L'écrivain tchèque a fréquenté le mouvement praguois, participé à ses réunions et
manifestations en faveur d'anarchistes persécutés à travers le monde. Pour autant, des critiques littéraires ont tenté de discréditer, voire de nier ses sympathies libertaires, pour diverses raisons (1). Cependant, l'engagement de Kafka au côté des libertaires donne un éclairage particulier à son oeuvre consacrée à la dénonciation de l'autorité de l'individu sur l'individu puis de la machine étatique sur celui-ci. Quelle meilleure preuve que l'absence de terme, dans les sciences sociales pour désigner la nature oppressive du cauchemar bureaucratique d'État, sinon celui de « kafkaïen »?
Kafka et les anarchistes praguoisAvant toute chose, il convient de préciser que l'oeuvre de Franz Kafka, construite sur des situations individuelles et une Stimmung (2) est difficilement réductible à une doctrine politique. Elle correspond plus à la création d'un univers, plutôt qu'à la conception d'un système abstrait, comme c'est le cas pour les doctrines philosophique ou politiques. Cependant, rien n'empêche de souligner les liens souterrains qui le lient aux anarchistes
son esprit antiautoritaire, sa sensibilité libertaire. Trois témoignages de contemporains tchèques de l'écrivain soulignent sa sympathie pour les socialistes libertaires et sa participation à certaines de leurs activités. Par exemple, Kafka assiste aux réunions du Klub Mladych 3 au cours desquelles, il garde généralement le silence, selon le témoignage qu'un des fondateurs du mouvement anarchiste tchèque, Michal Kacha, rapporte à Max Brod, l'ami et biographe de l'écrivain. Kacha le trouve même sympathique et le surnomme Klidas, soit le taciturne. L'écrivain anarchiste Michal Mares, son voisin, fait la connaissance de Kafka dans la rue et l'invite à participer à une manifestation contre l'exécution de Francisco Ferrer, l'éducateur libertaire espagnol, en octobre 1909. Franz assiste également à des conférences sur l'amour libre, la Commune de Paris et contre la condamnation à mort militant anarchiste parisien Liabeuf. A la connaissance de Mares, Kafka n'appartenait à aucune des organisations anarchistes tchèques, mais en tant qu'individu ouvert et sensible aux problèmes sociaux il a de fortes sympathies pour elles. Son ami l'a vu lire les Paroles d'un révolté de Kropotkine, des ouvrages des frères Reclus, de Bakounine, de Jean Grave, ainsi que Le destin Ravachol ou encore La Tragédie d'Emma Goldman, qui le touchaient particulièrement. Enfin, les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch, parues dans une première édition en 1951, suggèrent que l'écrivain gardait, au cours des dernières années de sa vie, sa sympathie pour les anarchistes tchèques, « des hommes très gentils et très gais, si gentils et si amicaux qu'on se sent obligé de croire en chacune de leurs paroles! »
Kafka et les anarchistes, un lien qui dérangeDans son journal, Franz Kafka définit le capitalisme comme autoritaire, un système de rapports de dépendance hiérarchisé dans lequel tout est dans les fers, et non pas uniquement par le prisme de l'exploitation économique comme le font les marxistes. Il se dit sceptique vis-à-vis du mouvement ouvrier organisé et reflète une vision libertaire des ouvriers qui défilent, futurs secrétaires, bureaucrates, politiciens professionnels, tous les sultans modernes dont ils préparent l'accès au pouvoir. La révolution s'évapore, reste seule alors,la vase d'une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l'humanité torturée sont en papier ministériel. Pourtant, des spécialistes de Kafka, comme Eduard Goldsücker, Hartmut Binder, Ritchie Robertson et Ernst Pawel, dont on ne peut nier la valeur, ont essayé d'évincer l'épisode anarchiste dans la vie de l'écrivain, pour des raisons politiques. Goldsücker, qui a tenté en tant que critique littéraire communiste de réhabiliter Kafka dans la Tchécoslovaquie des années soixante, soutient que cette participation n'aurait pas duré plusieurs années, comme l'affirme Mares, mais aurait été limitée à sa présence dans quelques réunions... Binder affirme que les liens entre Kafka et les anarchistes relèvent de la légende appartenant au royaume de l'imagination. Pawel prétend enterrer l'un des grands mythes attachés à la personne de Kafka, comme conspirateur au sein du groupe anarchiste tchèque Klub Mladych. Cependant, ce dernier se distingue de Binder en reconnaissant que ce fait n'exclut pas la participation de l'écrivain à des réunions ou des manifestations en tant qu'observateur intéressé. Robertson reste sceptique sur la participation active de Franz aux manifestations et réunions anarchistes organisées par le groupe Klub Mladych, argumentant qu'un tel groupe qui se réunit secrètement n'aurait pas accepté en son sein un visiteur silencieux. Pour lui, les idées de Kafka ne seraient ni socialistes ni anarchistes, mais romantiques. Or, si l'anticapitalisme romantique est une matrice commune à certaines formes de pensée conservatrices et révolutionnaires, il n'en reste pas moins que les auteurs romantiques eux-mêmes se situent clairement à un pôle ou à l'autre de cette vision du monde: le romantisme réactionnaire ou le romantisme révolutionnaire.
