d'entre eux à fréquenter ce genre de lieux. Pour couronner le tout, les horaires d'accès - fermeture à 6 h 3 0 du matin, ouverture à 17 h 3 0-18 heures, accueil jusqu'à 22 heures - sont peu compatibles avec ceux des « petits boulots » proposés dans le cadre de la « réinsertion » ou ceux auxquels sont réduits les « travailleurs pauvres » (travaux dans la restauration, le nettoyage...).
Pour ce qui est des ESI, censés contribuer à la « socialisation » des « exclus- de la rue » , ils fonctionnent comme une garderie diurne pour une minorité avec des « occupations » dont la vertu formatrice en termes de formation professionnelle est égale à 0: poterie, yoga, informatique bas de gamme... Ouverts en principe aux plus désocialisés, ils sont néanmoins fermés aux importuns (parce que trop alcoolisés, trop violents ou trop prostrés, ou encore simplement inquiétants). En outre, ils sont surpeuplés: bien que réservés aux gens de nationalité française, ils sont, de fait, submergés par les sans papiers. Sans doute la violence de la rue reste-t-elle à la porte en raison du filtrage opéré. Mais à l'intérieur règne une violence symbolique manifeste entre les « accueillants » et leurs « clients ».
Les premiers, en effet, sont aussi supposés dépanner les seconds dans l'urgence pour différentes démarches en matière d'hébergement ou de santé, voire de scolarisation. Or, tout cela exige, de la part des « bénéficiaires », toutes sortes d'obligations, d'humiliations, de sollicitations humbles, d'acquiescements serviles, en évitant surtout de s'échauffer devant les refus réitérés ou les manières méprisantes d'être éconduit.
On comprend, dès lors, la réticence de nombreux sans-abri à trouver refuge dans des « structures d'accueil » aussi peu accueillantes. Mais, s'il est inopérant en pratique au regard de la visée humanitaire qui lui est officiellement impartie, ce maillage caritatif est, au plan idéologique, un outil doublement utile. Par le fichage systématique qu'il autorise sous prétexte d'« aider les plus démunis », il légitime un contrôle social et policier accru des « populations à risques ». Et, en faisant croire qu'il existe pour elles des lieux plus hospitaliers que « la rue », il sert aussi d'alibi aux politiques de
« requalification urbaine » qui, par le biais d'équipements dissuasifs et d'usages discriminants, tendent de manière hypocrite à rendre les espaces publics invivables et inaccessibles à ces «indésirables ».
Jean-Pierre Garnier
1. Rappelons l'inanité, au plan sémantique, de cette appellation bureaucratique: les « sans domicile fixe » n'ont, en réalité, pas de domicile du tout. Selon un recensement de l'INSEE, leur nombre était de (ordre de 63500, dont 16000 enfants de moins de 18 ans, en 2002. Un chiffre aléatoire et sous-estimé: malgré le flicage de plus en plus serré de cette « population errante », une partie échappe encore au contrôle des autorités. Sans compter les centaines de milliers de pauvres qui vivent chez leurs parents, des amis ou des tiers. La fondation Abbé Pierre les évaluait à 823 000 dans son rapport de 2005.
2.Os à ronger accordé à Médecins du monde, le gouvernement débloquera des crédits pour la création de deux centres « d'hébergement et de stabilisation » en banlieue, ouverts 24 heures sur 24, avec chambres individuelles ou pour couples, et durée de séjour non limité, contre un « travail de réinsertion au long cours ». Capacité d'accueil totale: 105 places. Une goutte d'eau au regard des quelque 2 100 « SDF » qui hantent les rues de la capitale.
3.On sait, par exemple, que la loi SRU - obligeant les municipalités des communes de plus de 3 500 habitants à atteindre le quota de 20 % de logements sociaux en vingt ans - est considérée comme un chiffon de papier par nombre d'entre elles.
4.Entretien, Libération, 3 janvier 2007.
5.Lors de sa calamiteuse campagne présidentielle en 2002, Jospin avait promis « zéro SDF », couplet qui sera repris durant l'hiver 2006 par... Sarkozy.
6.Libération, 4 janvier 2007.
7.Encore que, parmi ceux-ci, on compte maintenant des « travailleurs pauvres », insérés intermittents et donc précarisés à plein temps.
Le Monde libertaire #1477 du 10 au 16 mai 2007