Lu sur
Le Courrier : "Le mouvement social en France, principalement emmené par les cheminots et les étudiants, pose une nouvelle fois la délicate question des médias et de la manière dont ils rapportent ces événements. En l'occurrence, force est de constater que le prisme adopté est lourd de partialité.
Les différentes actions de blocage et de débrayage ont été
présentées sous l'angle unilatéral des usagers «pris en otage». Cette
fameuse France qui se lève tôt pour aller travailler (et gagner plus)
serait brimée dans ses droits démocratiques élémentaires. Pas fou, le
président français Nicolas Sarkozy joue cette carte pour obtenir un
pourrissement du mouvement.
Ce qui pose une deuxième question: dans le traitement médiatique,
où sont passées les revendications des grévistes? Les régimes dits
spéciaux –la possibilité de partir à la retraite après 37,5 annuités–
sont présentés comme un privilège suranné. Le choeur joue à l'unisson
une partition dont se dégage le portrait de salariés nantis et égoïstes
[1].
L'idée de profiter des événements pour donner quelques informations
un peu fouillées sur les réalités de ces métiers, leur pénibilité et,
par exemple, l'espérance de vie des professionnels du rail semble
saugrenue. L'économiste de gauche Michel Husson
[2] rappelle pourtant que les cheminots touchent rarement une pension complète: il leur manque, en moyenne, sept à huit ans.
Derrière cet allongement de la durée de cotisation se niche une
autre réalité: le but est bien de réduire les rentes pour tous. Le
combat est donc tout sauf sectoriel ou corporatiste, comme le fait
croire l'armada des faiseurs d'opinion. Les gens savent compter et se
rendent compte que leur pouvoir d'achat est dans le collimateur.
On ne peut s'empêcher de penser aux grèves de 1995. Là aussi, dans
une touchante unanimité, les médias avaient vilipendé ces
«privilégiés». Il avait fallu deux semaines de blocages pour que,
enfin, un autre son de cloche puisse se faire entendre. Ceux qui
aujourd'hui affirment que, «contrairement à 1995», les grévistes n'ont
pas le soutien de la population ont aussi la mémoire courte et
sélective.
Ce qui est d'autant plus déplorable qu'un décryptage des errements
de la presse avait été opéré. Le collectif animé par Pierre Bourdieu y
avait même consacré un ouvrage dévastateur
[3]. Mais le poids des idéologies est fort. Suffisamment pour faire bégayer le concert médiatique.
Résultat: une méfiance accrue par rapport au rôle des médias. Le
journal Le Monde a publié dans son édition de samedi un éditorial pour
se disculper. Visiblement, certains journalistes se sont fait
houspiller par les grévistes qui leur reprochent leur parti pris.
Argument balayé du revers de la main par le journal: les Français-es
ont choisi un Nicolas Sarkozy qui n'avait rien caché de ses options en
la matière, circulez, il n'y a rien à voir.
Ce genre de dérive est une illustration que les médias ne sont pas
seulement le lieu où se confrontent les opinions; ils sont aussi un
puissant vecteur permettant à l'idéologie dominante de s'imposer.
PHILIPPE BACH
Note :
[1]Voir un article de Denis Perais sur le site
du collectif Action critique medias (Acrimed), «Régimes spéciaux :
journalistes ou attachés de presse du gouvernement ?»
[2]Michel Husson, «SNCF, RATP, EDF, GDF: une réforme peut en cacher une autre», sur www.hussonet.free
[3]Collectif: Le «Décembre» des intellectuels français, Liber Raisons d'Agir, 1998.