L'épisode anarchiste chez Kafka pour une nouvelle lectureCelui-ci nous offre une des clés les plus éclairantes pour la lecture de son oeuvre, en particulier pour ses écrits postérieurs à 1912. L'ethos libertaire s'exprime dans différentes situations qui sont au coeur de ses principaux textes littéraires, mais avant tout par la façon radicalement critique dont est représenté le visage obsédant et angoissant de la non liberté: l'autorité. S'il ne s'agit nullement d'une quelconque doctrine politique, son antiautoritarisme d'inspiration libertaire traverse l'ensemble de son oeuvre, dans un mouvement de dépersonnalisation et de réification croissantes de l'autorité paternelle et personnelle vers l'autorité administrative et anonyme. Cette attitude a naturellement des racines que l'on doit également chercher dans son rapport intime et personnel au père, tandis que le jeune Franz est confronté au traitement brutal, injuste et arbitraire des employés de ce dernier. Il se sent solidaire des victimes: « Cela me rendit le magasin insupportable, il me rappelait trop ma propre situation à ton égard...» En 1919, il écrit même à son père: « Tu pris à mes yeux le caractère énigmatique qu'ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne. »D'ailleurs, dans son premier écrit majeur, le Verdict (1912), Kafka met en scène uniquement l'autorité paternelle, c'est aussi un des rares écrits où le héros, Georg Bendemann, semble se soumettre entièrement et sans résistance au verdict autoritaire: l'ordre intimé par le père à son fils de se jeter dans la rivière! En revanche, dans les deux grands romans de l'auteur, le Procès et le Château, il s'agit d'un pouvoir totalitaire, parfaitement anonyme et invisible. L'Amérique constitue, sous cet angle, un ouvrage intermédiaire: les personnages autoritaires sont tantôt des figures paternelles, le père de Karl Rossmann et l'oncle Jakob, tantôt des hauts administrateurs de l'Hôtel, le Chef du personnel et le Portier en chef. Mais, même ces derniers gardent un aspect de tyrannie personnelle, associant la froideur bureaucratique avec tira despotisme individuel mesquin et brutal.
Quand l'autorité de l'État se substitue à celle du père Le grand tournant dans l'oeuvre de Kafka est la nouvelle la Colonie pénitentiaire, qui remplace le pouvoir d'un individu sur un autre par celui d'un mécanisme impersonnel. Le personnage central n'est ni le voyageur qui observe les événements avec une muette hostilité, ni le prisonnier, qui ne réagit pas, ni l'officier qui préside à l'exécution, ni le Commandant de la colonie. C'est la Machine elle-même. L'Appareil n'est pas là pour exécuter l'homme, c'est plutôt celui-ci qui est là pour l'Appareil. L'officier lui-même n'est qu'un serviteur de la Machine et, finalement, se sacrifie à cet insatiable Moloch. L'inspiration libertaire est inscrite au coeur des romans de Kafka, qui nous parlent de l'État comme d'un système de domination impersonnel qui écrase, étouffe ou tue les individus, un monde angoissant, opaque, incompréhensible, où règne la non liberté. Même Bertolt Brecht, pourtant compagnon de route de l'URSS, observe en 1934, bien avant les procès de Moscou, le côté visionnaire du roman le Procès: « Kafka n'a qu'un seul problème, celui de l'organisation. Ce qui l'a saisi, c'est l'angoisse devant l'État
fourmilière, la façon dont les hommes s'aliènent eux-mêmes par les formes de leur vie commune. Et il a prévu certaines formes de cette aliénation, comme par exemple les méthodes de la GPU. » Pour autant, sans mettre en doute la pertinence de cet hommage à la clairvoyance de l'écrivain praguois, il faut rappeler que Kafka ne décrit pas dans ses romans des États d'exception. Une de ses idées les plus importantes, dont la parenté est évidente avec la pensée anarchiste, est la nature aliénée et oppressive de l'État normal, légal et constitutionnel. Dès les premières lignes du Procès, il est dit clairement: « K. vivait bien dans un État de droit (Rechtstaat), la paix régnait partout, toutes les lois étaient en vigueur, qui osait donc l'assaillir dans sa maison? » Ainsi, tout comme ses arr~s les anarchistes praguois, il semble considérer toute forme d'État comme une hiérarchie autoritaire et liberticide, au sein de laquelle, les juges administrent moins la gestion de la justice que la chasse aux victimes.
Le monde autoritaire un monde « kafkaïen » ? Ce n'est pas un hasard si le mot kafkaïen est entré dans le langage courant: il désigne un aspect de la réalité sociale que la sociologie ou la science politique tendent à ignorer. La sensibilité libertaire de Kafka avait merveilleusement réussi à la capter: la nature oppressive et absurde du cauchemar
bureaucratique, l'opacité, le caractère impénétrable et incompréhensible des règles de la hiérarchie étatique, tels qu'ils sont vécus par en bas et de l'extérieur. La science sociale n'a pas encore élaboré un concept pour cet effet d'oppression du système bureaucratique réifié, qui constitue sans doute un des phénomènes les plus caractéristiques des sociétés modernes, quotidiennement vécu par des mil-
lions d'hommes et de femmes, et continue d'être désignée par la référence à l'oeuvre de Kafka.
Petr Pasek
groupe-claaaaaash@federation-anarchiste.org
1. Source: l'article intégral de Michael L&wy, retranscrit dans le numéro 3 de la revue Réfractions et traduit en plusieurs langues dans de nombreuses revues internationales de références pour les anarchistes que nous sommes.
2.Traduction française: sentiments et attitudes.
3. Club des jeunes libertaires, antimilitaristes et anticléricaux praguois.
Le Monde libertaire #1484 du 28 juin 2007
à 17:10